(janvier 9) Je termine à l’instant la lecture d’un livre du philosophe George Steiner intitulé : Errata : An examined life ( Phoenix, 1997). C’est le dominicain Paul Murray qui m’a fait découvrir cet auteur. George Steiner est né en Autriche avant la Deuxième guerre mondiale. Ses origines sont juives, bien qu’il se définisse comme un agnostique. Il a vécu en France, aux États-Unis et en Angleterre où il a enseigné la philosophie. Un esprit brillant, complexe, qui me sort de mon univers où la philosophie académique a toujours été absente. Son livre se veut autobiographique, bien que les références à sa vie soient plutôt parcimonieuses. Il en profite surtout pour développer certains thèmes qui lui sont chers tels la littérature, les arts, le langage, la science et la question de Dieu.Cet homme maîtrise parfaitement l’anglais, le français et l’allemand, ainsi que les œuvres littéraires et philosophiques de ces cultures. La littérature, de toute évidence le passionne et il définit un « classique » comme étant une œuvre qui peut « nous lire ». Selon lui, aucune herméneutique n’est équivalente à son objet et l’analyste ne parviendra jamais à comprendre l’intégralité d’une œuvre, sa signification profonde. Il y a une « autonomie inviolable » autour d’une œuvre. Quant à l’artiste, il lui voue une admiration sans borne et il a cette belle expression : « Le dictionnaire est le bréviaire du poète; la grammaire son missel, surtout lorsqu’il s’en écarte par hérésie ». p.29
Parmi les réflexions stimulantes, parfois étonnantes, de ce philosophe, je retiens l’expression de son Credo à la fin du livre. Steiner se définit comme un agnostique, i.e. quelqu’un qui ne sait pas. Il n’en a pas contre l’idée de Dieu mais, selon lui, les religions ne sont que des constructions humaines, marquées d’un anthropomorphisme évident. Dieu, s’il existe dit-il, ne peut se dire ou se définir, l’être humain étant trop limité pour saisir un soupçon de ce que peut être la déité. S’il avait à choisir, il opterait pour les théologies de la négativité où Dieu ne peut être conçu que comme le « Tout-Autre ». Il reconnaît, à l’exemple de tous les agnostiques du monde, qu’il a parfois laissé monter une prière spontanée dans un moment de détresse vers ce Tout-Autre, mais que cela ne fait pas de lui un homme de foi.
Là où la réflexion de Steiner devient originale et stimulante pour un croyant, c’est lorsqu’il aborde la question du mal dans le monde, et sa réaction personnelle. Cette réalité de la souffrance des enfants, des tortures et des atrocités commises à tous les siècles, soulève en lui une répulsion, une révolte qui dépasse l’entendement et qui évoque même comme un appel. Il parlera en anglais d’un « counter-echo ». Comme si, dit-il, il y avait rupture dans le contrat de l’existence devant l’horreur et la déchéance humaine. La réalité pouvant se rapprocher le plus de ce bris de contrat est, dit-il, la notion de péché originel. « Mis en présence de l’enfant battu, violé, du cheval ou de la mule que l’on fouette sur les yeux, je suis possédé comme par une lucidité nocturne (midnight clarity), par l’intuition de la Chute » p.169.
Steiner constate que nous sommes enfermé dans un monde cruel et égoïste, alors qu’il aurait pu en être autrement, se demandant si le monde, tel qu’il est, n’est pas tout simplement le cauchemar d’un dieu qui dort. Et dans cette lutte qui secoue l’univers, il y a l’amour, l’opposé de la haine. Steiner note à quel point l’amour conduit aux plus grands excès, tellement son emprise est fort sur l’homme. Que l’on en arrive à identifier l’amour avec le divin c’est, selon Steiner, participer au plus commun et inexplicable sacrement dans la vie humaine. C’est toucher là la maturité de l’esprit humain.
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