La vie dominicaine est offerte à tous

Ce charisme dominicain, cet «état de perfection » dont parle saint Thomas, est un charisme pour tout homme, toute femme de bonne volonté qui désire attacher ses pas à la suite du Christ, comme la fait saint Dominique. Être Dominicain c’est porter avec les frères, les soeurs et les laïques, une passion commune pour le monde, qui se vit dans cette contemplation qui est à la fois : prière, étude, réflexion, partage, vie fraternelle, recherche de la vérité et recherche de sens. Tout cela au nom de notre amour pour le Dieu de Jésus Christ. Ainsi, c’est toute la famille dominicaine qui devient prédicante, qui porte ensemble cet extraordinaire charisme de la vérité, qui est de le connaître Lui qui a « dressé sa tente » parmi nous, afin de nous révéler la beauté extraordinaire de l’insondable mystère de Vie qui bat en nous. Le charisme dominicain est là pour annoncer une voie de recherche et d’engagement pour le monde. Une voie qui est enracinée dans la recherche de la vérité, dans la contemplation de cette vérité, mais qui n’est pas un retrait du monde. Bien au contraire, cette contemplation elle est faite du regard attentif sur le quotidien et les grands courants mondiaux. Elle est attentive à nos proches, aux hommes et aux femmes que l’on côtoie. C’est une contemplation qui est toujours à l’affût du mystère de Dieu qui se révèle en notre monde et qui nous lance sur les routes du monde, avec passion, le cœur aux aguets, « parlant avec Dieu ou de Dieu! ». En somme, la vie dominicaine sera toujours une vie en tension où, d’une part nous devons porter la Parole vers les lieux les plus lointains, et où, d’autre part, le coeur et l’intelligence doivent toujours retrouver le chemin de la cellule afin de tendre sans cesse vers Dieu et son mystère.

Action ou contemplation?

Je vous disais dans mon journal de la Trappe que, l’aspect de mon séjour qui me nourrissait le plus à la Trappe, consistait en ces temps libres où je pouvais lire, réfléchir et prier. À un moment donné, pendant ce séjour à Oka, j’ai réalisé que les aspects de mon stage monastique qui m’interpellaient le plus… étaient dominicains! J’en étais à la fois surpris et heureux. L’étude de la Parole, la recherche intellectuelle, nourries par la prière, la liturgie! C’était là pour moi une nouvelle confirmation de ma vocation. Depuis, j’ai pu poursuivre ma réflexion sur ce charisme de la contemplation qui est aussi le nôtre et j’ai consulté saint Thomas à ce propos.Pour saint Thomas, la contemplation est le but même de l’existence humaine, puisque qu’elle est tout orientée vers l’amour de Dieu, Lui qui est le terme de notre existence. La vie contemplative est donc engagée dans cette voie de recherche de perfection en cherchant Dieu sans cesse. Dans la vie dominicaine, c’est le service de l’évangélisation qui vient en premier, l’évangélisation par la prédication, l’enseignement, la « cure d’âmes », c.-à-d. la direction spirituelle, le ministère de la confession. Pourtant saint Thomas nous rappelle à juste titre que, dans la vie dominicaine, la prédication et l’enseignement doivent procéder de la contemplation. Pour saint Thomas, contempler c’est admirable, mais la contemplation qui devient prédication est le sommet même de la vie religieuse.

C’est le « contemplata aliis traedere » des dominicains, c.-à-d. transmettre au monde le fruit de notre contemplation. Saint Thomas affirme : «de même qu’il est préférable d’éclairer que de seulement briller, de même il est préférable de donner aux autres les fruits de sa contemplation que de simplement contempler » ( IIa-IIae, q. 188 ). C’est beau cette vision que présente saint Thomas du charisme dominicain, lui qui est Docteur de l’Église et qui est donc un guide sûr afin de nous aider à mieux comprendre le sens de notre vie dominicaine. Et je me réjouis de trouver chez lui une réponse à cette soif qui m’a toujours habité et qui ne fait que me confirmer dans ma vocation dominicaine. Action ou contemplation? Mais chez nous, cela ne fait qu’un! Et je comprends mieux maintenant pourquoi, au cœur de l’action, de mes engagements apostoliques, la contemplation pouvait me manquer.

Pour saint Thomas, la prédication et l’enseignement sont les fonctions les plus élevées que puisse exercer un ordre religieux. Naturellement Thomas, en écrivant ces lignes, pensait à l’Ordre des Prêcheurs, qu’il se devait de défendre contre le clergé séculier qui remettait en question les privilèges et l’autonomie des dominicains à l’endroit des évêques. Mais pour que les Dominicains puissent véritablement entrer dans cette voie très riche de l’apostolat, saint Thomas déclare que « l’action doit procéder de la plénitude de la contemplation ». C’est à cette condition que la vie du dominicain devient une voie privilégiée dans la recherche de Dieu, c.-à-d. dans la mesure où sa recherche s’enracine dans la prière, l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Et je vois bien à quel point mon besoin de me donner des espaces pour cette contemplation, cette vie d’études, est vital pour exercer mon ministère. Car notre mission principale est de partager les fruits de cette contemplation à travers la prédication et l’enseignement.

Bien sûr les tâches caritatives (hôpitaux, aumônes, soins des pauvres, etc.) ou administratives doivent être assumées en Église. Nous ne sommes pas des frères de Saint-Vincent-de-Paul qui s’occupent des pauvres, des démunis; nous ne sommes pas de la tradition d’une Mère Térésa ou des arches de Jean Vanier. Au cœur du charisme dominicain, l’aumône a tout à fait sa place, mais pour nous l’aumône, notre œuvre caritative principale, c’est de donner l’aumône de la vérité, du sens de la vie. C’est là notre aumône au monde, comme le rappelait le Dominicain Paul Murray dans son cours à l’Angelicum.

Le rapport à la Liturgie des Heures dans la tradition dominicaine (2)

Le couvent des frères : une « sainte prédication »

Les couvents dominicains sont conçus comme de « saintes prédications » . La prédication des frères s’enracine dans une vie régulière qui annonce déjà la bonne nouvelle. La tâche de prêcher, première responsabilité des frères, est portée par toute la communauté. La communauté tout entière est « prédicante », à la fois lieu de formation des frères et d’envoi en mission.

Les grands axes de la vie religieuse des frères sont au service de cette prédication : vœux, observances, liturgie, vie commune et étude. Cet ensemble d’observances s’harmonise dans le quotidien et tend vers l’imitation de la vie des apôtres. Cette nouvelle forme de vie religieuse conjugue l’idéal communautaire des Actes des Apôtres : « Ils étaient assidus à l’enseignement des Apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Actes 2, 42) et l’idéal missionnaire de Jésus qui envoie ses disciples « deux par deux » (Mc 6, 7)). « L’imitation des Apôtres », si chère au monachisme prend donc une coloration nouvelle au 13e siècle. Avec ces nouveaux « moines », la clôture devient le monde. Leur mode de vie itinérante les fera même qualifier de « gyrovague » par certains opposants. Le bénédictin Mathieu de Paris, s’écriera indigné en voyant les premiers dominicains : « ils ont pour cloître l’univers et l’océan pour clôture! » .

Liturgie des Heures et mission

La vie dominicaine est structurée par une tension entre vie commune et appels du monde extérieur. La liturgie, et plus particulièrement la liturgie des Heures, vécue à l’intérieur des couvents, sera donc fortement marquée par celle-ci. Comme le souligne le fr. Vincent de Couesnongle, O.P., dans sa lettre de promulgation de la nouvelle édition du « Propre de l’Ordre des Prêcheurs » pour la liturgie des Heures en 1983 : « Notre vie dominicaine exige que nous soyons fervents dans la célébration des mystères divins et totalement adonnés à l’annonce de l’Évangile(2). »

Saint Dominique donne donc une orientation nettement apostolique à la célébration liturgique et aux conditions régissant l’office choral. Le « breviter et succinte » dominicain, cette manière allègre et brève de réciter l’office chorale, se démarque nettement de la liturgie monastique en vigueur au 13e siècle et qui souffre de la surcharge des siècles passés. La liturgie des Heures, tout en étant belle et soignée, ne doit pas avoir pour but un pur souci d’esthétisme ou d’enchaînement de dévotions sans fin. Il y a urgence dans la demeure de l’Église. La Parole de Dieu doit être annoncée! Et la profonde intuition de Dominique est que le but de la prière liturgique des frères est de porter et nourrir cette annonce de l’Évangile, non pas de la restreindre.

Une première mesure visant à favoriser la mission sera l’instauration de la dispense. Elle permet à des frères, quand la mission ou l’étude l’exigent, de se soustraire à l’office chorale de la communauté pour le célébrer seuls ou en petits groupes, avec moins de solennité. D’ailleurs dès l’année 1221, les frères de l’Ordre obtiennent le privilège de célébrer l’eucharistie hors des couvents, lorsqu’ils sont en mission, en apportant avec eux un autel portatif. Pour Dominique, la vie régulière des frères ne doit pas devenir un empêchement au soin des âmes. À défaut de la célébration avec la communauté, les frères se joignent à la prière de l’Église locale où ils se trouvent. Afin de faciliter cet équilibre délicat entre mission et observances communautaires, Dominique refuse que les observances lient les frères sous peine de péché, ce qui était le cas jusqu’à cette époque. Dominique veut des frères libres et responsables afin d’affronter les défis d’un siècle nouveau, dans un monde en plein bouleversements sociaux.

Conclusion

La prière dominicaine d’aujourd’hui demeure fidèle à son intuition première et porte toujours en elle le cri de saint Dominique : « Mon Dieu, mon Dieu! Que vont devenir les pécheurs… » Notre prière, toute imprégnée de la parole de Dieu, se nourrit des cris et des espoirs du monde. Comme le précise la lettre de promulgation du maître de l’Ordre ci-haut mentionnée : « … notre marche à la suite du Christ, selon le charisme particulier de saint Dominique, cherche à se renouveler constamment dans la prière communautaire, afin de pouvoir prendre en charge les « inquiétudes, les difficultés et les joies de notre apostolat(3). » Voilà la mission que poursuit l’Ordre des Prêcheurs depuis huit cents ans .

1. Premières Constitutions O.P., Prologue.
2. Propre des Offices de l’Ordre des Prêcheurs. Provinces dominicaines francophones. Paris, 1983, par. 4.
3. Ibid.

(Article paru dans la revue Célébrer les Heures. No 38. Été 2003)

Le rapport à la Liturgie des Heures dans la tradition dominicaine (1)

En apparence, la vie communautaire dominicaine semble marquée par la stabilité et la régularité. Il suffit de regarder d’un peu plus près la vie des frères, et ce, depuis les origines de l’Ordre, pour constater combien elle porte en elle comme une empreinte indélébile, un appel vers le large qui est au cœur même de notre vie apostolique. Saint Dominique laisse un précieux trésor à l’Église en fondant son Ordre : un nouveau modèle de vie religieuse où la vie régulière est au service de la prédication, et où cette même prédication est fondée sur l’étude et la contemplation de la Parole de Dieu, vécues dans l’unanimité de la vie commune à l’exemple de la première communauté apostolique de Jérusalem (Ac 2,42-47; Ac 4, 32-33).Les origines

Dès les origines, la réforme de la vie religieuse que propose Dominique cherche à conjuguer l’imitation des apôtres, la pauvreté mendiante et la prédication itinérante. Ces trois lignes de force constitueront les fondements de la naissance de l’Ordre des Prêcheurs. Elles détermineront non seulement la vie missionnaire de l’Ordre, mais la nature même de la vie conventuelle des frères et leur vie de prière.

Notre vie religieuse « fut, on le sait, dès l’origine spécifiquement instituée pour la prédication et le salut des âmes » (1). En saisissant bien cette articulation entre la vie commune des frères et les impératifs de notre mission, on peut comprendre la spécificité de la liturgie des Heures dans notre tradition et son articulation avec les autres éléments qui fondent le charisme de notre Ordre.

La fondation de l’Ordre, en 1216, est le résultat d’une quête passionnée chez un chanoine castillan, Dominique de Guzman, confronté au phénomène des hérésies cathares et albigeoises dans l’Europe du 13e siècle. Il s’engage avec son évêque dans une mission de prédication dans le sud de la France. Cela le convainc que l’Église doit créer de toute urgence un ordre de frères prêcheurs, sans vœux de stabilité, comme les moines, sans liens particuliers à un évêque, comme les chanoines ou le clergé séculier. Ils seront des prédicateurs entièrement voués à la mission, libres de parcourir l’Europe, et au-delà, afin d’annoncer la bonne nouvelle du Christ à toutes les nations.

Dès les débuts de la fondation, l’intuition de Dominique repose sur la nécessité de former des prédicateurs, le clergé de l’époque n’étant pas instruit. À cette fin, il envoie ses premiers frères dans les centres universitaires naissants. Dominique insiste sur la nécessité de donner aux frères un cadre de vie leur permettant de répondre sans délai aux impératifs de la mission. Il y a urgence : le salut des âmes est en jeu. À cette urgence fait écho le célèbre cri de Dominique dans sa prière nocturne : « Mon Dieu, que vont devenir les pécheurs! ». (à suivre)