Comme s’ils voyaient l’invisible

A un moment ou l’autre de son existence, tout être humain prend conscience en lui d’un mouvement qui le porte à invoquer plus grand que lui, qui l’incite à se tourner vers un ailleurs. Cette recherche est alors vécue comme un élan, un quasi-réflexe qui fait s’écrier d’admiration devant la beauté ou supplier de toutes ses forces devant la menace et la peur. C’est là une forme bien primaire de la prière et, quand elle se manifeste, on n’a encore rien dit sur ce qui incite l’être humain à prier, sinon que l’on reconnaît en ce mouvement une quête spirituelle qui vise à élever le regard et à contempler ce qui se cache derrière la « réalité ». Il y a là une recherche d’un dieu inconnu, d’une force capable de changer notre destinée. Mais l’on n’a encore rien dit sur Dieu.

On affirme souvent des grands spirituels qu’ils prient comme s’ils voyaient l’invisible. Expérience qui semble hors de portée pour le commun des mortels. Pas évident de jeter un regard sur l’invisible ! Les chemins proposés pour y arriver semblent parfois tellement abrupts que plusieurs refusent de s’y engager. Comment alors nommer Dieu ? Comment se représenter l’Absolu ?

La foi chrétienne a ceci de particulier lorsqu’elle aborde la question de l’Absolu. Pour elle « l’Absolu s’est incarné et porte un visage, le visage de Jésus-Christ ! » (Jacques de Bourbon-Busset). C’est pourquoi l’expérience de prière que privilégie la spiritualité chrétienne en est une qui situe l’Homme au coeur de la réalité humaine, là où l’évasion n’est plus possible, puisque c’est dans cette réalité que Dieu s’est manifesté en Jésus-Christ. Il s’y est même incarné !

L’Absolu, c’est un visage ! Cette révélation qui implique un acte de foi, invite à ne plus voir la réalité de la même manière, car pour la foi chrétienne, tout être humain porte en lui le reflet de la présence de Dieu à notre monde. Il devient un lieu où Dieu se dit et mérite d’être écouté et accueilli.

La prière devient alors un engagement de tout l’être qui, loin de détacher du monde, nous insère dans ses replis les plus cachés. Vie fraternelle, prière et engagement ne sont plus qu’une seule et même action.

Yves Bériault, o.p.

Vigile pascale : Les deux Marie au tombeau

122426095

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

Après le sabbat, à l’heure où commençait le premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l’autre Marie vinrent faire leur visite au tombeau de Jésus.
Et voilà qu’il y eut un grand tremblement de terre ; l’ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre et s’assit dessus.
Il avait l’aspect de l’éclair et son vêtement était blanc comme la neige.
Les gardes, dans la crainte qu’ils éprouvèrent, furent bouleversés, et devinrent comme morts.
Or l’ange, s’adressant aux femmes, leur dit : « Vous, soyez sans crainte ! Je sais que vous cherchez Jésus le Crucifié.
Il n’est pas ici, car il est ressuscité, comme il l’avait dit. Venez voir l’endroit où il reposait.
Puis, vite, allez dire à ses disciples : ‘Il est ressuscité d’entre les morts ; il vous précède en Galilée : là, vous le verrez !’ Voilà ce que j’avais à vous dire. »
Vite, elles quittèrent le tombeau, tremblantes et toutes joyeuses, et elles coururent porter la nouvelle aux disciples.
Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : « Je vous salue. » Elles s’approchèrent et, lui saisissant les pieds, elles se prosternèrent devant lui.
Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. »

COMMENTAIRE

Alors que Jérusalem sommeille encore, deux femmes se présentent au tombeau où l’on a déposé le corps de Jésus. Il s’agit de Marie Madeleine et de l’autre Marie, la mère de Jacques. La nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre : le Seigneur leur est apparu, Il est vivant, Il est ressuscité. En moins d’un siècle, cette nouvelle va embraser toute la Méditerranée. Jésus est ressuscité!

Il n’est pas simplement revenu à la vie comme Lazare. Non, il s’est relevé d’entre les morts et il est désormais auprès du Père avec son corps glorifié. Même ses disciples n’avaient pas vraiment compris qui il était. Non seulement est-il un prophète et un sage, le Messie envoyé par Dieu, mais il est le Fils de Dieu, Dieu lui-même.

Maintenant, dans l’évangile que nous venons de proclamer, à la fois l’ange et Jésus lui-même invitent les deux Marie à aller annoncer la bonne nouvelle aux disciples : « Il est ressuscité d’entre les morts. Il vous précède en Galilée. C’est là que vous le verrez! »

Au Moyen-Âge, le frère dominicain André de Voragine, dans sa Légende dorée, un ouvrage racontant la vie d’un grand nombre de saints et de saintes, raconte comment la joie du matin de Pâques irradiait tellement de Marie Madeleine que les Apôtres devinèrent avant même qu’elle ne parle que le Seigneur était ressuscité. Tout son corps rayonnait de la joie de la résurrection. Saint Paul dira plus tard : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2, 20).

C’est cette réalité que nous célébrons en cette sainte nuit de Pâque et que nous vivons ensemble tout au long de l’année liturgique. Nous formons une communauté chrétienne, nous sommes les membres vivants du Corps du Christ. Et c’est là notre joie. En cette sainte Vigile nous nous rassemblons afin de laisser de fêter notre foi au Christ ressuscité. Nous affirmons à la face du monde qu’il est le sauveur du monde et nous laissons monter de vibrants alléluias vers Celui qui nous appelés des ténèbres à son admirable lumière. Et nous ne sommes pas seuls dans cette extraordinaire aventure.

Je rencontrais ce matin une jeune femme et son mari après notre office de Laudes à l’église Saint-Jean-Baptiste de La Salle. Elle tenait à nous exprimer , à moi et mes frères, son bonheur d’avoir pu prier avec nous. Elle m’avouait avoir même pleuré pendant le beau Cantique de Zacharie. Elle était belle à voir cette mère de six enfants, convertis depuis treize années. Elle s’exclama tout à coup pendant notre conversation, emportée par son enthousiasme : « Je ne comprends pas que des gens ne croient pas en Dieu ». Et elle se ravisa, se rappelant qu’elle-même avait jadis été loin de Dieu, et elle ajouta : « Pourquoi moi? Pourquoi nous? Je ne comprends pas. C’est une grâce, dit-elle, c’est un don, jamais je ne voudrais perde ce don et comme j’aimerais le partager.

Elle était là avec son conjoint, tout aussi engagé qu’elle, tout aussi croyant qu’elle, et j’avais vraiment le sentiment qu’un ange venait de m’apparaître pour me parler de la joie du matin de Pâque. Et je suis encore tout émerveillé de cette rencontre, de cette délicatesse de Dieu.

On ne peut pas se donner la foi, mais ce qui est en notre pouvoir, c’est de la désirer et de la demander à Dieu. Voilà ce que nous pouvons dire à tous ceux et celles qui cherchent une direction à leur vie et qui ne connaissent pas Dieu. Dieu se tient à la porte, à chacune de nos portes. Il l’a bien dit aux deux Marie : « Vous me verrez en Galilée ». C’est la Galilée des nations. Jésus nous fait cette promesse extraordinaire qu’il sera là sur nos routes, à tous les carrefours, de toutes nos rencontres, présent dans nos nuits les plus obscures, présent jusque dans nos morts.

Il est important de nous faire ce rappel en cette nuit de Pâque. Pourtant me direz-vous, nous sommes chrétiens et chrétiennes. Nous avons déjà la foi au Christ. Nous savons tout cela. Et je n’en doute pas. Mais la quête de Dieu et de sa volonté en nos vies doit se vivre jusqu’à notre dernier souffle. Cette recherche nous entraînera toujours de profondeur en profondeur à l’intérieur d’un mystère d’amour que nous n’aurons jamais fini de scruter et que nous célébrons ce soir en contemplant le Christ ressuscité. « C’est parce que Dieu est infini, dira saint Augustin, que l’on doit continuer à le chercher après l’avoir trouvé ». Saint Bernard de Clairvaux, lui, dira : « Cherchons le Seigneur de telle sorte que nous le cherchions toujours ».

Soyons un peu mystique ce soir et écoutons Catherine de Sienne, dans l’une de ses oraisons : « O Trinité éternelle! ô Déité! … Vous êtes une mer sans fond où plus je me plonge, plus je vous trouve, et plus je vous trouve, plus je vous cherche encore. De vous, jamais on ne peut dire : c’est assez ! L’âme qui se rassasie dans vos profondeurs vous désire sans cesse, parce que toujours elle est affamée de vous, Trinité éternelle. »

Mais revenons à notre évangile. Un détail important du récit précise que la pierre était roulée de devant le tombeau. Ce soir nous proclamons qu’il y a une seule tombe parmi toutes les tombes du monde qui soit vide. C’est de là que Dieu vient accomplir sa promesse de salut. C’est de ce tombeau vide que jaillit la lumière de Pâques. Une semence de vie éternelle y est plantée.

L’histoire des deux Marie le matin de Pâques est une invitation à réentendre quotidiennement à travers nos engagements, l’appel que Dieu nous fait en Jésus-Christ qu’il ressuscite des morts. Désormais, le Christ nous marque du sceau de sa présence par le don de l’Esprit Saint. Ce don que notre amie Janvière va recevoir ce soir. Le ressuscité se fait l’intime de tous ceux et celles qui acceptent d’être porteur de la Bonne Nouvelle de Pâques, qui plus qu’un message, est le don de sa vie même. Le Christ ne meurt plus, comme le dit saint Paul, la mort n’a plus aucun pouvoir sur lui. Oui, la pierre a été roulée et, grâce à lui, nos vies sont appelées à fleurir éternellement puisque le Christ vient nous libérer du péché et de la mort. Alléluia! Amen!

Yves Bériault, o.p.

 

Homélie pour le Dimanche des Rameaux

rameaux3

C’est la Semaine Sainte qui commence et la liturgie d’aujourd’hui peut nous paraître paradoxale, sinon contradictoire. La preuve en est que nous avons deux noms pour désigner ce dimanche : le dimanche des Rameaux, qui rappelle l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem, et le dimanche de la Passion du Seigneur.

Dans la procession d’entrée, solennellement, rameaux à la main, nous avons acclamé le Christ en tant que Roi triomphant, mais dans la préface eucharistique, nous dirons qu’il a été jugé comme un criminel. En entrant dans l’église nous avons chanté : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », mais lors du récit de la Passion nous avons crié « crucifie-le! » avec la foule.

Le dimanche des Rameaux est un rappel brutal de la fin tragique de Jésus, qui met en lumière nos propres contradictions, nos compromissions avec le mal. Ce dimanche vient nous rappeler que nous ne pouvons séparer la gloire et la divinité de notre Sauveur, de l’offrande qu’il fait de lui-même en son humanité. Alors que nous avançons ensemble vers l’aube de Pâques, où nous serons illuminés de la joie pascale, il nous faut aussi nous engager sur le chemin qui y conduit : la passion et la mort de Jésus, afin de nous rappeler qu’il a donné sa vie afin de nous la partager et ainsi nous sauver. Ce ne sont pas les clous qui retiennent le Christ sur la croix, comme l’écrivait Catherine de Sienne, mais l’amour.

C’est la Semaine Sainte, et celle-ci ne consiste pas en un retour nostalgique sur des événements du passé, ni en des fabulations dont sont faits les contes pour enfants. La croix du Christ est trop rude et trop lourde pour nos épaules pour qu’un auteur en mal d’imagination l’ait inventée. Tout dans ce récit était de nature à décourager d’éventuels disciples. En somme, les évangélistes rapportaient ce qui aurait dû empêcher la naissance et l’expansion du christianisme (Fernand Ouellette). Et pourtant, deux mille ans plus tard, nous prêchons toujours un Messie crucifié.

Paradoxalement, c’est là notre honte, parce que cette Croix est l’expression même de notre péché, mais elle est aussi notre fierté, parce qu’elle est le lieu de notre relèvement. C’est pourquoi la Semaine Sainte ne saurait prendre tout son sens qu’à la lumière de la Résurrection. Elle nous parle à la fois du présent et de l’avenir, de notre présent et de notre avenir. Elle nous parle d’une histoire dramatique entre Dieu et notre humanité, où le Fils de Dieu « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir, et à mourir sur une croix » (Phil 2, 8).

Écoutons le témoignage émouvant d’une philosophe juive, Simone Weil, qui s’est approchée de la croix du Christ :

« Le don le plus précieux pour moi… c’est la croix. S’il ne m’est pas donné de mériter de participer à la croix du Christ, j’espère au moins de pouvoir y participer en tant que larron repentant. Après le Christ, de toutes les personnes dont il est fait mention dans l’Évangile, le bon larron est celui que j’envie le plus. D’être avec le Christ pendant la crucifixion, à ses côtés et dans la même position que lui, me semble être un privilège encore plus grand et plus enviable que d’être assis à sa droite dans la gloire. » (Lettre du 16 avril 1942).

Frères et sœurs, c’est la Semaine Sainte. Marchons avec le Christ vers sa croix. Ouvrons nos cœurs au mystère du plus grand amour qui soit. Amen.

Yves Bériault, o.p.

L’entrée de Jésus à Jérusalem

Jésus entre à Jérusalem

Bientôt nous entrerons dans la Semaine Sainte et déjà le dimanche des Rameaux, avec sa lecture de la Passion, invitera les disciples du Christ à se tourner vers la croix, vers ce rendez-vous que l’évangéliste Jean appelle « l’Heure de Jésus ».

C’est Catherine de Sienne qui propose cette intuition à couper le souffle : « Ce ne sont pas les clous qui retiennent le Christ sur la croix, mais l’amour. »

Au moment d’entrer dans la contemplation de ce chemin de croix que nous allons revivre avec Jésus, il est bon de se rappeler que la croix, malgré sa laideur et la cruauté qu’elle évoque, est le lieu ultime que Dieu a choisi afin de nous dire son amour infini. Oui, notre fierté c’est la croix du Christ!

Jésus a dit oui à la croix, il l’a acceptée courageusement, mais peut-on dire qu’il l’a recherchée? « Père, si tu veux éloigner cette coupe de moi… » disait-il à gethsémani. Et pourtant, ailleurs en saint Jean : « Comme il me tarde de boire à cette coupe… »

Mais il n’y a pas de contradiction ici. Le oui de Jésus est un oui à l’épreuve de l’Amour, son amour pour nous et son amour pour le Père, et où Jésus ne saurait s’esquiver. Il sait que ce don ne peut que nous apporter la vie, Il est venu pour cette Heure, et c’est sur la croix qu’il va affronter le Mal dans ses derniers retranchements. C’est le grand mystère de la foi chrétienne, « scandale pour les Juifs, folie pour les païens », comme le dira saint Paul.

Jésus a dit oui à la croix, mais c’est nous qui l’y avons cloué, et Dieu dans son amour de Père, en a fait le lieu de notre réconciliation en son Fils crucifié. C’est sur ce bois que l’amour de l’Homme-Dieu s’est livré jusqu’au bout, au point de saisir dans son offrande toute l’humanité, toutes les générations à venir qui mettraient leur foi en lui, le grand vainqueur de la Mort.

Tout comme pour nous aujourd’hui, le côté rebutant de la croix n’allait pas de soi pour les premières générations chrétiennes, car la prédication d’un Messie crucifié n’était pas de nature à plaire et à séduire. C’est Fernand Ouellette, dans son livre Le danger du divin, qui écrivait :

« Les évangélistes, faut-il le redire, rapportaient une mort infamante de Jésus sur la croix qui ne pouvait qu’accabler, humilier tout disciple par sa forme d’échec impitoyable. Ce que tout écrivain fabulateur, mythologisant n’aurait jamais voulu imaginer. On n’invente pas Jésus Christ, il a trop d’exigence, et une croix trop lourde et râpeuse pour nos épaules. En somme, nos témoins rapportaient ce qui aurait dû empêcher la naissance et l’expansion du christianisme, s’ils n’avaient pas voulu témoigner particulièrement des faits et de la foi ardente qu’ils avaient en Jésus ressuscité, Messie et Seigneur, seule voie vers le Père. » (Ouellette, Fernand. Le danger du divin. Fides,2002. p. 72)

Oui, nous aussi nous proclamons un Messie crucifié. C’est là notre honte, parce que cette croix est l’expression de notre péché, mais c’est là aussi notre fierté, parce qu’elle est le lieu de notre relèvement.

Yves Bériault, o.p.

 

Homélie à l’occasion de la commémoration du génocide au Rwanda

img_ref1606_01

Voici l’extrait d’une homélie que j’ai donné à Kigali, en 2009, au tout début de la commémoration nationale du génocide. J’aimerais partager mon espérance avec le peuple rwandais et tous les artisans de paix.

Chers frères et sœurs, avant de venir au Rwanda j’avais, bien sûr, entendu parler du génocide et de toutes ces violences marquant l’histoire de ce pays depuis les années soixante. En arrivant ici en juillet dernier (2009), je ne m’attendais pas à entendre parler des événements entourant le génocide, je pensais que l’on chercherait à taire ces histoires de famille, tel un tabou, alors que c’est tout le contraire que j’ai rencontré en venant ici, jusqu’à cette semaine de deuil national et de commémoration du génocide de 1994.

Je suis un expatrié, je n’ai pas vécu ces événements, et pourtant je sens combien ils pèsent lourd sur le présent et l’avenir de ce pays. C’est palpable aujourd’hui dans les rues. J’ai pu le constater moi-même en allant au stade Amahoro ce matin, combien ce deuil est encore lourd à porter, et combien long est le chemin qui pourra peut-être conduire un jour à une réconciliation nationale. Mais il faut prendre le temps de laisser guérir les blessures, tout en travaillant afin que cette réconciliation puisse voir le jour. Et c’est là que nous chrétiens avons un rôle à jouer.

Il nous revient à nous chrétiens de relire ces événements à la lumière de notre foi. Car il faut bien reconnaître que notre foi est ébranlée lorsque nous sommes confrontés à de tels événements, quand la violence ne semble plus connaître de limites, et que les forces du mal semblent avoir libre-cours sur terre. Devant l’évocation du génocide, notre espérance se tient comme au-dessus d’un abîme, une telle violence est incompréhensible à vue humaine, et bien des Rwandais après le génocide ont tout simplement perdu la foi. Où était Dieu se demandait-ils? D’autres ont mis des années avant de pouvoir à nouveau prier dans une église.

Où était Dieu? Nous aimerions bien qu’il soit celui qui vient mettre un terme à tous nos conflits, qui descend, quand bon lui semble, de son trône gloire afin de nous dire « cela suffit », comme un père soucieux du bien de ses enfants. Mais son silence, son absence apparente devant les guerres et les violences de ce monde, nous oblige à reconnaître que ce n’est pas ainsi que Dieu se manifeste dans notre monde. Et cela nous est parfois bien difficile à accepter. Le Christ nous indique un autre chemin par où Dieu se manifeste à notre monde.

Quand j’étais aumônier à l’Université de Montréal, quatorze étudiantes, le 6 décembre 1989, avaient été abattues par un tueur fou à l’école Polytechnique, et il m’était revenu de prêcher à la messe de commémoration suivant cette tuerie. J’avais prié toute la semaine, cherchant les mots pour consoler ces jeunes, afin de trouver une explication satisfaisante face à leur désarroi devant le silence de Dieu, devant sa soi-disant indifférence, et lors de cette messe je n’avais pu qu’exprimer une vérité toute simple qui, encore aujourd’hui, me sert d’appui devant l’incompréhensible, devant l’innommable. Je leur avis dit tout simplement : « Ce soir, Dieu pleure avec nous. Dieu pleure quand ses enfants se détestent, se rejettent, s’entretuent. »

Car Dieu n’est pas indifférent à notre sort, puisque nous sommes son bien le plus précieux; et la fin d’une vie ici bas, ne met pas fin à l’action de Dieu en sa faveur, puisque de toute éternité il nous veut avec lui. Dès le début du livre de la Genèse, il demande à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère? J’ai entendu le cri de son sang monté jusqu’à moi.» Et pourtant, Dieu, tout en bannissant Caïn, mettra un signe sur son front afin que personne ne se venge contre lui. Oui, notre Dieu pleure quand ses enfants s’entretuent, comme Jésus a pleuré aussi devant le tombeau de Lazare, comme il a pleuré devant la ruine à venir de Jérusalem; il a pleuré à Gethsémani devant la haine et la violence qui animait le cœur des hommes qui venaient l’arrêter pour le tuer.

Mais l’action de Dieu ne se limite pas à pleurer sur nous. Jésus n’est pas étranger à notre réalité. Il vient nous révéler qu’il y a un mystère de résurrection caché au cœur du monde, et devant lequel aucun événement, aucune tragédie, aucune guerre, aucun génocide, ne pourront l’empêcher de croître et d’illuminer la vie des hommes, afin de les mener à leur finalité dernière.

Il n’y a pas d’autre issue au problème du mal dans notre monde que de devenir de ces artisans de paix que le Christ ressuscité appelle de tout son cœur, et à qui il donne la puissance de son amour pour y parvenir. Car tout sentiment de haine ou de vengeance que nous nourrissons à l’endroit les uns des autres ne peut qu’engendrer d’autres haines et d’autres vengeances encore plus terribles. C’est seulement la victoire du Christ qui peut changer nos cœurs et notre regard sur le monde. C’est ce qu’il faut nous rappeler au début de cette semaine de deuil et de commémoration. Il n’y a pas de réponses simples et faciles au problème du mal, sinon que de croire à la victoire de Jésus sur la mort, et de nous engager avec lui dans le combat de Dieu.

En terminant, j’aimerais souligner que le rappel de ces événements tragiques de 1994 constitue un avertissement pour nous. Ils viennent nous rappeler ce dont nous sommes capables nous les humains. Le génocide rwandais fait partie de l’histoire de l’humanité, et en ce sens, il me concerne moi aussi, comme vous Rwandais. Nul ne saurait se dire étranger à ces événements, comme si cela ne le regardait pas. C’est le cœur de l’homme qui se dévoile dans cette tragédie et les violences qui s’ensuivirent; ce cœur de l’homme qui est le même sur tous les continents, dans tous les pays. Il n’y a pas de cœur canadien, congolais, belge ou rwandais. Nous avons tous part à une même humanité, un même sang coule dans nos veines, quel que soit notre pays ou notre race, et nous avons tous besoin de salut face à ce mal qui nous assaille et qui cherche sans cesse à s’emparer de nos cœurs. Jésus a donné sa vie pour nous racheter de ce mal. Allons-nous saisir sa victoire et la faire nôtre?

 

Yves Bériault, o.p.

 

 

Homélie : La résurrection de Lazare

Cinquième dimanche du Carême. Année A


Image

Le but des évangiles est de nous amener à une meilleure connaissance de Dieu et de son action en notre monde, en la personne de son Fils Jésus-Christ. On pourrait comparer chacun des évangiles à une symphonie, tant par leur structure que par leur force d’évocation. Mais il convient tout d’abord de nous demander ce qu’est une symphonie? Un dictionnaire nous dirait qu’il s’agit d’une longue pièce musicale pour un grand orchestre et qui est souvent constituée de plusieurs mouvements, tout aussi variés les uns que les autres.

Dans une symphonie, il y a toujours un thème principal soutenu par des thèmes sous-jacents qui viennent l’introduire, qui le laissent deviner, qui préparent son exécution, jusqu’à ce que la symphonie éclate et atteigne son apogée. C’est alors que le thème et les sous-thèmes s’unissent l’un à l’autre dans une extraordinaire explosion de sons et d’émotions. Et tout est dit et la salle éclate en bravos.

Nos évangiles ressemblent à s’y méprendre à une symphonie. Dans les évangiles, nous passons d’un mouvement à un autre, alors que Jésus se révèle peu à peu jusqu’à l’accomplissement final de sa mission. C’est dans cette dynamique que le temps du Carême nous fait entrer.

Ainsi les récits évangéliques des quatre premiers dimanches du Carême, nous ont amenés sur le Mont de la Tentation avec Jésus, pour ensuite passer au Mont de la Transfiguration. Nous avons été témoins de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, ainsi que de la guérison de l’aveugle-né à la piscine de Siloé. Depuis le début du Carême, la liturgie de la Parole, de dimanche en dimanche, a été comme l’écho d’une symphonie. Appelons-la la Symphonie pascale, dans laquelle les sous-thèmes du désert, de la lumière, de la montagne et de l’eau, nous ont préparés au mouvement symphonique de ce dimanche où nous sommes mis en présence du miracle de la résurrection de Lazare.

Il s’agit ici sans doute du miracle le plus saisisssant de Jésus. Dans ce mouvement, l’on peut entendre clairement le thème sous-jacent à tout l’évangile, même s’il n’est pas encore joué à sa pleine force, dans son total déploiement. Mais ce que nous avons vu et entendu aujourd’hui prépare la finale de cette Symphonie pascale qui est la résurrection du Christ le matin de Pâques, et qui est en fait un véritable Hymne à la joie.

Voyons maintenant d’un peu plus près ce qui se passe dans ce mouvement. Remarquez comment Jésus prend son temps avant d’aller voir Lazare et ses deux soeurs. Ce n’est pas de l’indifférence de la part de Jésus. Au contraire, il sait ce qu’il fait et il ira voir Lazare en temps et lieu, à l’Heure de Dieu.

N’avons-nous pas tous et toutes un jour attendu cette Heure dans nos vies, convaincus que si Dieu avait été là, s’Il avait agi quand nous lui avions demandé, les choses se seraient passées bien différemment. « Seigneur, si tu avais été ici. Mon frère ne serait pas mort. » Non seulement les miracles ne surviennent pas toujours quand nous les demandons, mais Dieu ne répond pas toujours comme nous le lui demandons. Les miracles dans nos vies, et ils existent, sont le plus souvent imperceptibles, comme la sève printanière dans les arbres en attente de leur floraison. Mais le plus grand miracle de tous, c’est combien Dieu tient à nous, combien il nous aime, nous promettant qu’en temps et lieu il va nous sauver et nous ramener à la vie.

Notre foi nous affirme que cela est vrai à cause de la résurrection de Jésus qui nous confirme qu’il est véritablement la Lumière du monde, qu’il est la Vie éternelle. Et c’est là le thème central de notre symphonie pascale que l’on entend de dimanche en dimanche, tout au long de ce Carême, et qui va se déployer et retentir solennellement le matin de Pâques, dans un formidable Allegro vivace!

Mais poursuivons notre réflexion. L’Évangile de ce dimanche nous introduit à l’un des sous-thèmes majeurs de la vie de Jésus, qui est d’une grande importance dans notre symphonie, et sans lequel il ne pourrait y avoir de Symphonie pascale.

Quelle est la réaction de Jésus quand Marie, la soeur de Lazare, lui dit : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort. » L’Écriture nous dit que lorsque Jésus a vu pleurer Marie, ainsi que la foule qui l’accompagnait, il frémit intérieurement. Il demanda alors où l’on avait déposé le corps de Lazare et il pleura devant son tombeau. C’est là une des scènes les plus poignantes des évangiles, où la vie tout à coup semble s’arrêter. Tous les acteurs de ce récit semblent retenir leur souffle, attendant de voir ce que Jésus va faire alors qu’il pleure.

« Voyez comme il aimait Lazare », se disent-ils entre eux. Et ce mouvement s’entend comme un émouvant Adagio. Ce sous-thème dans notre symphonie nous parle de l’humanité de Jésus qui réagit avec indignation et tristesse devant la mort de son ami Lazare.

Les passages où Jésus pleure dans les Évangiles sont les plus révélateurs quant à la nature de Dieu et de son amour pour nous, et nous n’avons pas souvent l’occasion de porter un regard aussi intime sur l’humanité de Jésus. Le miracle d’aujourd’hui évoque non seulement la résurrection du Christ et son pouvoir sur la mort, mais il nous dévoile aussi l’extraordinaire proximité de Jésus à chacune de nos vies.

Jésus pleure devant le tombeau de Lazare. Il va pleurer aussi sur la ville de Jérusalem, qui refuse de l’accueillir comme Sauveur. Il va pleurer et supplier au Jardin de Gethsémani devant la passion à venir, et il va pleurer sur la croix en intercédant pour nous auprès de son Père. Jusqu’à la fin, notre salut et notre bonheur seront la seule et unique passion de Jésus.

Si la mort semble l’emporter dans nos vies, nous savons désormais que l’amour de Dieu pour nous est plus fort que la mort. C’est là le message central de l’évangile d’aujourd’hui. Nous entendons le Christ le crier : « Lazare! Sors de ton tombeau! Tiens-toi debout! Viens, n’aie pas peur, car je suis avec toi! » Avec ce miracle, notre Symphonie pascale n’a jamais été aussi proche de son movement final, qui éclatera le matin de Pâques, alors que Jésus affirme solennellement :

« Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra; et tout homme qui vit et qui croit en moi ne mourra jamais. » Croyez-vous cela?

Telle est la foi de l’Église, cette foi que nous allons maintenant proclamer et célébrer, alors que nous poursuivons notre montée pascale.

 

Yves Bériault, o.p.

 

Dieu veut se faire connaître de nous

La grandeur de Dieu, ce qui le rend fascinant, c’est que c’est un Dieu qui veut se faire connaître de nous et qui prend l’initiative. Comme si Dieu avait besoin de se faire connaître. Est-ce possible? Il nous est difficile de parler de Dieu comme d’un être de besoin. Et sans doute le terme n’est pas juste, mais en même temps Dieu ne joue pas à « avoir besoin de nous ». Il ne fait pas semblant. Dieu ne triche pas. Et devant l’enfer de nos drames humains j’aime bien croire que Dieu pleure avec nous. Jésus nous en donne la preuve à quelques reprises dans les Évangiles : devant le tombeau de Lazare, devant la ville de Jérusalem.

Ce que la Révélation nous apprend, du livre de la Genèse jusqu’au dernier livre de la Bible, c’est qu’il est dans la nature même de Dieu de créer et d’appeler sa création à participer à sa gloire. Quand Dieu donne, il ne donne pas à moitié. Quand Dieu appelle à la vie, c’est à une vie en plénitude qu’il appelle. C’est tout lui-même que Dieu donne quand il crée. Et l’acte de création est un acte d’amour pur qui vient d’un Dieu qui est Amour, et qui appelle à la réciprocité. C’est Jean-Philippe Ferlay qui exprime magnifiquement cette réalité :

« L’amour du Père pour son Verbe dans l’Esprit est tellement fort et généreux qu’il éclate hors de Dieu. Et voilà que le monde est créé, tout différent de Dieu et pourtant absolument lié à lui.  » (p.29) Dieu n’a besoin de rien. Il ne crée ni par hasard ni par caprice, mais par surabondance d’amour, pour faire participer ce qui existe à sa vie et à sa joie. » (Ferlay, Philippe. Dieu le saint Esprit. Desclée de Brouwer, 1997.

C’est Saint-Exupéry, dans son Petit Prince, qui fait dire au renard : « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé ». Que dire alors lorsque l’on crée, lorsque l’on donne la vie à des créatures. Dieu s’intéresse passionnément à notre réalité. Il vient s’y insérer avec tout le respect et la tendresse de celui qui aime. Il nous invite, il n’impose pas, il invite avec une infinie discrétion, à le connaître et à l’aimer. Et ceci va déterminer de manière bien singulière l’expérience du croire en Dieu et le sens de la promesse de mettre en nous son Esprit. Car la véritable expérience de foi est celle où l’on ne croit pas simplement en Dieu, où l’on ne fait pas que professer ou même défendre un Credo. La véritable expérience de la foi que propose le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Jésus-Christ, est une invitation à aimer Dieu et à faire l’expérience de son amour. (Rm 8, 14-17)

C’est pourquoi au cœur de l’expérience chrétienne, afin de parvenir à entrer dans ce désir de Dieu, survient l’événement Jésus-Christ et, son achèvement, qui est le don de l’Esprit Saint. Car Dieu nous anime d’un mouvement et d’un désir qui sont en nous l’écho de son propre Désir. L’Esprit Saint vient rendre possible en nous le rêve fou de Dieu pour nous, qui est de le connaître d’une manière nouvelle, telle que l’a connu Jésus, tel que le connaît le Fils de Dieu. L’Esprit Saint fait de nous des intimes de la vie trinitaire.