Homélie pour le 21e Dimanche (C)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 13, 22-30)

En ce temps-là,
tandis qu’il faisait route vers Jérusalem,
Jésus traversait villes et villages en enseignant.
Quelqu’un lui demanda :
« Seigneur, n’y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? »
Jésus leur dit :
« Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite,
car, je vous le déclare,
beaucoup chercheront à entrer
et n’y parviendront pas.
Lorsque le maître de maison se sera levé
pour fermer la porte,
si vous, du dehors, vous vous mettez à frapper à la porte,
en disant :
‘Seigneur, ouvre-nous’,
il vous répondra :
‘Je ne sais pas d’où vous êtes.’
Alors vous vous mettrez à dire :
‘Nous avons mangé et bu en ta présence,
et tu as enseigné sur nos places.’
Il vous répondra :
‘Je ne sais pas d’où vous êtes.
Éloignez-vous de moi,
vous tous qui commettez l’injustice.’
Là, il y aura des pleurs et des grincements de dents,
quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob,
et tous les prophètes
dans le royaume de Dieu,
et que vous-mêmes, vous serez jetés dehors.
Alors on viendra de l’orient et de l’occident,
du nord et du midi,
prendre place au festin dans le royaume de Dieu.
Oui, il y a des derniers qui seront premiers,
et des premiers qui seront derniers. »

COMMENTAIRE

Pas facile d’entendre l’évangile aujourd’hui et encore moins si vous avez à prêcher sur le sujet. Pourtant la liturgie de la Parole a bien commencé avec la prophétie d’Isaïe annonçant la dimension universelle du projet de Dieu où un jour, de toutes les nations, l’on montera à Jérusalem à la rencontre du Seigneur, Dieu de l’univers. Mais comment concilier cette grande libéralité de Dieu avec les pleurs et les grincements de dents de notre évangile?

La Bible, il faut bien l’avouer, nous présente parfois des images déconcertantes de Dieu, sans parler de la longue histoire de l’Église où parfois prédicateurs, théologiens et artistes s’en sont donné à cœur joie avec des images de fin du monde et du jugement dernier. Pourtant, ce jugement est un incontournable dans l’enseignement de Jésus, et il faut bien avouer que le jugement nous fait peur. Qui aime se faire juger? Pourtant n’est-ce pas Jésus lui-même qui nous dit ailleurs dans l’évangile : « ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. » Voilà qui est encourageant. Et pour nous rassurer encore davantage, n’est-ce pas le psalmiste dans un chant d’action de grâce qui loue l’inépuisable bonté de Dieu :

2. Bénis le Seigneur, ô mon âme,
n’oublie aucun de ses bienfaits !

3. Car il pardonne toutes tes offenses
et te guérit de toute maladie ;

10. il n’agit pas envers nous selon nos fautes,
ne nous rend pas selon nos offenses. (Psaume 103)

Frères et sœurs, c’est donc avec cette confiance inébranlable en la bonté du Seigneur que nous pouvons aborder l’évangile aujourd’hui et tâcher de mieux comprendre l’appel qui nous y est fait.

Tout d’abord, il faut souligner que l’évangéliste Luc place les paroles de Jésus dans un contexte bien particulier de son évangile, soit celui de la passion à venir de Jésus, alors que ce dernier monte à Jérusalem. Par son travail d’écrivain sacré, Luc veut insister sur le rejet de la mission prophétique de Jésus par les chefs religieux d’Israël, qui semblent incapables de reconnaître l’heure où Dieu les visite. Et c’est ainsi que quelques chapitres avant notre évangile d’aujourd’hui, Luc nous montre Jésus durcissant son visage au moment de partir pour Jérusalem et annonce que le temps où Jésus va être enlevé du monde est arrivé.

Cette trame dramatique chez l’évangéliste Luc nous aide à mieux comprendre la sévérité de l’imprécation de Jésus à l’égard de ses opposants, et de tous ceux qui commettent l’injustice. Car l’heure est grave et solennelle. Le temps de l’enlèvement de Jésus est arrivé, et pour confirmer cette menace, Luc nous fait entendre des pharisiens qui viennent dire à Jésus : « Va-t’en d’ici, Hérode veut te faire mourir ». Et quelques versets plus loin, nous retrouvons chez Luc ces paroles inoubliables dans la bouche de Jésus qui expriment bien toute sa douleur : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes et vous n’avez pas voulu. ».

C’est dans ce climat oppressant que Jésus lance son sévère avertissement à ceux qui commettent le mal et qui veulent le faire mourir, car s’ils ne changent pas leur cœur, s’ils n’accueillent pas l’action de Dieu au milieu d’eux, eux qui se disent de Dieu, comment pourront-ils passer la porte (1) étroite du Royaume? Car cette porte n’est-elle pas Jésus lui-même, lui qui se désigne comme la porte des brebis dans l’évangile de Jean? Porte que l’on ne peut franchir qu’à la lumière des enseignements de Jésus et dont il se dégage une condition fondamentale pour être du Royaume de Dieu : nous convertir à l’amour, cet amour qui a sa source en Dieu et qui se déploie en nos vies malgré nos limites et nos faiblesses. N’est-ce pas cette volonté d’aimer malgré tout, malgré nous-mêmes parfois, qui est le prix à payer, cet amour qui nous appelle sans cesse à nous dépouiller de nous-mêmes et à nous donner sans réserve ?

Qu’il s’agisse de l’évangile entendu aujourd’hui, ou celui du jugement dernier avec les boucs et les brebis, ou encore de la parabole du maître de maison qui tarde à rentrer et où l’attendent ses serviteurs, les disciples du Christ savent bien que la valeur d’une vie humaine aux yeux de Dieu se mesure à sa capacité à revêtir le Christ, à lui ressembler de plus en plus, à vouloir devenir bon comme lui malgré notre péché. C’est ainsi qu’il saura nous reconnaître et qu’il saura bien d’où nous venons quand nous nous présenterons à la porte du Royaume!

D’ailleurs, c’est lui qui nous fera passer la porte. Tout ce qu’il nous demande c’est de nous laisser prendre la main par lui, de lui offrir nos pauvretés, de le laisser graver en nous l’esprit des béatitudes, tout en lui confiant cette prière : « Et fais Seigneur que je ne sois jamais séparé de toi. Et si je tombe, et bien relève-moi. » Comment ne pourrait-il pas voir alors que nous sommes vraiment de ses brebis?

Par ailleurs, il est important de rappeler que Dieu n’est pas chiche dans son amour et que sa promesse de bonheur éternel est pour tous, sans exception. C’est pourquoi on viendra de partout au festin du Royaume, alors que beaucoup des convives n’auront sans doute jamais entendu parler de Jésus de Nazareth, car depuis sa résurrection son Esprit est à l’œuvre dans tous les cœurs et c’est ainsi que beaucoup l’aiment sans le savoir et que beaucoup se laissent guider par lui sans le connaître.

Et c’est ainsi qu’à l’heure du grand rendez-vous, c’est le Christ lui-même qui lira dans les cœurs et qui saura bien s’y reconnaître, lui qui est doux et humble de cœur, et dont le plus grand désir est de rassembler toute l’humanité dans son amour. Après tout, n’est-il pas venu pour que nous ayons la vie, et que nous l’ayons en abondance ?

C’est pourquoi, comme l’écrivait le cardinal Joseph Ratzinger : « Ce n’est pas un étranger qui va nous juger, mais celui que nous connaissons dans la foi. Le juge ne se présentera pas à nous comme le Tout autre, mais comme l’un des nôtres, qui connaît la condition humaine du dedans et qui l’a vécue. » (2)

Comment alors ne pas avoir confiance ? Car si Jésus ne répond pas à la question initiale de notre évangile : « Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés? », j’ose croire que c’est peut-être pour que nous n’abusions pas de sa miséricorde, car Dieu saura toujours nous surprendre.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs


  1.  Cette image de la porte étroite était bien familière aux auditeurs de Jésus. Toutes les villes munies d’une muraille protectrice avaient pour accès un grand portail où pouvaient passer chariots, foules, marchandises et troupeaux, et un petit portillon pour les voyageurs arrivant de nuit une fois la grande porte fermée jusqu’au matin. Il fallait alors montrer patte blanche avant d’accéder à la ville bloquant ainsi le passage aux malfaiteurs, aux intrus ou même à des soldats ennemis.
  2. Ratzinger, Joseph. Foi chrétienne hier et aujourd’hui. MAME, 1976, p. 234.

Homélie pour le 20e Dimanche T.O. (C)

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JE SUIS VENU ALLUMER UN FEU SUR LA TERRE

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 12, 49-53

En ce temps-là,
Jésus disait à ses disciples :
« Je suis venu apporter un feu sur la terre,
et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé !
Je dois recevoir un baptême,
et quelle angoisse est la mienne jusqu’à ce qu’il soit accompli !
Pensez-vous que je sois venu
mettre la paix sur la terre ?
Non, je vous le dis,
mais bien plutôt la division.
Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées :
trois contre deux et deux contre trois ;
ils se diviseront :
le père contre le fils
et le fils contre le père,
la mère contre la fille
et la fille contre la mère,
la belle-mère contre la belle-fille
et la belle-fille contre la belle-mère. »

COMMENTAIRE

Si l’évangile d’aujourd’hui nous dévoile la hâte de Jésus à voir s’allumer ce feu qu’il est venu apporter, l’on est surtout frappé par l’opposition que va rencontrer l’accomplissement de ce désir chez lui. Ne vous y méprenez pas, nous dit Jésus, « je ne suis pas venu apporter la paix, mais la division ». Ce qui nous amène à nous poser la question suivante : pourquoi la suite du Christ est-elle si difficile ? Après tout, l’évangile n’est-il pas un message de paix et d’amour. En quoi cette annonce peut-elle provoquer autant de divisions ?

D’une part, Jésus compare son action dans le monde à un feu. On pense spontanément à ces langues de feu qui vont descendre sur les apôtres à la Pentecôte. On pense au feu qui réchauffe, au feu qui purifie, au feu qui éclaire et chasse les ténèbres. À n’en pas douter, ce feu qu’apporte Jésus ne peut être que salutaire.

D’ailleurs, l’image du feu est très évocatrice pour tous les humains puisque le feu remonte à la nuit des temps. Le feu a conduit les êtres humains au travers les millénaires, il leur a permis de survivre aux longs hivers, humanisant leurs relations dans ces maisonnées réunies autour du feu, lors des longues nuits de veille et de palabres, aidant à garder au loin les animaux sauvages, permettant de domestiquer la nature, de travailler le fer, de cuire les aliments, de chauffer la terre et d’en faire des récipients de toutes sortes. Mille et un usages du feu au service de l’Homme. Le feu est sans doute le premier don qui lui est fait pour l’aider à apprivoiser son existence sur terre. Et Jésus adopte cette image du feu. Il est venu sur terre allumer un feu, il est venu nous donner de partager sa vie afin de domestiquer notre vie de tous les jours.

Par ailleurs, ce feu sera en butte à l’incompréhension et au rejet nous dit Jésus. Beaucoup d’entre nous ont fait cette expérience, car il n’est pas inhabituel de rencontrer de l’opposition ou même de l’hostilité quand on affirme sa foi en Jésus Christ. Mais vivre de la Parole du Christ et connaître la persécution, est-ce simplement lié au fait de professer sa foi ? Bien que cela soit fondamental, l’affirmation de notre foi n’épuise pas ce en quoi consiste le témoignage chrétien. Il ne s’agit pas ici de minimiser ou de taire notre foi, mais je crois que les lieux de rencontre et de confrontation de l’évangile avec le monde dépassent largement la question de l’annonce explicite de notre foi au Christ. Je m’explique.

L’Évangile est avant tout un message de paix, d’amour et de justice, dont les disciples sont porteurs à cause de leur attachement au Christ ressuscité. Comme le souligne la lettre aux Hébreux en ce dimanche, Jésus est « à l’origine et au terme de notre foi ». Nos vies portent la marque du Christ, et parce que nous sommes appelés à nous laisser configurer au Christ, à vivre de sa vie à lui, nous connaîtrons nous aussi la confrontation avec le monde au nom de l’évangile, même avec nos plus proches, même avec nos familles.

Toutes les fois que l’amour est violenté, que la paix est menacée, que la justice est méprisée, chaque fois que les pauvres sont humiliés, que les droits des personnes sont bafoués et que les plus faibles parmi nous sont exploités, il y a confrontation de l’évangile avec le monde. Chaque fois que les riches ne pensent qu’à s’enrichir au détriment des autres, que des dictateurs oppriment des peuples et que les artisans de paix sont persécutés, il y a confrontation de l’évangile avec le monde. Jésus n’a pas fait qu’annoncer la venue du Royaume, il a pris fait et cause pour les pauvres et les exclus, et ses disciples sont donc invités à se tenir en première ligne de ce combat.

C’est ce feu qui doit brûler au cœur des disciples, car vivre de l’évangile c’est de ne pouvoir s’endormir tout bêtement quand le tiers-monde est à notre porte, quand des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont maintenus en esclavage, soumis à la prostitution, spoliés de leurs biens, privés de soins ou d’éducation, alors que des milliers d’autres, dans l’hémisphère sud, meurent de faim tous les jours, tandis que dans l’hémisphère nord on fait bombance et que nos poubelles débordent.

Vivre de l’évangile ça n’a rien de fleur bleue, ça n’a rien à voir avec une piété enfantine où l’on se replierait sur soi et où le prochain serait constamment oublié. Prendre fait et cause pour l’évangile c’est être porteur de ce feu que Jésus est venu allumer, c’est littéralement entrer dans son combat à lui où le but n’est pas d’être les plus forts ou d’imposer notre loi, car ceux et celles qui s’opposent au message évangélique sont tout autant nos frères et nos sœurs. Ce que le Christ demande à ses disciples, c’est de gagner les cœurs un à un au véritable sens de l’amour, de la paix, du partage et de la justice, tout en rappelant au monde l’extraordinaire dignité de toute personne humaine, car tous et toutes sont voulus et aimés de Dieu, car toute vie humaine est une histoire sacrée. Voilà le feu de la Parole de Dieu que Jésus désire voir s’allumer dans tous les cœurs, mais cette bonne nouvelle ne peut que rencontrer beaucoup de résistance et demande donc beaucoup de courage et de confiance de la part des disciples.

C’est Mgr Tutu de l’Afrique du Sud qui disait un jour dans une homélie : « Quand les Européens sont venus en Afrique du Sud, ils nous ont mis dans les chaînes, mais ils nous ont aussi donné la Bible, ne se doutant pas que le don de cette Bible entraînerait leur perte. Ils étaient finis. En effet ! Les Hollandais et les Anglais nous apportaient la Bible afin de nous éclairer, nous les sauvages, afin de nous libérer de notre ignorance et de notre péché, mais cette Bible devint la clé de notre libération de l’esclavage de l’apartheid. Car cette Bible nous appris que Dieu est miséricorde, que Dieu est à l’œuvre, que Dieu entend les cris de ceux et celles qui sont perdus ou opprimés, que Dieu soutient ceux et celles qui luttent pour la justice, et que Dieu va vaincre, parce qu’il est vainqueur. »

Mgr Tutu nous rappelle que cette Parole vivante qui habite le cœur des disciples agit comme un feu dans le monde quand elle est prise au sérieux et qu’elle est vécue. Écoutons un autre témoin, un autre frère dans la foi, Dom Helder Camara, évêque de Recife au Brésil, décédé en 1998 :

« Un jour, écrit-il, une délégation est venue me voir, ici, à Recife : « Vous savez, Dom Helder, il y a un voleur qui a réussi à pénétrer dans l’église. Il a ouvert le tabernacle. Comme il ne s’intéressait qu’au ciboire, il a jeté les hosties par terre, dans la boue… Vous entendez, Dom Helder : le Seigneur vivant jeté dans la boue !… Nous avons recueilli ces hosties et les avons portées en procession jusqu’à l’église, mais il faut faire une grande cérémonie de réparation !… » — « Oui, je suis d’accord. On va préparer une procession eucharistique. On va réunir tout le monde. On va vraiment faire un acte de réparation. » Le jour de la cérémonie, quand tout le monde était là, j’ai dit : « Seigneur, au nom de mon frère le voleur, je te demande pardon. Il ne savait pas ce qu’il faisait. Il ne savait pas que tu es vraiment présent et vivant dans l’Eucharistie. Ce qu’il a fait nous touche profondément. Mais mes amis, mes frères, comme nous sommes tous aveugles ! Nous sommes choqués parce que notre frère, ce pauvre voleur, a jeté les hosties, le Christ eucharistique dans la boue, mais dans la boue vit le Christ tous les jours, chez nous, au Nordeste ! Il nous faut ouvrir les yeux ! »

« Je suis venu apporter un feu sur la terre, nous dit Jésus, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » Ce profond désir a trouvé son accomplissement avec sa mort et sa résurrection, et il a traversé les siècles jusqu’à nous. Depuis lors, ce sont des millions d’hommes et de femmes qui ont porté et témoigné de ce feu. Puissions-nous être de ceux-là nous aussi.

Yves Bériault, o.p.
Dominicains. Ordre des prêcheurs

Homélie pour la fête de l’Assomption

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Arcabas. Assomption de la Vierge Marie

Le dogme de l’Assomption proclamé en 1950 par le pape Pie XII affirme que : « L’Immaculée Mère de Dieu, Marie toujours vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à la vie céleste ».

Certains se demandent pourquoi accorder une telle gloire à Marie alors que son assomption n’a pas de fondement scripturaire ? Il faut savoir qu’il s’agit d’une très vieille tradition tant dans l’Église d’Occident que l’Église d’Orient. L’affirmation de ce mystère trouve donc son fondement dans la Tradition et dans la mission même de la Mère du Sauveur ; on pourrait parler ici de convenance théologique, un aboutissement logique de la réflexion de l’Église sur mystère du salut à l’œuvre dans la vie de celle que nous appelons la Mère de Dieu.

Ainsi on a volontiers comparé Marie à la nouvelle Ève, car il lui est donné par la conception du Verbe fait chair, de donner à l’humanité celui qui serait capable de la relever de la chute originelle. C’est le théologien Karl Rahner qui dira de Marie :

« En un instant qui n’aura jamais plus de couchant et qui reste valable pour toute l’éternité, la parole de Marie fut la parole de l’humanité, et son “oui” l’amen de toute la création au “oui” de Dieu ».

« Amen », « oui », « fiat », tous ces mots ne font plus qu’un dans la bouche de Marie. Et son oui occupe une place unique dans l’histoire du salut. Il fait office de charnière indispensable entre l’Ancien et le Nouveau Testament, car Dieu ne voulait et ne pouvait nous sauver sans notre libre adhésion à son plan de salut. Par son oui, Marie rend possible le Verbe fait chair. Et parce qu’elle est toute ouverture à l’action de la grâce en elle, Marie devient la « pleine de grâce », la nouvelle Ève par qui le retour vers le Père va pouvoir s’opérer grâce à son fils Jésus.

C’est Dieu le Père qui accomplit tout en son Fils, bien sûr, mais Dieu veut avoir besoin de nous et c’est Marie de Nazareth qui en notre nom dira : « Me voici, je suis la servante du Seigneur. »

En notre nom, au nom de notre humanité, Marie dit oui à cette présence infinie de Dieu en notre chair et, de par sa mission et son état de mère du Sauveur, elle est la première d’une multitude à être entraînée corps et âme à la suite de son fils ressuscité.

« L’Assomption de Marie, affirme Benoît XVI dans une homélie, est un évènement unique et extraordinaire destiné à combler d’espérance et de bonheur le cœur de chaque être humain ». Il y a un climat de joie pascale qui émane de la fête de l’Assomption. Marie, ajoute-t-il, est la prémisse de l’humanité nouvelle, la créature dans laquelle le mystère du Christ a déjà eu un plein effet en la rachetant de la mort. Marie constitue le signe sûr de l’espérance et de la consolation. »

Frères et sœurs, l’Assomption de Marie au ciel est un événement qui nous touche de près parce que l’être humain est destiné à mourir. Mais la mort n’est pas le dernier mot de la vie. Elle est, comme nous le montre le mystère de l’Assomption de la Vierge, le passage vers la vie à la rencontre de l’Amour. Marie élevée dans la gloire du ciel nous attire et, nous donne un avant-goût de cette joie éternelle promise par Dieu.

C’est pourquoi, comme le dit le pape François : « Quand l’Église cherche le Christ, elle frappe toujours à la maison de sa Mère et demande : “Montre-nous Jésus”. C’est de Marie que nous apprenons à être de vrais disciples ». »

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

La foi qui éclaire. Réflexion sur un livre de Robert Louis Wilken

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Je suis à lire le très beau livre de Robert Louis Wilken, The Spirit of Early Christian Thought, Yale University Press, 2003, 368pp. Un livre lumineux sur les premiers siècles de l’Église et les penseurs chrétiens qui engagèrent le débat avec les penseurs païens. Un passage abordant la pensée de saint Augustin chez Wilken éveille en moi le souvenir de mon propre cheminement de foi d’où mon désir de mettre par écrit mes réflexions à la suite à cette lecture.

Le jour même où j’abordais le chapitre septième de Wilken intitulé The Reasonableness of Faith, les textes bibliques du 18e dimanche du temps ordinaire, année C, nous donnaient d’entendre un extrait de la lettre aux Hébreux au chapitre 11, où le premier verset commence ainsi :

« La foi est une façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas. »

Ce passage de la lettre aux Hébreux se présentait à moi comme une synthèse de la pensée d’Augustin telle que présentée par Wilken et éveillait en moi le souvenir de mon propre cheminement de foi.

Je me souviens qu’à la suite à ma conversion, à cette rencontre fulgurante de Dieu dans la prière où je me savais tout d’un coup aimé, que mon cheminement au fil des mois suivants me faisait prendre conscience que la foi c’était quelque chose de vivant, de dynamique en nous. Ma foi en Dieu, ma foi au Christ, ma méditation des Écritures, me donnaient de connaître de l’intérieur le déploiement de vérités avant même d’en prendre connaissance dans les livres ou les homélies entendues. Je partageais alors avec mon entourage cette conviction que la foi était quelque chose qui croissait en nous, que notre vie spirituelle n’était pas statique, comme un objet inerte que l’on possède, mais que cette foi croissait, se déployait, ouvrait sans cesse de nouvelles avenues, de nouvelles fenêtres sur le mystère de Dieu ! Oui, comme le dit l’auteur de la lettre aux Hébreux, « la foi est un moyen de connaître des réalités que l’on ne voit pas », et il va de soi que c’est le seul moyen de connaître Dieu, de faire l’expérience de son amour, de sa présence à notre vie, de devenir son intime, son ami.

Dans son livre, Wilken développe cette idée en s’appuyant sur la pensée d’Augustin. Il lui emprunte cette image extraordinaire où la foi à la contemplation d’une lumière, qui a nécessairement pour effet d’éclairer celui ou celle qui la contemple. La foi en Dieu n’est pas qu’un objet se prêtant à mon observation, mais la véritable foi m’entraîne dans un processus de transformation. Écoutons Wilken dans son analyse de la pensée d’Augustin, texte que je traduis de l’anglais :

« Dans son sermon sur le chapitre septième de Jean, Augustin (1) cite l’un de ses passages préférés d’Isaïe : “Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas” (Isa. 7 : 9). Isaïe, explique-t-il, parle du type de foi que le Seigneur voulait quand il parlait de la nécessité de vouloir faire la volonté de Dieu. La foi n’est pas seulement une question de confiance ou d’assurance : la foi a à faire avec la connaissance qui nous entraîne plus avant, plus profondément dans ce qui est connu. C’est comme regarder une lumière. On ne peut regarder une lumière sans être illuminé par elle, sans prendre part à cette lumière. Croire en Dieu, dit Augustin, ne veut pas seulement dire que quelqu’un croit en cette vérité, mais aussi qu’il aime Dieu : “En croyant nous l’aimons, en croyant nous estimons Dieu, en croyant nous entrons en lui et nous lui sommes incorporés en tant que ses membres. C’est pourquoi Dieu nous demande d’avoir la foi.” (2) La foi ouvre la porte qui conduit à la connaissance de Dieu.

« Cela fait une grande différence, disait Augustin dans l’un de ses sermons, si une personne croit que Jésus est le Christ ou si cette personne croit en Christ. Après tout, que Jésus soit le Christ, même les démons le croyaient, mais ces derniers ne croyaient pas en Christ. Vraiment, tu crois en Christ quand à la fois tu espères en Christ et que tu aimes le Christ. Si tu as la foi sans l’espérance et sans l’amour, tu crois qu’il est le Christ, mais tu ne crois pas en Christ. Alors quand tu crois en Christ, par cette action de croire en lui le Christ vient en toi, et tu es alors uni à lui et fait membre de son corps. Et cela ne peut se produire à moins que l’espérance et l’amour soient du voyage. » (3)

Les Manichéens pensaient que la manière d’atteindre Dieu était de se tenir à distance, de poser des questions critiques, de chercher des appuis extérieurs à la foi. Mais en matière de religion le chemin de la vérité n’est pas trouvé en gardant ses distances. C’est seulement par l’abandon amoureux que nous sommes capables d’entrer dans le mystère de Dieu. Empruntant les mots de Richard de saint Victor, un théologien et écrivain spirituel du 12e siècle : « Là où il y a l’amour, il y a la vision. » (L’on pourrait dire aussi : « C’est l’amour qui fait voir. ») La foi est donc le chemin de la raison. En se mettant au service de la vérité, la foi permet à la raison d’exercer son pouvoir en des domaines où elle n’aurait pas accès sans la foi. C’est seulement en donnant que nous recevons, seulement en aimant que nous sommes aimés, seulement en obéissant que nous savons. » (Du livre de Wilken, pp. 183-185)


  1. Le texte de Jean dont il est question est le suivant en 6, 17 : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il saura si cet enseignement vient de Dieu ou si je parle de mon propre chef. » La note « L » de la TOB précise : « Ceux qui ont commencé à obéir, sans réserve à la volonté divine ont le sens de Dieu; seuls ils seront capables de reconnaître la qualité divine de l’enseignement de Jésus (cf. 3,19-21 ; 6, 29 ; 18, 37).

  2. Tractates sur l’évangile de Jean 29,6

  3. Sermon 144.2

Homélie pour le 19e Dimanche T.O. (C)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 12, 32-48)

En ce temps-là,
Jésus disait à ses disciples :
« Sois sans crainte, petit troupeau :
votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume.
Vendez ce que vous possédez
et donnez-le en aumône.
Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas,
un trésor inépuisable dans les cieux,
là où le voleur n’approche pas,
où la mite ne détruit pas.
Car là où est votre trésor,
là aussi sera votre cœur.
Restez en tenue de service,
votre ceinture autour des reins,
et vos lampes allumées.
Soyez comme des gens qui attendent leur maître à son retour des noces,
pour lui ouvrir dès qu’il arrivera et frappera à la porte.
Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée,
trouvera en train de veiller.
Amen, je vous le dis :
c’est lui qui, la ceinture autour des reins,
les fera prendre place à table
et passera pour les servir.
S’il revient vers minuit ou vers trois heures du matin
et qu’il les trouve ainsi,
heureux sont-ils !

COMMENTAIRE

L’auteur de la lettre aux Hébreux affirme que « la foi est une façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas. » Cette affirmation est forte, car il est question ici de posséder et de connaître l’objet même de notre foi.

Cette possession, c’est goûter à la présence de Dieu en nos vies, même si on ne le voit pas. Les comparaisons sont toujours boiteuses, mais l’on pourrait évoquer ici la communion avec l’être aimé, parti pour un long voyage, mais dont le souvenir et l’affection nous habitent toujours, malgré l’absence. Mystérieusement, la foi en Dieu nous donne de posséder ce que l’on espère, une espérance qui trouvera sa pleine réalisation dans la vie éternelle, mais qui déjà nous fait vivre.

L’auteur de la lettre aux Hébreux affirme aussi que cette communion d’amour avec Dieu nous le fait connaître. Mais comment pouvons-nous prétendre connaître Dieu ? C’est que la foi en Dieu nous donne de saisir, comme par instinct, comment il nous faut nous comporter dans le monde, ce que Dieu attend de nous. Il s’agit d’une connaissance intérieure qui nous donne de comprendre ce qui est de Dieu et ce qui ne l’est pas.

L’acte de foi nous entraîne dans une connaissance de Dieu qui dépasse la simple réflexion naturelle. Il s’agit d’une rencontre intérieure où Dieu se révèle à nous, lui qui déjà s’est fait connaître à travers les écrits des auteurs sacrés de la Bible et qui, ultimement, s’est fait l’un de nous en son Fils Jésus Christ. Déjà, le prophète Jérémie annonçait ce qui suit : « Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. » (Jér. 31, 33) C’est ce que Jésus accomplit quand il promet à ses disciples de leur donner son Esprit, qui les instruira de toutes choses au sujet de Dieu.

Bien sûr, la démarche de foi implique un saut dans l’inconnu, et chacun de nos cheminements est unique et irremplaçable. Si certaines personnes semblent être tombées dans « l’eau bénite » dès leur tendre enfance, la foi ne leur ayant jamais fait défaut, d’autres doivent chercher laborieusement et parfois sans résultat apparent.

Non pas que Dieu se refuse à nous, mais parfois notre histoire personnelle nous amène ailleurs, sur des sentiers parfois marqués par l’épreuve ou les déceptions, ou encore parce que cet horizon de la foi ne semble pas du tout évident. La foi en Dieu est une démarche éminemment personnelle, et chacun avance à son rythme, un rythme où Dieu ne s’impose jamais, mais où toujours il marche avec nous, comme avec les pèlerins d’Emmaüs qui ne l’ont pas encore reconnu.

Le don de la foi est la plus belle demande qu’une personne puisse faire, car la foi illumine toute notre existence et lui donne une direction assurée. La foi c’est accepter de se laisser aimer par Dieu, c’est remettre entre ses mains chacune des journées de nos vies, c’est lui confier nos espoirs, nos peines et nos joies. Il y a dans la foi en Dieu une dimension de confiance absolue. Et si quelqu’un veut vraiment croire en Dieu, il doit lui faire confiance, le prier, et lui demander cette foi. La quémander ! Et une fois qu’il l’a trouvée, redire sans cesse cette prière à Dieu : « Et fais Seigneur que jamais je ne sois jamais séparé de toi ! »

Moi-même je suis revenu à la foi à l’âge de 27 ans, à l’occasion d’une veillée de prière, où j’ai fait l’expérience d’une présence aimante au cœur de ma vie. À partir de ce moment-là, tout a basculé pour moi, et c’est cette expérience du Christ ressuscité qui a orienté tout le reste de ma vie. Je l’ignorais jusque là, mais la foi en Dieu c’est avant tout la rencontre d’un amour, et l’amour se suffit à lui-même, l’amour ne cherche pas ailleurs sa récompense, comme le disait saint Bernard de Clairvaux.

Je crois ! Je crois avec l’Église que Dieu nous a appelés à la vie, une vie plus grande que nous, et qu’il nous appelle à poursuivre ce périple d’une naissance à ce monde, vers un ailleurs qu’on appelle la vie éternelle. Et pourtant, je n’ai pas la foi parce que je tiens à tout prix à vivre éternellement. Parfois une vie éternelle ça peut paraître bien long ! Mais il s’agit d’une promesse du Christ lui-même, où nos vies sont appelées à se déployer avec lui après la mort. Et c’est ainsi que Jésus fait cette promesse extraordinaire à ses disciples qui l’auront servi fidèlement. Il leur promet de les faire assoir à sa table et de les servir lui-même quand il reviendra.

Frères et sœurs, cette promesse trouve déjà son accomplissement quand le Christ nous rassemble autour de son eucharistie, qui est un avant-goût des biens qu’il nous donnera dans le monde à venir. Préparons donc nos cœurs à vivre un aussi grand mystère.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

 

Homélie pour le 18e Dimanche T.O (C)

segundo

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 12, 13-21)

En ce temps-là,
du milieu de la foule, quelqu’un demanda à Jésus :
« Maître, dis à mon frère
de partager avec moi notre héritage. »
Jésus lui répondit :
« Homme, qui donc m’a établi
pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? »
Puis, s’adressant à tous :
« Gardez-vous bien de toute avidité,
car la vie de quelqu’un,
même dans l’abondance,
ne dépend pas de ce qu’il possède. »
Et il leur dit cette parabole :
« Il y avait un homme riche,
dont le domaine avait bien rapporté.
Il se demandait :
‘Que vais-je faire ?
Car je n’ai pas de place pour mettre ma récolte.’
Puis il se dit :
‘Voici ce que je vais faire :
je vais démolir mes greniers,
j’en construirai de plus grands
et j’y mettrai tout mon blé et tous mes biens.
Alors je me dirai à moi-même :
Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition,
pour de nombreuses années.
Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.’
Mais Dieu lui dit :
‘Tu es fou :
cette nuit même, on va te redemander ta vie.
Et ce que tu auras accumulé,
qui l’aura ?’
Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même,
au lieu d’être riche en vue de Dieu. »

COMMENTAIRE

L’homme, j’en suis convaincu, ne naît ni meilleur ni pire qu’à l’aube de l’humanité. Il est toujours cet être fragile et mortel, en manque de salut. Bien sûr, s’il naît dans un milieu porteur, dans une société « éclairée », ce cadre pourra lui être utile afin de grandir en humanité. Mais le mal étant toujours présent dans notre monde, ces structures sociales, aussi avancées soient-elles, pourront toujours se retourner contre ses citoyens et les entraîner dans les horreurs les plus abjectes au nom de cette même humanité que ces sociétés sont censées protéger. L’Allemagne nazie en est un parfait exemple.

L’être humain aura toujours besoin d’être sauvé de lui-même, et aucune société ne parviendra à l’arracher à sa fascination pour le mal. Le monde sera toujours menacé par le péché, par les égoïsmes individuels et collectifs. Qu’il s’agisse d’idéologies totalitaires, de guerres de religion ou de notre échec écologique lamentable. Nous avons besoin d’être sauvés de nous-mêmes et nous n’y parviendrons jamais sans Dieu, sans cette action rédemptrice du Christ ressuscité au cœur de nos vies et de nos sociétés. C’est l’écrivain Umberto Ecco qui écrivait : « Lorsque l’homme cesse de croire en Dieu, ce n’est pas qu’il ne croit plus en rien, il croit alors en n’importe quoi ».

« Vanité des vanités », nous dit le sage au livre de l’Ecclésiaste, si nous mettons notre salut en ce monde qui passe, alors que le psalmiste fait entendre sa supplication qui garde toute sa valeur au fil des âges : « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse. »

Cette sagesse, c’est le Christ, lui qui nous invite à devenir riche en vue de Dieu, au lieu de marcher tête baissée, les yeux rivés sur les biens passagers de cette terre, possessions que nous ne pourrons jamais emporter avec nous au paradis : terres et maisons, gloire et talents, richesses et réputation. Tous ces biens ne peuvent constituer le dernier mot d’une vie humaine, même s’il est vrai que nous ne pouvons vivre en ce monde de manière désincarnée.

Pour nous chrétiens et chrétiennes, nos vies d’hommes et de femmes prennent leur enracinement dans notre foi en Dieu, et dans l’évangile qui nous conduit au Christ. À son école nous apprenons à nous tenir debout dans le monde, tout en n’étant pas du monde, refusant de nous soumettre aux valeurs qui sont en contradiction avec l’évangile.

Bien des témoins se tiennent ainsi parmi nous dans des vies humbles et cachées. Ce matin, j’aimerais vous parler d’un tel homme. Il se nomme Clovis, et il a été pour moi un père spirituel, alors que jeune adulte, je découvrais le Christ. Je me souviens de ces longues heures passées en sa compagnie, soit dans la cuisine familiale, ou dans son beau jardin qu’il entretenait avec tant de soin et où, tous les étés, une place d’honneur était réservée à une statue de la Vierge Marie. Nous discutions de théologie ensemble, de l’histoire de l’Église, de la vie des saints et des saintes, sans jamais me lasser de ces heures bénies.

Clovis était un homme de foi, et lorsque je suis allé lui rendre visite à l’hôpital, alors qu’il ne lui restait que quelques jours à vivre, il est vite allé à l’essentiel. Il m’a parlé de Dieu, de sa foi en ce moment d’épreuve, il m’a parlé de la mort, de sa mort prochaine, me disant que sans vouloir être prétentieux, cette mort ne lui faisait pas vraiment peur, que l’idée de rencontrer Dieu n’éveillait pas vraiment de crainte en lui. « Je n’ai pas peur de Dieu », me disait-il. « Peut-être devrai-je avoir une certaine crainte », avait-t-il poursuivi, « mais Dieu est avant tout un ami pour moi, je me sens en confiance, il va m’accueillir tel que je suis ».

Toute sa vie mon ami Clovis a été conscient de sa fragilité, de sa condition de pécheur, et c’est pourquoi il s’en est toujours remis à la miséricorde de Dieu, et ce, jusque sur son lit de mort, dans une joyeuse espérance, dans une vie de foi épanouie et généreuse, dans une fidélité patiente qui attend tout de Dieu. Clovis n’était pas surhumain. Il était tout simplement un chrétien qui prenait au sérieux sa vie de foi et qui chaque jour la remettait sur le métier à travers l’eucharistie quotidienne, la prière, la lecture, le bénévolat, l’accueil du prochain.

Pour comprendre l’action de Dieu en nous, j’aime bien la comparer à ces merveilles de la technologie biomédicale où des personnes, afin de sauver un membre de leur famille ou un ami, vont donner de leur sang ou de la moelle osseuse ou un rein à la personne aimée. Ces personnes aiment tellement l’autre qu’elles sont prêtes à donner une partie d’elle-même afin de sauver l’autre.

Dieu lui, il a tellement aimé le monde qu’il nous a donné son Fils, son Unique. Il a voulu transplanter sa vie en nous. C’est cela le don de la grâce. Dieu nous aime tellement qu’il veut mettre en nous un cœur neuf pour aimer comme lui, pour voir l’autre dans toute sa réalité d’enfant de Dieu.

Le croyant qui se reçoit ainsi de Dieu est appelé à être un témoin de l’amour de Dieu et de sa miséricorde. Il sait qu’en dépit de ses faiblesses, Dieu est avec lui et l’accompagnera tous les jours de sa vie. C’est pourquoi, tout en reconnaissant ses fragilités et ses limites, il n’a pas peur de se tenir en présence de Dieu. Et c’est ainsi que l’on fait de Dieu son TOUT, son bien le plus précieux, alors que tout le reste pâlit en comparaison et trouve en même temps sa juste place dans nos vies.

C’est cela revêtir l’homme nouveau dont parle saint Paul : c’est se revêtir de la charité même de Dieu qui s’est révélée en Jésus Christ, lui qui de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous, afin que nous devenions riches en vue de Dieu. Car Jésus nous enseigne que nous avons une destinée ouverte sur l’infini, et que nous enfermer dans un égoïsme défensif, qui nous rendrait sourds aux besoins du monde, ce serait refuser d’assumer le sérieux de l’évangile.

Christian de Chergé disait à ses frères moines de Tibhirine : « Je sais n’avoir que ce petit jour d’aujourd’hui à donner à Celui qui m’appelle pour TOUT JOUR, mais comment lui dire oui pour toujours si je ne lui donne pas ce petit jour-ci… Dieu a mille ans pour faire un jour ; je n’ai qu’un seul jour pour faire de l’éternel, c’est aujourd’hui ! » (Christian de Chergé. Chapitre du 30 janvier 1990)

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs.