C’était le 6 décembre à l’École Polytechnique

bildeLe 6 décembre 1989, j’étais sur le campus de l’Université de Montréal quand a eu lieu la tuerie de l’école polytechnique. Quatorze étudiantes furent sauvagement assassinées. Je me souviens du deuil qui est alors tombé sur la ville de Montréal, comme une chape de plomb. Je revois cette marche de nuit vers l’Oratoire Saint-Joseph, les cierges, les pleurs… C’est moi qui présidais l’eucharistie de la communauté universitaire le dimanche suivant. Que dire à tous ces jeunes? Plusieurs me demandaient : « Où est Dieu dans tout cela? » Ce que j’ai dit alors demeure tout aussi vrai pour moi aujourd’hui :

« Ces jours-ci, notre espérance se tient comme au-dessus d’un abîme. L’horreur quotidienne qui défile sur le petit écran tout à coup nous rejoint. Nous nous pensions à l’abri et nous en somme victimes à notre tour, victimes du mal. Bien sûr, nous voulons comprendre, mais qu’y a-t-il à comprendre, sinon que la vie semble mise en échec. Et pour nous s’élève ici une question fondamentale, une question aussi fondamentale que le sens de la vie elle-même: « Où est Dieu dans tout cela? » Comme le dit un psaume : « Ça ne te fait donc rien de voir mourir tes enfants? »

Nous pouvons comprendre que la douleur puisse éveiller de telles questions chez plusieurs personnes. Mais la vision d’un Dieu indifférent et insensible est incompatible avec notre foi. Nous sommes créés à son image, Lui source de tout amour. Et la douleur qui nous habite ne peut provenir que de sa douleur de Père, de Mère.

Je n’ai pas honte de mon Dieu, même si je ne comprends pas tous les enjeux du mystère du mal. J’ai confiance en Lui. Et si l’on nous demande: « Où est-il ton Dieu? Quel est son visage?» La seule image que nous puissions offrir de Lui est celle d’un homme crucifié, exécuté, assassiné.

Notre Dieu ne cherche pas à se justifier. Il nous invite tout simplement à le regarder sur la croix. »

Mon ami Clovis

L’amitié est un thème important chez les saints et les mystiques. Et s’ils n’en ont pas tous parlé, ils en ont certainement vécu la réalité. Pensons à Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, Catherine de Sienne et Raymond de Capoue, Claire et François d’Assise… Bien sûr, il s’agit ici de l’amitié qui trouve sa profondeur dans un amour commun pour le Christ, pour Dieu, où deux amis trouvent leur joie à partager ensemble sur ce bonheur de connaître Dieu, de l’aimer et d’être aimés de Lui. J’ai été comblé dans ma vie chrétienne jusqu’à ce jour en amitiés chrétiennes des plus diverses, c’est l’une de mes plus grandes joies. C’est pourquoi j’aimerais maintenant vous parler d’un homme qui a joué un rôle très important dans ma vie de foi. Il fut un véritable guide spirituel pour moi. Il s’appelait Clovis. Il était le père de Pierre, mon meilleur ami depuis maintenant 27 ans. Une amitié sans faille, et qui dure toujours, parce qu’une foi commune donne sa plénitude à notre relation.

J’ai connu Clovis à peu près au même moment où j’ai connu Pierre. Mais notre amitié spirituelle a véritablement commencé avec ma conversion. Il en était enthousiasmé et avec sa bonne mine d’un Jean XXIII, il m’inspirait confiance. Clovis avait été admis chez les Franciscains à l’âge de vingt ans, mais les rigueurs de la vie religieuse à cette époque, et sa santé, plutôt fragile, ne lui avaient pas permis de poursuivre cet engagement. Il était alors sorti de communauté. Il s’était marié. Et de ce mariage étaient nés trois enfants. Tout au long de sa vie il a été animé d’une soif spirituelle constante, intense, qui a fait de lui, à la fois un homme de prière, un sage et un chrétien très cultivé, car il lisait beaucoup.

Clovis a été pour moi un père spirituel et je me souviens avec plaisir et nostalgie, de ces longues heures passées en sa compagnie, soit dans la cuisine familiale ou dans son beau jardin, qu’il entretenait avec tant de soin, et où, tous les étés, une place d’honneur était réservée à une statue de la Vierge Marie. Nous discutions de théologie, de l’histoire de l’Église, de la vie des saints et des saintes, qui étaient des familiers pour lui. Et jamais je ne me lassais de ces heures passées ensemble.

À 78 ans, Clovis a été hospitalisé. Son diabète devenait incontrôlable. Il lui restait peu de temps à vivre. J’étais allé le voir à l’hôpital à Joliette. Je vis là, un homme diminué, épuisé par la maladie, mais toujours aussi lucide. Un homme qui savait qu’il ne pourrait pas retourner dans sa maison, qu’il ne reverrait plus son beau jardin, où il passait la plus belle partie de ses étés. Sa santé ne lui permettait plus de vivre seul à la maison. Et dès qu’il aurait reçu son congé de l’hôpital, il irait rejoindre « sa » Thérèse qui vivait dans un Centre d’accueil depuis plus d’un an, maman Thérèse que j’aimais beaucoup.

Clovis était un homme de foi, et lorsque je suis allé lui rendre visite, il est vite allé à l’essentiel. Il m’a parlé de Dieu, de sa foi en ce moment d’épreuve. Il m’a parlé de la mort, de sa mort prochaine, me disant que sans vouloir être prétentieux, cette mort ne lui faisait pas vraiment peur. Que l’idée de rencontrer Dieu n’éveillait pas vraiment de crainte en lui. « Je n’ai pas peur de Dieu » me dit-il. « Peut-être devrai-je avoir une certaine crainte », a-t-il poursuivi, « mais Dieu est avant tout un ami pour moi. Je me sens en confiance, il va m’accueillir tel que je suis « .

En écoutant mon ami Clovis, il me venait en mémoire ce passage de la seconde lettre de Paul à Timothée où il lui dit : « Me voici déjà offert en sacrifice, le moment est venu. Je me suis bien battu, j’ai tenu jusqu’au bout de la course, je suis resté fidèle. Je n’ai plus qu’à recevoir la récompense du vainqueur : dans sa justice, le Seigneur, le juge impartial, me la remettra en ce jour-là, comme à tous ceux qui auront désiré avec amour sa manifestation dans la gloire « . Tout en me remémorant ce texte, je voyais en cet homme alité, la figure du vieil apôtre Paul, terminant sa course, et moi, j’étais Timothée, poursuivant sa course, écoutant les réflexions et les recommandations d’un homme au terme de sa vie, contemplant déjà le destin qui serait le mien. Je me sentais rassuré de me tenir auprès d’un homme qui semblait aussi serein à l’idée de la mort. Avant de le quitter, il me demanda de le bénir, car j’étais alors prêtre. Il était d’ailleurs venu à mon ordination ainsi qu’à ma profession religieuse. Je le bénis avec émotion, et je sortis de la chambre, jetant un dernier regard vers lui et il m’envoya tout simplement la main, comme un voyageur sur le quai d’une gare qui s’apprête à prendre le train. Le train pour l’éternité…

Une semaine plus tard avaient lieu les funérailles et la famille me demanda de prêcher à cette occasion. Je rappelai essentiellement ce qu’avait été ma relation avec Clovis, sa grande dignité, sa grande paix face à la mort et je me souviens que j’avais partagé un sentiment qui m’habitait avec l’assemblée, en leur disant que, pour la première fois de ma vie, j’avais vraiment l’impression d’assister aux funérailles d’un chrétien. Non pas que je n’aie vécu cette expérience auparavant. Mais c’était la première fois que je perdais un ami dans la foi, et où j’étais convaincu de l’attachement profond du défunt pour le Christ. Un chrétien venait de mourir et nous célébrions son départ vers la maison du Père en l’accompagnant de nos prières.

À la fin de la célébration, après l’aspersion de l’eau bénite sur le cercueil, les porteurs s’avancèrent, prirent le cercueil et se dirigèrent vers la sortie de la cathédrale, alors que tous les participants demeuraient dans leurs bancs. J’étais donc l’un des seuls à voir s’éloigner la dépouille de mon ami Clovis, me tenant debout face à l’allée centrale. Nous étions au mois de janvier, je crois, et je me souviens que l’intérieur de la cathédrale était plus ou moins bien éclairé à cause du peu de fenêtres. Lorsque les porteurs arrivèrent à l’arrière de la cathédrale, ils ouvrirent les portes et là, une lumière aveuglante m’éblouit et envahit tout le hall arrière de la cathédrale. C’était le soleil d’hiver sur une neige fraîchement tombée qui brillait de tous ses feux. Je vis alors le cercueil disparaître dans cette blancheur éclatante. Mon ami Clovis était parti. Il ne restait plus que ce puits de lumière ouvert sur l’infini…

La solitude

Alors que les porteurs sortaient le cercueil de l’église après les funérailles, j’étais envahi par l’émotion devant la peine de la famille, même si je ne connaissais pas le défunt. C’est une douleur tellement profonde la mort d’un être cher que l’on pleure parfois à chaudes larmes, sans retenue, la peine étant trop lourde à supporter.Le mot qui m’est venu en voyant cette famille pleurer a été le mot « solitude ». Elle était là devant moi, omniprésente, comme si je pouvais la toucher du doigt.

Comme dise les gens, quand on perd un être cher, cela laisse un grand vide. L’être aimé n’est plus là pour égayer nos journées. L’être unique et irremplaçable qu’il était n’est plus.

L’on prend conscience que la mort est un voyage dont l’être aimé ne reviendra jamais. C’est un départ pour toujours. D’où cet immense sentiment de solitude qui nous empoigne le cœur.

La solitude! La solitude parce que l’amour ici bas ne peut durer toujours. Il est éphémère, parce que nous sommes atteints d’une blessure mortelle dont Dieu seul peut nous guérir.

Ce n’est qu’en lui que nous nous retrouverons un jour, dans son éternité. Nos amours seront alors immortels. La solitude sera bannie pour toujours.

Requiest in pace.

L’amour toujours

La perte d’un être cher, même lorsqu’il est très âgé, même à la suite d’une longue maladie, implique toujours un deuil, une peine, à cause de tout ce qu’a été cette personne pour nous et qui, soudainement, disparaît de notre horizon. Comme s’il ne restait plus rien.

Que reste-t-il de tout cet amour donné? Des mots d’encouragements, de la tendresse, des consolations et des joies prodigués si généreusement au cours des années?

Il faut bien se le dire, la mort est trompeuse. Elle oriente nos regards vers l’absence, vers la perte, cherchant à nous faire croire que tout est fini, qu’il ne reste plus de l’être aimé qu’un vague souvenir s’effilochant peu à peu au fil du temps.

C’est lorsque l’on perd un être cher que l’on se sent questionné par cette réalité au-delà de la mort, que l’on appelle la vie éternelle. Nous prenons alors conscience à quel point l’amour donné par une personne est sans doute le plus beau fruit que puisse porter une vie humaine. Après tout, c’est là notre raison d’être sur la terre : aimer…

C’est l’amour qui nous fait vivre, et l’amour ne saurait mourir. L’amour n’est pas une passion inutile. Il porte en lui un germe d’éternité. Il rime avec toujours comme le chante les poètes.

Le secret d’une vie

Suite à certains de vos commentaires, chers amis du moine ruminant, je viens prolonger quelque peu cette réflexion sur la mort, entreprise il y a quelques mois.

Ce qui me touche toujours lorsque je dois préparer des funérailles, c’est la rencontre avec les proches de la personne décédée. J’ai le privilège alors d’entrer dans le secret d’une vie, une vie qui m’était inconnue, souvent une vie humble et cachée et qui, soudainement, est dévoilée à tous à l’occasion du décès.

À chaque fois, je suis surpris et ému par tout ce que peut receler une vie humaine quand elle est regardée de près par les personnes qui la connaissaient et l’aimaient. En fouillant dans les replis secrets de cette vie, l’on découvre des trésors impressionnants de bonté, d’amour et de générosité, de passions et de soucis des autres, trésors parfois à peine connus de certains proches. C’est tout cela qui est mis à jour lors du grand passage! Au deuil et aux larmes, se mêle alors une profonde reconnaissance pour tout ce qu’a été la personne décédée. Comme me disait une dame âgée suite à la mort de son époux : « Comme il nous a aimés! »

Bien sûr, les funérailles sont avant tout le lieu où l’on proclame la victoire du Christ sur la mort, la réalisation définitive de cette promesse de Dieu, qui est mise dans la bouche du prophète Isaïe, et qui annoncait la fin de notre humiliation et le retrait définitif de ce voile de deuil qui nous enveloppe le cœur dès notre naissance.

Mais les funérailles sont aussi l’occasion de faire mémoire de la personne qui nous a laissés, une occasion unique de contempler l’action secrète de Dieu dans sa vie et d’en rendre grâce. C’est ainsi que nous apprivoisons la douleur et la mort, et que s’ouvre à l’espérance le coeur de ceux et de celles qui pleurent, en attendant les grandes retrouvailles dans l’éternité de Dieu. Oui, c’est une grâce pour moi que d’être le témoin de ce grand mystère qui se joue à chaque fois devant moi.

À une jeune lectrice en colère

Annie, une jeune universitaire, m’écrit suite au décès de sa mère. Elle me dit vivre une grande colère contre Dieu lorsqu’elle va à la messe. Elle aimerait que je lui réponde via ce blogue. Voici donc ce que j’aimerais te dire chère Annie.

Tout d’abord Annie, je te remercie de ta confiance en me partageant ce que tu portes. Je trouve ta colère très saine tu sais, tout particulièrement celle qui se manifeste à l’endroit de Dieu lorsque tu vas à l’église. Et tu as le droit de vouloir cesser d’y aller.

Mais tu sais que les textes les plus violents dans la Bible sont les psaumes, et que parmi ces textes s’exprime parfois une très grande colère à l’endroit de Dieu. Bien sûr, le psalmiste finit toujours par revenir vers Dieu et lui confier sa vie. Mais avec un ami, on n’a pas peur de la franchise, ni de ses sentiments. Et dans certaines situations de la vie, le mal nous fait crier notre douleur. Et alors qui peut-on blâmer, si ce n’est Dieu? C’est lui notre bouc-émissaire, car l’on aimerait bien que d’un tour de main il renverse les situations les plus terribles.

C’est le grand mystère de la vie qui bat en nous et qui, parfois, est tellement souffrante et injuste. On n’a pas assez de notre petite tête et de notre petit coeur pour comprendre tout ce qui nous arrive. Mais le Christ est venu porter avec nous cette souffrance. Comme le dit Catherine de Sienne: « ce ne sont pas les clous qui retiennent le Christ sur la croix, mais l’amour. » Et quand je le considère ainsi, crucifié, poussant l’amour jusque là, je me dis alors que mon ennemi ce n’est pas Dieu, ce n’est pas le Christ, mais le mal qu’il est venu dénoncer, qu’il est venu affronter et vaincre. Le mal en moi et chez les autres, la morten moi et chez les autres. Mais il faut du temps pour voir les premières pousses de la résurrection en nos vies, pourtant elles sont là.

« Time is gentleman » dit un proverbe anglais. Et le temps du deuil et de la perte que tu vis est un temps qui est souffrant, car ta perte est grande ainsi que ta peine. Seulement le temps, je dirais la caresse de Dieu sur ton existence, pourra cicatriser la douleur, sans jamais pourtant que tu ne l’oublie. Viendra un jour où elle ne fera plus vraiment mal, mais où le souvenir lui ne mourra jamais. Et l’on serait inhumain si l’on pensait pouvoir un jour se débarrasser du souvenir. Dans ce souvenir l’on apprend à grandir, il nous pousse vers l’avant et peu à peu nous rend capable de porter les autres qui vivent une souffrance comme la nôtre.

Face à l’épreuve de la mort d’un être cher se joue un choix de regard sur l’existence, un pari sur la vie et sur Dieu. Tu as le droit de râler, de chialer, de sacrer! Tu as le droit de dire « je n’avance plus ». Tu seras toujours respectée dans tes choix. Mais sache que Lui t’attend toujours, qu’il ne te juge pas et, surtout, qu’il comprend et accepte ta colère. Patience et… prière confiante. Un mot suffit.

Devant la mort d’un ami

N.B. J’ai écrit cette lettre en décembre 2005, suite à la mort d’un ami âgé de 37 ans, père de deux jeunes enfants de cinq et sept ans. Cette lettre s’adresse à tous ceux et celles qui ont connu Stéphane, essentiellement des camarades d’université ayant à peu près le même âge que Stéphane. J’ai pensé la partager à nouveau avec vous car elle parle du sens de la prière. J’aimerais bien entendre vos réactions…

Chers amis, chers frères et sœurs dans le Christ,

Je tenais à vous écrire suite à l’épreuve de la perte de notre ami Stéphane afin de vous partager ma conviction face à une telle confrontation avec la mort d’un proche. Je ne voudrais pas que cette épreuve nous laisse sans espérance.

Nous avons tous prié intensément pour la guérison de Stéphane, au point où il peut sembler légitime de se demander pourquoi Dieu n’a pas répondu à notre prière. Serait-il sourd? La prière a-t-elle vraiment un sens dans une telle épreuve où la fin semble inévitable? Voilà des questions que je me suis posées tout comme vous sans doute.

J’ai eu l’occasion de voir Stéphane à quelques reprises pendant sa maladie et j’étais en contact téléphonique avec lui tous les jours. Il m’avait demandé de le faire parce qu’il voulait s’assurer qu’on le soutienne spirituellement et que l’on prie pour lui. Il est donc normal de se demander si nous avons échoués?

Et où était Dieu dans tout cela? Nous lui avons crié : « Seigneur, ton ami est malade », comme l’a fait la sœur de Lazare, et aujourd’hui nous avons envie de lui dire avec le psalmiste : « Cela ne te fait-il rien de nous voir mourir? »

Mais d’entrée de jeux, je dois vous avouer que mon espérance est ailleurs maintenant et ma compréhension de l’efficacité de la prière a été profondément transformée par cette épreuve de la mort de Stéphane. Je pensais savoir bien des choses sur la vie de foi. N’est-ce pas normal quand on a fait de la théologie et que l’on a beaucoup lu. Mais il n’y a rien comme l’expérience de la prière poussée dans ses derniers retranchements pour nous en faire saisir un peu mieux la dynamique. C’est cela que j’aimerais maintenant vous partager. Je le ferai en trois points qui correspondent aux trois étapes du processus que j’ai vécu dans cet accompagnement de Stéphane, notre frère dans la foi.

1- Tout d’abord, devant la maladie qui semblait progresser inéluctablement après seulement deux semaines, j’ai saisi tout à coup qu’une des fonctions de la prière n’était pas l’exaucement à tout prix, ce que je savais déjà, mais que la prière avait aussi pour fonction de porter l’autre devant Dieu. Alors que ma prière se faisait insistante pour que le Seigneur guérisse Stéphane, j’ai compris que ma prière avait aussi comme fonction de le soutenir, de veiller avec lui. Comme si Dieu me demandait de le laisser habiter ma prière afin qu’à travers moi Il soutienne Stéphane dans sa souffrance. Une invitation à veiller avec l’ami malade dans la prière, à porter avec lui sa douleur, à penser très souvent à lui et à le confier à chaque fois au Seigneur.

C’est comme si un nouvel éclairage sur la prière m’avait été donné. Il ne suffit pas de dire « Seigneur, Seigneur ». Il faut aussi veiller avec lui à Gethsémani, le Gethsémani de toutes les souffrances humaines. C’est là quelque chose qui demande bien plus de temps que la simple demande de guérison au Seigneur dans une formule rapide et toute faite. C’est plus engageant aussi, plus fatiguant, plus coûteux. Écouter un ami qui souffre prend du temps. Prier pour lui aussi. Peut-être est-ce là le vrai sens de la prière d’intercession… Et en ce sens je ne doute plus que les proches de Stéphane l’aient soutenu de leur prière et aient porté avec lui une part de son fardeau. Cela a été là pour moi une forme de découverte. Jamais je n’avais vécu aussi profondément cette dimension de la prière, le « prier toujours » dont parle Jésus et où l’on se tient devant Dieu pour le monde.

2- Mais il y a plus. Cette prière d’intercession est avant tout d’ordre spirituel. Des adeptes du New Age ou de la « pensée positive » parleraient ici « d’énergies », mais c’est là une vision réductrice de la prière chrétienne. Nous prions avec le Christ, nous formons le Corps de Christ et c’est dans cette communion que notre prière a rejoint Stéphane. J’ai découvert que la prière avait cette capacité d’amener l’autre à s’engager davantage sur le chemin de lumière que nous a ouvert le Christ. J’ai senti Stéphane se transformer peu à peu, devenir de plus en plus spirituel face à sa maladie, ce qui m’a été confirmé par sa mère. Tous ceux et celles d’entre vous qui le connaissent bien reconnaîtront que Stéphane n’était pas du genre à livrer aux autres ses émotions spirituelles. Et pourtant, à chaque fois que je parlais de prière avec lui, de la foi en Dieu ou lorsque nous avons célébré le sacrement des malades, je l’ai senti s’extasier au point où sa mère me confiait le jour des funérailles qu’elle avait eu le sentiment que plus l’on priait pour Stéphane, plus elle sentait qu’il lui échappait, comme s’il se rapprochait de plus en plus de Dieu.

Je me souviens de ma dernière visite à Stéphane. Il était très faible, mais gardait toujours son sens de l’accueil et de l’attention à l’autre. À un moment donné il m’a demandé d’accrocher au mur le crucifix que sa mère lui avait apporté le jour même. Il avait hâte qu’il soit en place afin qu’il puisse le regarder. Une fois le crucifix mis au mur, Stéphane l’a regardé en silence pendant un long moment avec un regard lumineux, où semblait transparaître une grande joie. Il avait le regard des grands contemplatifs et je ne pouvais que rester là en silence, à la fois gêné et ému d’être le témoin d’une aussi grande ferveur chez lui. Je crois que la prière de tous ceux et celles qui ont prié pour lui a amené Stéphane à entrer encore plus avant dans cette foi en Jésus-Christ qui était la sienne, et c’est sans doute là le vrai miracle, celui auquel je ne m’attendais pas.

3- Enfin, je crois que nos prières pour Stéphane nous ont aussi touchés et transformés. Comme dit le psalmiste : « tout comme la pluie du Seigneur ne retourne pas au ciel, après être tombée sur la terre, sans l’avoir transformée », notre prière pour Stéphane nous a rapprochés non seulement de lui, mais, plus fondamentalement, elle nous a rapprochés de Dieu. Nous sortons grandis spirituellement de cette épreuve : notre relation à Stéphane en est à jamais transformée, ainsi que notre vision de la vie et de la mort, de nos liens d’amitié et de nos liens familiaux. Nous avons touché d’un peu plus près ce que signifie la communion des saints.

Mais il ne s’agit pas ici simplement d’une expérience d’ordre intellectuel. Spirituellement, la prière nous a ouverts un peu plus au mystère de la vie et elle a agrandi cette brèche en nos cœurs par laquelle l’Esprit du Seigneur peut nous inspirer et nous guider afin que nous découvrions le vrai sens des choses. Fondamentalement la prière pour le prochain ne peut que bonifier celui ou celle qui prie, car cette personne s’ouvre à l’action de Dieu dans le monde et dans sa vie.

Voilà ma réflexion. Je ne veux pas m’étendre davantage, mais je trouvais important de partager ces choses avec vous, car nous sommes tous engagés dans une même aventure, l’aventure d’une vie aux prises avec le mal et la mort, conséquences du péché. Dieu est présent à chacun de nous et nous ne devons pas douter de son amour et de son souci pour nous. Si nous avons la foi, il nous faut alors faire preuve d’une confiance absolue. Jésus-Christ ne vient pas lever les épreuves de la vie comme par magie, mais il vient plutôt nous aider à combattre par la foi, la prière et l’amour fraternel.

Jésus est venu nous apprendre à lutter et il continue de lutter avec nous. Voilà ce que Dieu fait pour nous. L’enjeu ici-bas n’est pas de vivre le plus longtemps possible, mais de vivre comme des hommes et des femmes spirituels appelés à la vie éternelle. Je crois que c’est l’exemple que Stéphane nous laisse et je crois que nos prières l’ont aidé dans ce passage. Désormais, il est mystérieusement imbriqué dans la trame la plus secrète de nos vies.

À la suite d’un deuil Anick me partage sa colère

Je te remercie de ta confiance et de me partager ce que tu portes. Je trouve ta colère très saine, tout particulièrement celle qui tu manifeste face à l’Église. Et tu as le droit de vouloir cesser d’y aller. Mais tu sais que les textes les plus violents dans la Bible sont les psaumes, textes de prières, et que parmi ces textes s’exprime parfois une très grande colère à l’endroit de Dieu. Bien sûr, le psalmiste finit toujours par revenir vers Dieu et lui confier sa vie, mais avec un ami on n’a pas peur de la franchise, ni de ses sentiments.Dans certaines situations de la vie, le mal nous fait crier notre douleur. Et alors qui peut-on blâmer, si ce n’est Dieu? C’est lui notre bouc-émissaire. On aimerait bien qu’en un tour de main il renverse les situations.

Sans nous en rendre compte, ce Dieu qui nous laisse libres, même dans notre lutte avec le mal, nous embête, et on aimerait alors le troquer pour un Dieu où l’on n’a plus à penser, ni à souffrir. C’est le grand mystère de la vie qui bat en nous et qui, parfois, est tellement souffrante et injuste. On n’a pas assez de notre petite tête et de notre petit coeur pour comprendre tout ce qui nous arrive.

Mais le Christ est venu porter avec nous cette souffrance. Comme le dit Catherine de Sienne : « ce ne sont pas les clous qui retiennent le Christ sur la croix, mais l’amour. » Et quand je le considère ainsi crucifié, poussant l’amour jusque-là, je me dis alors que mon ennemi ce n’est pas Dieu, ce n’est pas le Christ, mais le mal qu’il est venu dénoncer, affronter et vaincre. Le mal en moi et chez les autres, la faiblesse en moi et chez les autres. Mais il faut du temps pour voir les premières pousses de la résurrection en nos vies. Et pourtant, elles sont là.

« Time is gentleman », dit un proverbe anglais. Et le temps du deuil et de la perte que tu vis, est un temps qui est souffrant, car ta perte est grande ainsi que ta peine. Seulement le temps, je dirais la caresse de Dieu sur ton existence, peut cicatriser la douleur, sans qu’on ne l’oublie. Vient un jour où elle ne fait plus vraiment mal, mais où le souvenir lui ne meurt jamais.

L’on deviendrait inhumains si l’on pensait pouvoir un jour se débarrasser du souvenir d’un être cher. Mais avec ce souvenir douloureux, l’on apprend à grandir. Il nous pousse vers l’avant et nous rend capables de dépassement, même capables de soutenir ceux et celles qui vivent une épreuve semblable à la nôtre. Mais tu as le droit de râler, de chialer, de blasphémer! Tu as le droit de dire : « je n’avance plus ». Tu seras toujours respectée dans tes choix. Sache que Lui il t’attend toujours, il ne te juge pas et, surtout, il comprend et accepte ta colère puisqu’il t’aime.

Le grand départ

Je reviens tout juste de prêcher une retraite dans une communauté où se trouvent près de 250 soeurs malades, en fin de parcours après une longue vie missionnaire. Tout d’abord, ce fut le choc, car c’est la première fois que je prêchais littéralement dans un hôpital. La majorité des retraitantes suivaient la retraite de leur chambre. Les soeurs et le personnel pouvaient suivre les entretiens via un interphone. Tout au long de cette semaine très intense, j’ai côtoyé ces soeurs, certaines ayant même plus de cent ans.C’est un contexte de retraite qui m’a mis littéralement face à la mort, prêchant à des soeurs confrontées à ce destin inéluctable qui nous concerne tous. Mais pour plusieurs d’entre elles, la proximité de la mort n’était plus une possibilité, mais une certitude, certaines n’ayant que quelques mois à vivre. J’ai rencontré pendant cette semaine toutes sortes d’attitudes face à la mort : de la hâte de partir vers la maison du Père, au refus le plus total de la mort, en passant par la révolte ou la négation.

Quand j’ai quitté ces soeurs, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un étrange sentiment d’abandon à leur endroit, comme si je les abandonnais à leur sort. Je sais bien qu’il était temps de partir et que je ne pouvais plus rien faire pour elles, mais l’on se sent responsable de ceux et celles que l’on apprivoise, comme le dit le renard au Petit Prince. Je pense bien que nous nous sommes apprivoisés mutuellement pendant cette retraite, dont le thème était « Ce Dieu qui nous cherche ».

Je pense encore à elles et j’espère que mes chères soeurs se laisseront toutes trouvées et apprivoisées à l’heure du grand départ. En attendant, je prie pour elles et je vous les confie.

Mon ami Clovis

Clovis a été pour moi un père spirituel et je me souviens avec plaisir et nostalgie, de ces longues heures passées en sa compagnie, soit dans la cuisine familiale ou dans son beau jardin, qu’il entretenait avec tant de soin et où, tous les étés, une place d’honneur était réservée à une statue de la Vierge Marie. Nous discutions de théologie, de l’histoire de l’Eglise, de la vie des saints et des saintes, qui étaient des familiers pour lui. Et jamais je ne me lassais de ces heures passées ensemble.À 78 ans Clovis a été hospitalisé. Son diabète devenait incontrôlable. Il lui restait peu de temps à vivre. J’étais allé le voir à l’hôpital de Joliette. Je vis là, un homme diminué, épuisé par la maladie, mais toujours aussi lucide. Un homme qui savait qu’il ne pourrait pas retourner dans sa maison, qu’il ne reverrait plus son beau jardin où il passait la plus belle partie de ses étés. Sa santé ne lui permettait plus de vivre seul à la maison. Et dès qu’il aurait reçu son congé de l’hôpital, il irait rejoindre « sa » Thérèse qui vivait dans un Centre d’accueil depuis plus d’un an, maman Thérèse que j’aimais beaucoup.

Clovis était un homme de foi, et lorsque je suis allé lui rendre visite, il est vite allé à l’essentiel. Il m’a parlé de Dieu, de sa foi en ce moment d’épreuve. Il m’a parlé de la mort, de sa mort prochaine, me disant que sans vouloir être prétentieux, cette mort ne lui faisait pas vraiment peur. Que l’idée de rencontrer Dieu n’éveillait pas vraiment de crainte en lui. « Je n’ai pas peur de Dieu » me dit-il. « Peut-être devrai-je avoir une certaine crainte », a-t-il poursuivi, « mais Dieu est avant tout un ami pour moi. Je me sens en confiance, il va m’accueillir tel que je suis ».

En écoutant mon ami Clovis, il me venait en mémoire ce passage de la seconde lettre de Paul à Timothée où il lui dit:

« Me voici déjà offert en sacrifice, le moment est venu. Je me suis bien battu, j’ai tenu jusqu’au bout de la course, je suis resté fidèle. Je n’ai plus qu’à recevoir la récompense du vainqueur: dans sa justice, le Seigneur, le juge impartial, me la remettra en ce jour-là, comme à tous ceux qui auront désiré avec amour sa manifestation dans la gloire ».

Tout en me remémorant ce texte, je voyais en cet homme alité, la figure du vieil apôtre Paul, terminant sa course, et moi, j’étais Timothée, poursuivant sa course, écoutant les réflexions et les recommandations d’un homme au terme de sa vie, contemplant déjà le destin qui serait le mien. Je me sentais comme rassuré de me tenir auprès d’un homme qui semblait aussi serein à l’idée de la mort. Avant de le quitter il me demanda de le bénir. Je le bénis avec émotion et je sortis de la chambre, jetant un dernier regard vers lui et il m’envoya tout simplement la main, comme un voyageur sur le quai d’une gare qui s’apprête à prendre le train. Le train pour l’éternité…

Une semaine plus tard avaient lieu les funérailles et la famille me demanda de prêcher à cette occasion. Je rappelai essentiellement ce qu’avait été ma relation avec Clovis, sa grande dignité, sa grande paix face à la mort et je me souviens que j’avais partagé un sentiment qui m’habitait avec l’assemblée, en leur disant que, pour la première fois de ma vie, j’avais vraiment l’impression d’assister aux funérailles d’un chrétien. Non pas que je n’aie vécu cette expérience auparavant. Mais c’était la première fois que je perdais un ami dans la foi, et où j’étais convaincu de l’attachement profond du défunt pour le Christ. Un chrétien venait de mourir et nous célébrions son départ vers la maison du Père en l’accompagnant de nos prières.

À la fin de la célébration, après l’aspersion de l’eau bénite sur le cercueil, les porteurs s’avancèrent, prirent le cercueil et se dirigèrent vers la sortie de la cathédrale, alors que tous les participants demeuraient dans leurs bancs. J’étais donc l’un des seuls à voir s’éloigner la dépouille de mon ami Clovis, me tenant debout face à l’allée centrale. Nous étions au mois de janvier, et je me souviens que l’intérieur de la cathédrale était plus ou moins bien éclairé à cause du peu de fenêtres. Lorsque les porteurs arrivèrent à l’arrière de la cathédrale, ils ouvrirent les portes et là, une lumière aveuglante m’éblouie et envahie tout le hall arrière de la cathédrale. C’était le soleil d’hiver sur une neige fraîchement tombée qui brillait de tous ses feux. Je vis alors le cercueil disparaître dans cette blancheur éclatante. Mon ami Clovis était parti. Il ne restait plus que ce puits de lumière ouvert sur l’infini…

L’ami Stéphane n’est plus

L’ami pour qui je priais, pour qui tant d’amis-ies et de proches ont prié, n’est plus. Il s’est éteint hier soir à l’hôpital du Sacré-Coeur de Montréal à 16h45. J’ai pu le voir sur son lit de mort. Calme et serein enfin. Soulagé de cette douleur insoutenable qui le tenaillait depuis quelques semaines. Désormais il est entré dans l’éternité de Dieu. C’est maintenant l’Heure du grand Amour, la réponse définitive à cette foi au Dieu de Jésus-Christ à laquelle il a toujours été d’une fidélité inébranlabe. Il ne me reste plus qu’à te souhaiter « Adieu Stéphane ». Ma prière t’accompagne.