Homélie à l’occasion de la commémoration du génocide au Rwanda

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Voici l’extrait d’une homélie que j’ai donné à Kigali, en 2009, au tout début de la commémoration nationale du génocide. J’aimerais partager mon espérance avec le peuple rwandais et tous les artisans de paix.

Chers frères et sœurs, avant de venir au Rwanda j’avais, bien sûr, entendu parler du génocide et de toutes ces violences marquant l’histoire de ce pays depuis les années soixante. En arrivant ici en juillet dernier (2009), je ne m’attendais pas à entendre parler des événements entourant le génocide, je pensais que l’on chercherait à taire ces histoires de famille, tel un tabou, alors que c’est tout le contraire que j’ai rencontré en venant ici, jusqu’à cette semaine de deuil national et de commémoration du génocide de 1994.

Je suis un expatrié, je n’ai pas vécu ces événements, et pourtant je sens combien ils pèsent lourd sur le présent et l’avenir de ce pays. C’est palpable aujourd’hui dans les rues. J’ai pu le constater moi-même en allant au stade Amahoro ce matin, combien ce deuil est encore lourd à porter, et combien long est le chemin qui pourra peut-être conduire un jour à une réconciliation nationale. Mais il faut prendre le temps de laisser guérir les blessures, tout en travaillant afin que cette réconciliation puisse voir le jour. Et c’est là que nous chrétiens avons un rôle à jouer.

Il nous revient à nous chrétiens de relire ces événements à la lumière de notre foi. Car il faut bien reconnaître que notre foi est ébranlée lorsque nous sommes confrontés à de tels événements, quand la violence ne semble plus connaître de limites, et que les forces du mal semblent avoir libre-cours sur terre. Devant l’évocation du génocide, notre espérance se tient comme au-dessus d’un abîme, une telle violence est incompréhensible à vue humaine, et bien des Rwandais après le génocide ont tout simplement perdu la foi. Où était Dieu se demandait-ils? D’autres ont mis des années avant de pouvoir à nouveau prier dans une église.

Où était Dieu? Nous aimerions bien qu’il soit celui qui vient mettre un terme à tous nos conflits, qui descend, quand bon lui semble, de son trône gloire afin de nous dire « cela suffit », comme un père soucieux du bien de ses enfants. Mais son silence, son absence apparente devant les guerres et les violences de ce monde, nous oblige à reconnaître que ce n’est pas ainsi que Dieu se manifeste dans notre monde. Et cela nous est parfois bien difficile à accepter. Le Christ nous indique un autre chemin par où Dieu se manifeste à notre monde.

Quand j’étais aumônier à l’Université de Montréal, quatorze étudiantes, le 6 décembre 1989, avaient été abattues par un tueur fou à l’école Polytechnique, et il m’était revenu de prêcher à la messe de commémoration suivant cette tuerie. J’avais prié toute la semaine, cherchant les mots pour consoler ces jeunes, afin de trouver une explication satisfaisante face à leur désarroi devant le silence de Dieu, devant sa soi-disant indifférence, et lors de cette messe je n’avais pu qu’exprimer une vérité toute simple qui, encore aujourd’hui, me sert d’appui devant l’incompréhensible, devant l’innommable. Je leur avis dit tout simplement : « Ce soir, Dieu pleure avec nous. Dieu pleure quand ses enfants se détestent, se rejettent, s’entretuent. »

Car Dieu n’est pas indifférent à notre sort, puisque nous sommes son bien le plus précieux; et la fin d’une vie ici bas, ne met pas fin à l’action de Dieu en sa faveur, puisque de toute éternité il nous veut avec lui. Dès le début du livre de la Genèse, il demande à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère? J’ai entendu le cri de son sang monté jusqu’à moi.» Et pourtant, Dieu, tout en bannissant Caïn, mettra un signe sur son front afin que personne ne se venge contre lui. Oui, notre Dieu pleure quand ses enfants s’entretuent, comme Jésus a pleuré aussi devant le tombeau de Lazare, comme il a pleuré devant la ruine à venir de Jérusalem; il a pleuré à Gethsémani devant la haine et la violence qui animait le cœur des hommes qui venaient l’arrêter pour le tuer.

Mais l’action de Dieu ne se limite pas à pleurer sur nous. Jésus n’est pas étranger à notre réalité. Il vient nous révéler qu’il y a un mystère de résurrection caché au cœur du monde, et devant lequel aucun événement, aucune tragédie, aucune guerre, aucun génocide, ne pourront l’empêcher de croître et d’illuminer la vie des hommes, afin de les mener à leur finalité dernière.

Il n’y a pas d’autre issue au problème du mal dans notre monde que de devenir de ces artisans de paix que le Christ ressuscité appelle de tout son cœur, et à qui il donne la puissance de son amour pour y parvenir. Car tout sentiment de haine ou de vengeance que nous nourrissons à l’endroit les uns des autres ne peut qu’engendrer d’autres haines et d’autres vengeances encore plus terribles. C’est seulement la victoire du Christ qui peut changer nos cœurs et notre regard sur le monde. C’est ce qu’il faut nous rappeler au début de cette semaine de deuil et de commémoration. Il n’y a pas de réponses simples et faciles au problème du mal, sinon que de croire à la victoire de Jésus sur la mort, et de nous engager avec lui dans le combat de Dieu.

En terminant, j’aimerais souligner que le rappel de ces événements tragiques de 1994 constitue un avertissement pour nous. Ils viennent nous rappeler ce dont nous sommes capables nous les humains. Le génocide rwandais fait partie de l’histoire de l’humanité, et en ce sens, il me concerne moi aussi, comme vous Rwandais. Nul ne saurait se dire étranger à ces événements, comme si cela ne le regardait pas. C’est le cœur de l’homme qui se dévoile dans cette tragédie et les violences qui s’ensuivirent; ce cœur de l’homme qui est le même sur tous les continents, dans tous les pays. Il n’y a pas de cœur canadien, congolais, belge ou rwandais. Nous avons tous part à une même humanité, un même sang coule dans nos veines, quel que soit notre pays ou notre race, et nous avons tous besoin de salut face à ce mal qui nous assaille et qui cherche sans cesse à s’emparer de nos cœurs. Jésus a donné sa vie pour nous racheter de ce mal. Allons-nous saisir sa victoire et la faire nôtre?

 

Yves Bériault, o.p.

 

 

Homélie pour le 20e dimanche du temps ordinaire. Année C.

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 12,49-53. 

Jésus disait à ses disciples : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé !
Je dois recevoir un baptême, et comme il m’en coûte d’attendre qu’il soit accompli !
Pensez-vous que je sois venu mettre la paix dans le monde ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division.
Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ;
ils se diviseront : le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. »

HOMÉLIE

Si l’évangile d’aujourd’hui nous dévoile la hâte de Jésus à voir s’allumer ce feu qu’il est venu apporter, l’on est surtout frappé par l’opposition que va rencontrer l’accomplissement de ce désir chez lui. Ne vous y méprenez pas, nous dit Jésus, « je ne suis pas venu apporter la paix, mais la division ». Ce qui nous amène à nous poser la question suivante : pourquoi la suite du Christ est-elle si difficile ? Après tout, l’évangile n’est-il pas un message de paix et d’amour. En quoi cette annonce peut-elle provoquer autant de divisions ?

D’une part, Jésus compare son action dans le monde à un feu. On pense spontanément à ces langues de feu qui vont descendre sur les apôtres à la Pentecôte. On pense au feu qui réchauffe, au feu qui purifie, au feu qui éclaire et chasse les ténèbres. À n’en pas douter, ce feu qu’apporte Jésus ne peut être que salutaire.

D’ailleurs, l’image du feu est très évocatrice pour tous les humains puisque le feu remonte à la nuit des temps. Le feu a conduit les êtres humains au travers les millénaires, il leur a permis de survivre aux longs hivers, humanisant leurs relations dans ces maisonnées réunies autour du feu, lors des longues nuits de veille et de palabres, aidant à garder au loin les animaux sauvages, permettant de domestiquer la nature, de travailler le fer, de cuire les aliments, de chauffer la terre et d’en faire des récipients de toutes sortes. Mille et un usages du feu au service de l’Homme. Le feu est sans doute le premier don qui lui est fait pour l’aider à apprivoiser son existence sur terre. Et Jésus adopte cette image du feu. Il est venu sur terre allumer un feu, il est venu nous donner de partager sa vie afin de domestiquer notre vie de tous les jours.

Par ailleurs, ce feu sera en butte à l’incompréhension et au rejet nous dit Jésus. Beaucoup d’entre nous ont fait cette expérience, car il n’est pas inhabituel de rencontrer de l’opposition ou même de l’hostilité quand on affirme sa foi en Jésus Christ. Mais vivre de la Parole du Christ et connaître la persécution, est-ce simplement lié au fait de professer sa foi ? Bien que cela soit fondamental, l’affirmation de notre foi n’épuise pas ce en quoi consiste le témoignage chrétien. Il ne s’agit pas ici de minimiser ou de taire notre foi, mais je crois que les lieux de rencontre et de confrontation de l’évangile avec le monde dépassent largement la question de l’annonce explicite de notre foi au Christ. Je m’explique.

L’Évangile est avant tout un message de paix, d’amour et de justice, dont les disciples sont porteurs à cause de leur attachement au Christ ressuscité. Comme le souligne la lettre aux Hébreux en ce dimanche, Jésus est « à l’origine et au terme de notre foi ». Nos vies portent la marque du Christ, et parce que nous sommes appelés à nous laisser configurer au Christ, à vivre de sa vie à lui, nous connaîtrons nous aussi la confrontation avec le monde au nom de l’évangile, même avec nos plus proches, même avec nos familles.

Toutes les fois que l’amour est violenté, que la paix est menacée, que la justice est méprisée, chaque fois que les pauvres sont humiliés, que les droits des personnes sont bafoués et que les plus faibles parmi nous sont exploités, il y a confrontation de l’évangile avec le monde. Chaque fois que les riches ne pensent qu’à s’enrichir au détriment des autres, que des dictateurs oppriment des peuples et que les artisans de paix sont persécutés, il y a confrontation de l’évangile avec le monde. Jésus n’a pas fait qu’annoncer la venue du Royaume, il a pris fait et cause pour les pauvres et les exclus, et ses disciples sont donc invités à se tenir en première ligne de ce combat.

C’est ce feu qui doit brûler au coeur des disciples, car vivre de l’évangile c’est de ne pouvoir s’endormir tout bêtement quand le tiers-monde est à notre porte, quand des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont maintenus en esclavage, soumis à la prostitution, spoliés de leurs biens, privés de soins ou d’éducation, alors que des milliers d’autres, dans l’hémisphère sud, meurent de faim tous les jours, tandis que dans l’hémisphère nord on fait bombance et que nos poubelles débordent.

Vivre de l’évangile ça n’a rien de fleur bleue, ça n’a rien à voir avec une piété enfantine où l’on se replierait sur soi et où le prochain serait constamment oublié. Prendre fait et cause pour l’évangile c’est être porteur de ce feu que Jésus est venu allumer, c’est littéralement entrer dans son combat à lui où le but n’est pas d’être les plus forts ou d’imposer notre loi, car ceux et celles qui s’opposent au message évangélique sont tout autant nos frères et nos soeurs. Ce que le Christ demande à ses disciples, c’est de gagner les coeurs un à un au véritable sens de l’amour, de la paix, du partage et de la justice, tout en rappelant au monde l’extraordinaire dignité de toute personne humaine, car tous et toutes sont voulus et aimés de Dieu, car toute vie humaine est une histoire sacrée. Voilà le feu de la Parole de Dieu que Jésus désire voir s’allumer dans tous les coeurs, mais cette bonne nouvelle ne peut que rencontrer beaucoup de résistance et demande donc beaucoup de courage et de confiance de la part des disciples.

C’est Mgr Tutu de l’Afrique du Sud qui disait un jour dans une homélie : « Quand les Européens sont venus en Afrique du Sud, ils nous ont mis dans les chaînes, mais ils nous ont aussi donné la Bible, ne se doutant pas que le don de cette Bible entraînerait leur perte. Ils étaient finis. En effet ! Les Hollandais et les Anglais nous apportaient la Bible afin de nous éclairer, nous les sauvages, afin de nous libérer de notre ignorance et de notre péché, mais cette Bible devint la clé de notre libération de l’esclavage de l’apartheid. Car cette Bible nous appris que Dieu est miséricorde, que Dieu est à l’oeuvre, que Dieu entend les cris de ceux et celles qui sont perdus ou opprimés, que Dieu soutient ceux et celles qui luttent pour la justice, et que Dieu va vaincre, parce qu’il est vainqueur. »

Mgr Tutu nous rappelle que cette Parole vivante qui habite le coeur des disciples agit comme un feu dans le monde quand elle est prise au sérieux et qu’elle est vécue. Écoutons un autre témoin, un autre frère dans la foi, Dom Helder Camara, évêque de Recife au Brésil, décédé en 1998 :

« Un jour, écrit-il, une délégation est venue me voir, ici, à Recife : « Vous savez, Dom Helder, il y a un voleur qui a réussi à pénétrer dans l’église. Il a ouvert le tabernacle. Comme il ne s’intéressait qu’au ciboire, il a jeté les hosties par terre, dans la boue… Vous entendez, Dom Helder : le Seigneur vivant jeté dans la boue !… Nous avons recueilli ces hosties et les avons portées en procession jusqu’à l’église, mais il faut faire une grande cérémonie de réparation !… » — « Oui, je suis d’accord. On va préparer une procession eucharistique. On va réunir tout le monde. On va vraiment faire un acte de réparation. » Le jour de la cérémonie, quand tout le monde était là, j’ai dit : « Seigneur, au nom de mon frère le voleur, je te demande pardon. Il ne savait pas ce qu’il faisait. Il ne savait pas que tu es vraiment présent et vivant dans l’Eucharistie. Ce qu’il a fait nous touche profondément. Mais mes amis, mes frères, comme nous sommes tous aveugles ! Nous sommes choqués parce que notre frère, ce pauvre voleur, a jeté les hosties, le Christ eucharistique dans la boue, mais dans la boue vit le Christ tous les jours, chez nous, au Nordeste ! Il nous faut ouvrir les yeux ! »

« Je suis venu apporter un feu sur la terre, nous dit Jésus, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » Ce profond désir a trouvé son accomplissement avec sa mort et sa résurrection, et il a traversé les siècles jusqu’à nous. Depuis lors, ce sont des millions d’hommes et de femmes qui ont porté et témoigné de ce feu. Puissions-nous être de ceux-là nous aussi. Que Dieu nous accorde cette grâce en cette eucharistie. Amen.

Yves Bériault, o.p.

Le Verbe

Le Verbe… »Il a la tête inclinée pour te saluer, la couronne sur la tête pour t’orner, les bras étendus pour t’embrasser, les pieds cloués pour rester avec toi. » (Sainte Catherine de Sienne. Le Dialogue. CXXVIII)