Pardonner soixante-dix fois sept fois
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 18, 21-35
En ce temps-là,
Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander :
« Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi,
combien de fois dois-je lui pardonner ?
Jusqu’à sept fois ? »
Jésus lui répondit :
« Je ne te dis pas jusqu’à sept fois,
mais jusqu’à 70 fois sept fois.
Ainsi, le royaume des Cieux est comparable
à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs.
Il commençait,
quand on lui amena quelqu’un
qui lui devait dix mille talents
(c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent).
Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser,
le maître ordonna de le vendre,
avec sa femme, ses enfants et tous ses biens,
en remboursement de sa dette.
Alors, tombant à ses pieds,
le serviteur demeurait prosterné et disait :
‘Prends patience envers moi,
et je te rembourserai tout.’
Saisi de compassion, le maître de ce serviteur
le laissa partir et lui remit sa dette.
Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons
qui lui devait cent pièces d’argent.
Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant :
‘Rembourse ta dette !’
Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait :
‘Prends patience envers moi,
et je te rembourserai.’
Mais l’autre refusa
et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait.
Ses compagnons, voyant cela,
furent profondément attristés
et allèrent raconter à leur maître
tout ce qui s’était passé.
Alors celui-ci le fit appeler et lui dit :
‘Serviteur mauvais !
je t’avais remis toute cette dette
parce que tu m’avais supplié.
Ne devais-tu pas, à ton tour,
avoir pitié de ton compagnon,
comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?’
Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux
jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait.
C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera,
si chacun de vous ne pardonne pas à son frère
du fond du cœur. »
COMMENTAIRE
Voici une histoire qui pourrait nous aider à mieux comprendre l’actualité de cet évangile. Il s’agit d’un court récit composé par l’écrivain américain Ernest Hemingway.
Dans cette histoire, un père Espagnol fait mettre une annonce dans le journal local en espérant que son fils, qui a fui la maison paternelle après un méfait, puisse entendre son appel. Il fait mettre son texte en gros caractères sur une pleine page du journal. On peut y lire ce qui suit : « Cher Paco. Je t’en prie. Viens me rencontrer demain à midi devant les bureaux du journal. Tout est pardonné. Ton papa qui t’aime. » Le lendemain, le père se présente à l’endroit convenu, espérant y voir son fils, mais il y a là une foule rassemblée devant les bureaux du journal. Ils sont près de huit-cents jeunes hommes, qui s’appellent tous Paco, et ils sont là dans l’espoir de voir leur père dont ils ont entendu l’appel.
Le récit d’Hemingway vient nous rappeler de manière imagée combien le pardon peut faire vivre et comment il peut agir comme une véritable bouée de sauvetage pour les personnes qui nous ont blessés, et qui pourtant, peut-être secrètement même, désirent la réconciliation avec nous. Mais pardonner soixante-dix fois sept fois?
Rassurons-nous, il ne s’agit pas là d’une invitation à la naïveté de la part de Jésus. Il faut comprendre le sens de l’image qu’il emploie, car l’enjeu véritable que Jésus veut faire comprendre à Pierre, c’est celui du choix radical de la miséricorde plutôt que celui de la fermeture du cœur qui peut si facilement céder le pas à la haine et au désir de vengeance quand l’autre m’offense.
Ce thème de la vengeance se retrouve dès les origines de l’histoire de la Bible, cette Bible qui n’est pas un conte pour enfants et qui nous parle sans détour de notre condition humaine. Déjà, au livre de la Genèse, Dieu anticipe que l’on va chercher à se venger de Caïn pour le meurtre de son frère Abel. Dieu va alors le marquer d’un signe sur le front afin de le protéger, car Caïn est quand même son enfant. Mais ce n’est là que le début d’un cycle infernal. Un descendant de Caïn, qui s’appelle Lamek, exprime bien dans un chant sauvage comment évolue cette spirale de la vengeance et de la violence dès les tout débuts de la création : « Entendez ma voix, femmes de Lamek écoutez ma parole : J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek lui, soixante-dix fois sept fois ! » (Gen 4, 23-24).
Plus tard, la loi du Talion, l’ « œil pour œil et dent pour dent » qu’on connaît bien, apparaîtra dans l’histoire d’Israël et viendra témoigner d’un effort réel pour endiguer l’esprit de vengeance, en tentant de limiter les représailles en proportion du mal occasionné par l’adversaire. Mais les pages de la Bible, l’histoire même de l’humanité, témoignent éloquemment que la spirale de la violence ne saurait être freinée par des lois ou des codes moraux. La violence prend sa source dans le cœur de l’homme et les sages et les prophètes d’Israël ne pourront que rappeler à leurs compatriotes que colère et rancune sont abominables aux yeux de Dieu.
Jésus s’inspire de cette problématique dans l’évangile aujourd’hui en nous proposant un radicalisme dans l’acte de pardonner entièrement nouveau, lorsque s’inspirant du chant de Lamek il lui fait opérer un retournement à 180 degrés : il invite Pierre à pardonner non pas sept fois comme le propose la Loi, mais soixante-dix fois sept fois. Si le chant de Lamek est porteur d’une haine sans borne, le renversement que Jésus en fait le transforme en un acte de miséricorde sans limite. Le pardon n’étant pas de l’ordre d’un calcul comptable pour le disciple du Christ, mais d’une disponibilité du cœur sans limite, i.e. soixante-dix fois sept fois.
Quel défi et quelle exigence que la suite du Christ me direz-vous! Mais en même temps, il y a dans cet enseignement de Jésus un souffle libérateur, puisque cet évangile nous rappelle que Dieu lui-même nous accueille tels que nous sommes avec nos grandeurs et nos misères, et que le pardon nous est toujours offert, autant de fois que nous en aurons besoin! Car les recommencements sont toujours possibles avec Dieu. Et Jésus nous dit d’agir de même avec notre prochain. La contrepartie de cette bonne nouvelle est de nous rappeler que nous avons la charge de l’autre, et qu’il nous faut apprendre à pardonner avec cette générosité même qui vient de Dieu si nous voulons être pardonnés nous aussi.
Utopique tout cela? Bien sûr ! Comme tout l’Évangile d’ailleurs. Mais parce que notre Dieu est le Dieu de l’impossible, ses paroles deviennent promesse de vie pour nous. S’il nous invite à pardonner, s’il nous commande de nous aimer les uns les autres jusqu’à aimer nos ennemis, jusqu’à pardonner à ceux qui nous persécutent, c’est qu’il nous sait capables de tels dépassements quand nous laissons l’esprit du Christ agir en nous.
Parce qu’en Jésus, frères et sœurs, nos yeux ont contemplé le véritable amour à l’œuvre en notre monde. Nous savons désormais que seul l’amour qui sait pardonner jusqu’au bout est vrai et digne de ce nom, puisque le pardon est certainement la forme la plus extrême et la plus exigeante de l’amour. C’est dans cette vie du Christ imitée et contemplée, que le pardon prend tout son sens, où il apparaît comme la seule force capable de soulever le monde et de transformer les cœurs, en commençant par le nôtre.
C’est pourquoi frères et sœurs la force du pardon est une grâce qu’il nous faut sans cesse demander à Dieu, lui le Dieu de l’impossible, en ayant confiance qu’il peut tout guérir en nous, même nos manques de pardon. Amen.
fr. Yves Bériault, o.p.
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