Trois en Un

Sainte Trinité de Roublev

Un jour un enfant observait un sculpteur qui taillait un énorme bloc de marbre dans son atelier. Un enfant venait l’observer de temps en temps, mais comme le travail ne progressait que très lentement sa curiosité l’amena à jouer ailleurs et pendant des semaines il oublia le sculpteur. Un jour, alors que ses jeux l’avaient ramené près de l’atelier, il se pencha par la fenêtre pour voir où en étaient les travaux. Il poussa un grand cri de surprise en voyant un énorme lion au centre de la pièce. Il courut chez lui tout affolé en criant à sa mère : « Maman, maman, il y avait un lion caché dans la pierre. »

Sans doute faut-il un regard d’enfant pour découvrir Dieu caché au cœur de notre monde. Dans sa liturgie, l’Église joue un peu le rôle de ce sculpteur en invitant les fidèles, de dimanche en dimanche, à découvrir celui qui semble se cacher dans sa création. Parmi tous les dimanches, le dimanche de la Sainte Trinité est sans doute celui qui nous invite le plus à réfléchir à notre rapport avec Dieu et à nous demander : « qui est notre Dieu? »

Discutant cette semaine avec un ami, celui-ci m’affirma : « Dieu est un égoïste. Tout n’est fait qu’en fonction de lui et de sa gloire. Tout est dirigé vers lui afin que nous l’aimions. Dieu, insistait-il, est un égoïste! » Je dois avouer que je me suis senti provoqué par cette affirmation que je trouvais trop facile et injuste. Dieu un égoïste? Bien sûr, ni vous ni moi n’avons jamais vu Dieu et pourtant, lorsque l’on croit en Dieu, l’on se sent saisi par un amour qui nous dépasse et qui nous surprend, un amour qui nous invite à vivre notre vie en profondeur.

Si Dieu est amour, c’est qu’il y a en Lui communion d’amour, communion de personnes. Dieu n’est pas une solitude. En Dieu ils sont trois et ne font qu’un. C’est le mystère de la Trinité. Il y a le Père qui aime le Fils et qui sans cesse, de toute éternité, lui donne sa vie; il y a le Fils qui aime le Père, par qui tout a été fait, qui est sa Parole, son Verbe, et qui a pour mission de nous le faire connaître; et il y a l’Esprit Saint qui est l’amour même qui existe entre le Père et le Fils, qui va du Père au Fils et du Fils au Père, et qui nous donne de participer à cet amour et d’en vivre.

Bien sûr un mystère demeure un mystère et on ne peut l’approcher que par des images. Les Pères de l’Église employaient cette analogie pour parler de la Trinité : « Le Père est la source, son Verbe est le fleuve, l’Esprit est le courant du fleuve ». (Saint Grégoire de Nazianze)

Parce que nous mettons notre foi en Jésus-Christ, nous croyons et nous affirmons que Dieu n’est pas une invention, mais une découverte; nous croyons que Dieu est une rencontre que chacun doit faire en soi; nous croyons que Jésus-Christ est le chemin de cette rencontre, que le Père est celui qui nous appelle à la vie, et que cette vie habite en nous par le don de l’Esprit Saint.

Chaque dimanche, quand nous nous rassemblons, chrétiens et chrétiennes, nous ne célébrons pas une idée abstraite, mais la vivante réalité de notre Dieu, qui est Père, Fils et Esprit.

Journal de la Trappe (8)

(janvier 16) Voilà plusieurs jours que je n’ai pas écrit. L’on dit des gens heureux qu’ils n’ont pas d’histoire. Je suis très bien ici à la Trappe. Je passe mes journées à lire, à prier, à manger, à dormir. Voilà la vie du moine que je suis devenu pour un mois. Toutes sortes de questions continuent néanmoins à m’habiter concernant la vie monastique. Il y a celles d’ordre personnel : suis-je appelé à devenir moine ? Et là c’est le combat. Et il y a les questions qui indirectement en découlent et qui m’amènent à vouloir mieux cerner la théologie justificative de l’existence de la vie monastique. Ce matin, j’ai eu mon premier choc à ce sujet. Je lisais un livre du cistercien André Louf sur la vie cistercienne où il parle à un moment donné de ces jeunes qui ont entendu l’appel du Christ : « Viens, suis-moi! », et qui se sont fait moines. Non seulement surpris, j’ai été un peu contrarié en lisant cela.

Je dois dire que, comme bien des gens, je n’ai jamais réfléchit à la pertinence de la vie monastique, encore moins à la théologie sous-tendant cette forme de vie en Église. J’en ai surtout goûté les fruits à maintes reprises en tant qu’hôte à l’hôtellerie de divers monastères, lors de mes retraites annuelles. La Trappe d’Oka a toujours été mon lieu de prédilection.

Je ne sais trop pourquoi mais, cette fois-ci, je porte un autre regard sur cette forme de vie religieuse. Sans doute parce que je vis avec les moines. Sans doute parce que cette proximité me rend plus proche de ce désir secret sommeillant en moi, mais jamais envisagé sérieusement.

« Viens, suis-moi! » Jésus peut-il appeler quelqu’un à la vie monastique? Il me semble que lorsque l’on se représente Jésus faisant des appels dans les évangiles, on le voit surtout appelant ses disciples. Un appel qui n’est pas une invitation à se retirer en un lieu secret pour prier, mais une invitation à le suivre dans l’action. Dans ma réaction à cette phrase, je réalisais que je portais en moi une certaine conception de la vocation monastique, où l’appel vient surtout de nous-même, une sorte d’attrait personnel pour ce mode de vie. Mais que Dieu nous y appelle!?

Jésus, il me semblait, n’appelle qu’à la vie apostolique, à l’exemple des disciples qui partent deux par deux sur la route. Longtemps l’on a confondu vie monastique et vie apostolique, faisant de la vie monastique le mode par excelllence de la suite du Christ. N’y a-t-il pas là une sorte de déformation de l’appel de Jésus : « Viens suis-moi! »?

En réfléchissant à tout cela, je prenais alors conscience que je porte en moi une vision de la vie monastique qui est un peu un choix de vie égoïste, où l’on entre uniquement par choix personnel, pour son bonheur personnel, sa quête personnelle de Dieu. Dans tout cela, Dieu ne peut appeler, pensai-je, car il nous veut au milieu de son humanité à livrer bataille avec son Christ.

Voilà donc les réflexions qui me venaient dans ma réaction à ce texte. Mais après coup, je me suis mis à repenser à ces appels du Christ dans l’Évangile. N’y en aurait-il pas un qui pourrait justifier la vie monastique?

Le seul passage qui m’est venu à l’esprit est l’invitation que fait Jésus à Pierre, Jacques et Jean, de se retirer à l’écart avec lui. C’est Gethsémani où Jésus devant sa passion éminente invite ses amis à le soutenir de leur prière. C’est vrai qu’il y a aussi un autre moment semblable, sur la montagne de la Transfiguration, où Jésus leur révèle sa gloire.

Étonnant quand même ces deux textes. De la gloire à la croix! De la croix à la gloire! N’y aurait-il pas là une piste quand à la dimension vocationelle de la vie monastique en Église. Les moines seraient ces veilleurs avec le Christ, lui qui est crucifié jusqu’à la fin des temps dans le don de lui-même au monde, lui qui est entré dans la gloire du Père et qui déjà nous partage sa gloire comme il l’avait fait à la Transfiguration.

Témoin silencieux de la gloire et de la croix, le moine serait alors uni à l’action de grâce du Christ en veillant avec lui pour le monde. Les moines : des intimes du Seigneur, qui veillent avec le Seigneur. Gethsémani sur le Mont Thabor! Est-ce possible une telle vocation?