Homélie pour le 8e Dimanche (C)

Comment faire pour être bons? Quand l’impatience ou la colère nous domine? Que l’irritation est à fleur de peau? Que l’autre m’énerve, parce qu’en fin de compte il n’est pas comme moi? Qu’il n’est pas créé à mon image et à ma ressemblance, et donc, ne méritant que mépris, réprimande ou colère? Ce matin, je nous invite à l’école. Souvenir d’enfance.

Alors que j’étais en cinquième année, j’avais alors 11 ans, l’institutrice, qui n’était pas une sœur, était d’une intolérance telle face à mes fautes de grammaire lors des dictées qu’elle me cognait sur les doigts avec sa règle en métal, et m’enfonçait les ongles de sa main dans mon cou. Je n’ai pas oublié, car les humiliations, les blessures à l’estime de soi prennent du temps à guérir complètement.

J’aurais bien aimé que cette institutrice voie la poutre dans son œil avant de voir les petites brindilles éparses dans ma composition. Comme enfant, n’avais-je pas besoin d’une éducatrice à l’école et non pas d’une matrone de prison ? Si elle avait fait sien le sommet de l’hymne à l’amour de saint Paul où il est dit que l’amour prend patience, peut-être m’aurait-elle prise de côté après la classe afin de m’aider à comprendre les règles grammaticales. Oui, l’amour prend patience et tant que nous ne sommes pas allés à cette école de l’évangile, il nous est difficile d’accompagner les autres dans leurs faiblesses et leurs défauts.

Car l’invitation que nous fait Jésus aujourd’hui, c’est de nous mêler de nos affaires, mais avec doigté et discernement; et dans ces affaires, le prochain occupe une place centrale, car nous avons la charge de l’autre, mais il y a la manière. C’est Maurice Zundel, ce prêtre et grand spirituel Suisse, qui disait dans une homélie :

« Dans les autres, il y a l’Autre et c’est parce que dans les autres le destin de Dieu est engagé, c’est parce qu’il est mis en question par chaque décision de la volonté, c’est à cause de cela que le prochain nous est confié. »[1].

En fait, la foi en Dieu nous relie intimement les uns aux autres, et il y a là une école de vie où sans cesse nous sommes appelés à faire de nouveaux progrès, à grandir sans cesse dans le don de nous-mêmes, dans notre générosité, notre miséricorde, bref, dans notre amitié pour tous ces compagnons et compagnes de route, avec qui nous marchons vers le terme de nos vies, et qui ne sera qu’un commencement.

L’évangile de ce jour est comme un point d’orgue à l’affirmation de Jésus de dimanche dernier quand il nous disait « soyez généreux comme votre Père du ciel est généreux ». Soyez bon comme lui; branchez-vous à la source de Vie afin de devenir semblable à ces arbres qui ploient sous l’abondance de leurs fruits à la saison des récoltes.

L’enjeu dont il est question aujourd’hui dans l’évangile, c’est notre vie spirituelle, et ce n’est qu’à l’école du Christ que l’on peut apprendre à aimer en vérité, avec patience et bonté. Il ne suffit pas d’être équilibré psychologiquement dans la vie, d’avoir une foule de talents ou de richesses, ou encore d’avoir des capacités qui surpassent tous les autres, comme on le voit aux jeux Olympiques. Non, j’aurais beau avoir tous les dons du ciel, s’il me manque l’amour je ne suis rien.

Pour la philosophe Simone Weil, une femme juive qui a fait une rencontre fulgurante du Christ au cœur de la 2e Guerre mondiale, la foi en Dieu c’est l’intelligence qui est éclairée par l’amour. Superbe définition! Car c’est avec cette disposition du cœur qu’il nous faut aller les uns vers les autres afin de porter sur l’autre le regard même que Dieu porte sur chacun et chacune de nous. 

C’est de cela qu’il s’agit quand Jésus nous invite à ne pas agir comme des aveugles qui conduisent d’autres aveugles, ou à ne pas devenir des arbres desséchés, sans beauté ni fruits. Nous sommes donc invités à son école à lui, à l’école du maître miséricordieux et patient, afin de devenir comme lui, afin d’apprendre à nous mettre à l’écoute du Père qui nous donne la charge du prochain et qui nous demande d’agir en bons pédagogues les uns envers les autres. 

Un beau témoignage qu’il m’a été donné d’entendre un jour est le suivant :

Il s’agit s‘une entrevue à la radio avec un couple exceptionnel qui avait accueilli près de trois cents enfants en difficulté dans leur foyer sur une période de près de trente-cinq années. Ils en avaient même adopté plusieurs. Un véritable exploit. La journaliste leur avait demandé s’il y avait certains de ces enfants en difficulté qu’ils avaient aimés plus que d’autres. Quelle question piège ! La maman avait alors répondu de but en blanc : « Oui, ceux qui en avaient le plus besoin. »

fr. Yves Bériault, o.p. Dominicain


[1] Maurice Zundel. Homélie pour le 1er dimanche de l’Avent. L’Histoire prend son sens en Jésus), dans « Ta Parole comme une source », Ed. Anne Sigier, 1991. p. 18

Homélie pour le 5e Dimanche T.O. (C)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 5,1-11.
En ce temps-là, la foule se pressait autour de Jésus pour écouter la parole de Dieu, tandis qu’il se tenait au bord du lac de Génésareth.
Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets.
Jésus monta dans une des barques qui appartenait à Simon, et lui demanda de s’écarter un peu du rivage. Puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules.
Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. »
Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. »
Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer.
Ils firent signe à leurs compagnons de l’autre barque de venir les aider. Ceux-ci vinrent, et ils remplirent les deux barques, à tel point qu’elles enfonçaient.
A cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. »
En effet, un grand effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu’ils avaient pêchés ;
et de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Jésus dit à Simon : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras.»
Alors ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent.

COMMENTAIRE

Frères et sœurs, j’aimerais vous raconter une histoire de pêche. Cela se passe au Rwanda, où j’ai habité en 2009 pendant près d’un an. Alors que je me promenais avec des frères au bord du grand lac Kivu, un lac qui fait un peu plus de cent kilomètres de long par cinquante de large, je vis une flottille de bateaux de pêche se diriger vers le large à la queue leu leu. Il s’agissait de petits chalutiers artisanaux, des pirogues à deux coques, propulsées par une bonne demi-douzaine de pêcheurs, maniant des pagaies au rythme d’un chant à la fois profond et cadencé, quasi-religieux.

C’était à la brunante et la petite flottille composée de quinze bateaux environ appareillait pour la nuit. Chacune des pirogues avait une lampe allumée à sa proue et toutes les dix ou quinze minutes, une nouvelle pirogue quittait le petit port de pêche sous l’acclamation de leurs proches. Comme dans un ballet bien synchronisé, elles s’en allaient toutes dans la même direction afin d’y tendre leurs filets. Un spectacle fascinant qui me parlait de ces hommes partant de nuit, gagner leur vie, espérant faire une pêche abondante afin de nourrir leurs familles.

Tout bon pêcheur le sait, la pêche au filet pour être fructueuse doit se faire de nuit. Pourtant, dans le récit évangélique de ce dimanche, nous retrouvons Simon Pierre et ses compagnons qui rentrent bredouilles de leur nuit de pêche. L’évangéliste Luc nous décrit la scène.

Pierre et ses compagnons sont là sur la plage au petit matin à nettoyer leurs filets. Et voilà que Jésus se tient sur le rivage, entouré par la foule. Nous sommes près de Capharnaüm, là où Jésus a expulsé un démon d’un possédé à la synagogue, là où il a guéri la belle-mère de Pierre, ainsi qu’un grand nombre de malades. Le texte précise que cette foule est là pour écouter Jésus commenter la parole de Dieu. C’est alors que Jésus monte dans une barque qui appartient à Simon Pierre et s’éloigne du rivage pour enseigner à la foule.

La prédication terminée, il invite Pierre à s’avancer au large et à lancer les filets. Avec la foule, nous sommes alors témoins de la puissance créatrice de la parole du Christ. Remarquez que la nuit est terminée.

Comment penser qu’il soit possible de faire mieux en plein jour, si la pêche a été infructueuse de nuit? Mais Pierre fait confiance à Jésus. On retrouve dans ce récit un certain parallèle avec l’attitude de Marie devant l’ange Gabriel : « Qu’il me soit fait selon ta parole » avait-elle répondu. « Puisque tu me le demandes, dit Pierre, je vais lancer les filets ».

Le résultat ne se fait pas attendre. C’est la pêche miraculeuse! Les filets sont pleins à tout rompre et le sens du miracle nous est dévoilé quand Jésus dit à Pierre : « Désormais, ce sont des hommes que tu prendras ».

En grec, le sens du mot employé ici veut dire « prendre vivant » ; quand il s’agit de poissons, c’est les tuer parce que la mer est leur milieu naturel… Mais quand il s’agit des hommes que l’on arrache à la mer, le verbe employé signifie sauver : prendre vivantes des personnes, les arracher à la mer, les empêcher de se noyer, les sauver.(Thabut)

Bien sûr, la mission de l’Église trouve son fondement dans ce récit, et sans cesse, elle est invitée à lancer les filets. Mais n’est-ce pas là la tâche des missionnaires, des évangélisateurs, des catéchètes? Si je ne suis ni missionnaire, ni évangélisateur, ni catéchète, comment vais-je lancer le filet?

Je me souviens, après un long séjour chez les Trappistes à Oka, j’avais fait le constat suivant : me retrouvant à l’église pour la prière de la nuit, les vigiles, qui sont célébrées à 4 h du matin, j’en étais arrivé à cette conclusion que l’église était la véritable demeure des moines. Non pas leur chambre, ni le réfectoire ou les lieux de travail, mais l’église abbatiale. La chambre n’étant qu’une sorte de salle d’attente ou de repos, en attendant de se retrouver dans le seul lieu qui compte pour les moines : l’église. Cette nef m’apparut alors comme le navire du moine, ce marin de la vie spirituelle, dont tout le quotidien est tendu vers ce lieu de la prière communautaire où, ensemble, plusieurs fois par jour, les moines prennent la mer afin d’aller y tendre leurs filets au nom de Dieu, priant, intercédant pour les hommes et les femmes de ce monde.

S’il en est ainsi des moines qui ne quittent pas leur monastère, que dire alors de chacun et chacune de nous ici qui, à chaque jour dans la cité, levons les voiles et prenons la mer? La réponse confiante de Pierre à Jésus n’est-elle pas l’expression la plus achevée de toute remise de soi-même entre les mains de Dieu : « Maître, sur ton ordre, je vais jeter les filets encore aujourd’hui ».

Dans l’épître aux Hébreux, il est écrit : « Jésus Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité » (Heb 13, 8). Sa parole est agissante pour nous aujourd’hui, comme hier, comme elle le sera demain. Telle est notre foi. Et quand nous nous offrons à Dieu, quand nous lui disons comme le prophète Isaïe : « Moi je serai ton messager, envoie-moi », ou encore « fais de moi ton instrument », nous devenons alors des pêcheurs d’hommes, la parole du Christ se réalise alors en nous et il n’y a pas de plus grand bonheur. C’est la joie d’être disciple qui s’accomplit en nous.

Chaque parole bienveillante, chaque encouragement, chaque marque de tendresse et de réconfort; le moindre petit service, le travail quotidien fait consciencieusement, le temps donné gratuitement, l’écoute généreuse et attentive de celui ou de celle qui souffre, ces mille et une manière de signifier ce trop plein d’amour que le Christ a déversé en nos cœurs, c’est cela aussi lancer les filets. La Parole de Dieu ce matin nous invite à la confiance et à l’audace en dépit des vents contraires dans nos vies, des résultats décevants ou même des échecs apparents, car le ressuscité est toujours là sur le rivage de nos vies.

C’est la nature même de notre foi au Christ qui nous permet d’affirmer que notre Dieu est le Dieu de l’Impossible et qu’il nous est demandé à nous, de tout simplement faire confiance et de lancer les filets. De croire que notre prière, nos gestes fraternels, notre vie quotidienne, vécues dans la foi, ont ce pouvoir de transformer le monde, de sauver les hommes et les femmes qui l’habitent.

C’est là l’invitation que nous fait Jésus Christ en son Église : Partir de nuit, comme de jour, nos lampes bien allumées, assumant pleinement et avec courage chacune des journées qui nous est donnée, reconnaissant humblement comme saint Paul, que ce que nous sommes en tant que croyants, nous le sommes par la grâce de Dieu, confiants qu’en nous remettant entre ses mains, nous pourrons nous aussi dire comme Paul : « la grâce dont il m’a comblé n’a pas été stérile ».

À nous maintenant, après une semaine en mer depuis notre dernier rassemblement dominicale, de tirer nos filets vers le rivage de cette eucharistie où le Christ nous attend. Amen.

Yves Bériault, o.p. Dominicains