Homélie pour le 26e dimanche T.O. (B)

Mains

AH ! SI LE SEIGNEUR POUVAIT FAIRE DE TOUT SON PEUPLE UN PEUPLE DE PROPHÈTES !

Livre des Nombres 11,25-29.
En ces jours-là, le Seigneur descendit dans la nuée pour parler avec Moïse. Il prit une part de l’esprit qui reposait sur celui-ci, et le mit sur les soixante-dix anciens. Dès que l’esprit reposa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais cela ne dura pas.
Or, deux hommes étaient restés dans le camp ; l’un s’appelait Eldad, et l’autre Médad. L’esprit reposa sur eux ; eux aussi avaient été choisis, mais ils ne s’étaient pas rendus à la Tente, et c’est dans le camp qu’ils se mirent à prophétiser.
Un jeune homme courut annoncer à Moïse : « Eldad et Médad prophétisent dans le camp ! »
Josué, fils de Noun, auxiliaire de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole : « Moïse, mon maître, arrête-les ! »
Mais Moïse lui dit : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux ! »

COMMENTAIRE

Sans doute, avons-nous tous en tête ces images inoubliables de la visite du pape François aux États-Unis ces jours-ci. Nous avons là une belle illustration de la fonction prophétique de l’Église à l’oeuvre et qui sans cesse interpelle le monde au nom de l’Évangile. Et c’est dans ce contexte que les textes bibliques de ce dimanche nous donnent une belle occasion de réfléchir ensemble au sujet de notre présence au monde en tant que chrétiens et chrétiennes. En fait, la question qui m’habite est la suivante : qu’est-ce que cela signifie pour nous être prophète au nom du Christ? En quoi cela nous concerne-t-il?

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Commençons donc par le commencement en reconnaissant tout d’abord qu’il y a un grand désir qui traverse toute la Bible, et qui est déjà énoncé par la bouche de Moïse, au livre des Nombres, et que nous avons entendu dans notre première lecture. En réponse à ceux qui se plaignent que des personnes prophétisent sans y avoir été appelées, Moïse répond : « Ah! puisse tout le peuple de Yahvé être prophète, Yahvé leur donnant son Esprit » (Nb 11, 29). Comme en écho à la réponse de Moïse, Jésus dans l’évangile adopte la même attitude : « Laissez les faire. Qui n’est pas contre nous est avec nous. »

Les prophètes dans la Bible sont les porte-parole du désir de Dieu, et leur mission est de faire connaître son rêve pour ses enfants. Il rêve de leur donner son Esprit. C’est Joël, l’un des derniers prophètes de l’A.T., qui prophétisait ainsi : « Dans les derniers temps […] je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit. » (Jl 3, 1-2).

Ce qui est annoncé par Joël, c’est l’avènement d’un peuple de prophètes, comme en rêvait Moïse. Dans l’histoire d’Israël, seulement quelques individus étaient investis de cette mission. Le prophète était un personnage hors du commun, dont l’Esprit du Seigneur s’emparait pour un temps, afin de se servir de lui pour parler au peuple. Joël, par sa prophétie, confirme la venue des temps nouveaux. Alors que Moïse appelait de tout son coeur ce jour comme inspiré dans l’élan d’une intuition mystérieuse, d’un rêve fou, où il serait possible que tout le peuple devienne prophète, Joël vers l’an 500 av. J.-C., nous amène à l’étape d’une promesse formelle, d’un projet de Dieu en voie de se réaliser. L’événement Jésus Christ sera à la fois le révélateur de ce dessein de Dieu et son accomplissement.

L’expérience chrétienne se situe donc à l’intérieur d’une longue quête spirituelle. Une quête où la grandeur de Dieu dans la tradition mosaïque a toujours été affirmée : un Dieu Tout-Puissant, un Dieu Créateur, mais surtout un Dieu Père, un Dieu d’Amour et de Miséricorde. Les hommes et les femmes de l’A.T. n’ignoraient pas quelle était la nature de leur Dieu. Toute la Bible nous révèle que Dieu est avant tout un être de relation, comme nous. Et s’il pose des êtres hors de lui-même, par son acte de création, c’est pour les ramener à lui, afin de les faire participer pleinement, au terme de leur existence, à ce qu’Il est. Voilà notre destinée.

La grandeur de Dieu, ce qui le rend fascinant, c’est que c’est un Dieu qui veut se faire connaître et qui prend l’initiative, comme s’il avait besoin de se faire connaître. Il nous est difficile de parler de Dieu comme d’un être de besoin, et pourtant, Dieu ne joue pas à « avoir besoin de nous ». Il ne fait pas semblant. Ce que la Révélation nous apprend, du livre de la Genèse jusqu’au dernier livre de la Bible, c’est qu’il est dans la nature même de Dieu de créer et d’appeler sa création à participer à sa gloire. Quand Dieu donne, il ne donne pas à moitié. Quand Dieu appelle à la vie, c’est à une vie en plénitude qu’il appelle.

Saint-Exupéry, dans son livre Le Petit Prince, fait dire au renard que l’on est responsable de ce que l’on apprivoise. Que dire alors lorsque l’on crée, lorsque l’on donne la vie à des créatures! Dieu s’intéresse passionnément à notre réalité. Il vient s’y insérer avec tout le respect et la tendresse de celui qui aime. Il invite, il n’impose pas. Il invite avec une infinie discrétion à le connaître et à l’aimer. C’est pourquoi survient l’événement Jésus-Christ, et son achèvement, qui est le don de l’Esprit Saint. L’Esprit Saint vient rendre possible en nous le rêve fou de Dieu pour nous, qui est de le connaître et de l’aimer tel que l’a connu et aimé Jésus.

Mais l’Esprit Saint nous entraîne aussi à poursuivre la mission du Christ, à discerner les lieux, les situations, les personnes à l’endroit desquels il nous demande d’agir en son nom.  Et c’est là la dimension prophétique de nos vies de baptisés. La vie dans l’Esprit Saint nous transforme et nous fait voir le monde d’une manière nouvelle. Comme l’écrivait Henri Nouwen : « C’est laisser le feu de l’amour de Jésus faire fondre la glace du ressentiment en nous; c’est créer un espace où la joie remplace la tristesse, où la miséricorde supplante l’amertume, où l’amour déplace la peur, où la douleur et la tendresse surmontent la haine et l’indifférence. 1 » Où la foi déplace les montagnes!

Depuis sa résurrection, le Christ vient réaliser en notre monde ce souhait de Moïse : « Ah! puisse tout le peuple de Dieu être prophète. » Par notre baptême, nous participons à la fonction prophétique de l’Église, et cette action du Christ en son Église en dépasse les structures pour s’étendre au monde entier, partout où il y a des hommes et des femmes de bonne volonté.

Le concile Vatican II l’affirme : « Le Saint-Esprit se manifeste où il veut », car « le Royaume de Dieu est plus vaste que l’Église. 2 » Jean-Paul II lui-même, dans son encyclique Le Rédempteur de l’homme, écrit : « Peut-on dire que l’Église n’est pas seule dans la supplication à l’Esprit Saint? Oui, on peut le dire, écrit-il, parce que le “besoin” de ce qui est spirituel (dans notre monde) est exprimé également par des personnes qui se trouvent hors des frontières visibles de l’Église. 3 »

Et c’est ainsi que se rencontrent des hommes et des femmes de toutes langues, peuples, cultures, religions, animés par ce même Esprit qui est à l’oeuvre en notre monde, et qui fait dire à Jésus : « Laissez les faire. Qui n’est pas contre nous est avec nous. » Ce sont les oeuvres caritatives partout dans le monde au service des enfants, des pauvres et des malades; les ONG, telles que Médecins sans Frontières, Amnistie Internationale; ce sont les Raoul Follereau et les lépreux; Henri Dunant et la Croix-Rouge; l’Arche de Jean Vanier; soeur Emmanuel et les chiffonniers du Caire; frère Roger de Taizé; mère Teresa de Calcutta; Nelson Mandela et Mgr Tutu; Dorothy Day & Martin Luther King; Gandhi et Madeleine Delbrel; et j’en passe et j’en passe…

Comme il est riche ce trésor de notre humanité. Il s’agit d’une multitude d’hommes et de femmes chez qui nous reconnaissons cette action prophétique du Christ, qui est une oeuvre de guérison, de réconciliation, de justice et de miséricorde, et qui annonce un monde nouveau, le Règne de Dieu à venir, dont l’aube s’est déjà levée le matin de Pâques.

Frères et soeurs, voilà le prophétisme dans lequel nous engage notre suite du Christ. C’est pourquoi nous demandons à Dieu, en cette eucharistie, d’être trouvés fidèles et de nous donner la force de répondre aux appels de l’Esprit Saint dans nos vies, afin que s’imprime en nous le visage du Christ, et que l’on puisse dire en nous voyant agir : voilà véritablement ses disciples!

Yves Bériault, o.p.

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  1. Prayer embraces the world. Extrait de La seule chose nécessaire. (recueil des écrits de Henri Nouwen), Bellarmin, 2001, p. 40.

  2. Gaudium et spes

  3. (18), cf. V 11, LG 16.

COMMENTAIRE

Homélie pour le 25e dimanche T.O. (B)

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DE QUOI PARLIEZ-VOUS EN CHEMIN?

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 9,30-37.
En ce temps-là, Jésus traversait la Galilée avec ses disciples, et il ne voulait pas qu’on le sache,
car il enseignait ses disciples en leur disant : « Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera. »
Mais les disciples ne comprenaient pas ces paroles et ils avaient peur de l’interroger.
Ils arrivèrent à Capharnaüm, et, une fois à la maison, Jésus leur demanda : « De quoi discutiez-vous en chemin ? »
Ils se taisaient, car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand.
S’étant assis, Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. »
Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit :
« Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. »

COMMENTAIRE

« De quoi discutiez-vous en chemin? » Voilà la question que Jésus nous pose alors que nous nous rassemblons pour faire mémoire du don incroyable que Dieu nous fait en son Fils. Par le simple fait d’être ici réunis, nous proclamons à la face du monde le grand mystère de la mort-résurrection du Christ ainsi que le sérieux de nos vies en tant que disciples. Alors, « de quoi discutiez-vous en chemin », nous demande Jésus? Quelles passions portons-nous pour le monde? Qu’est-ce qui nous inquiète? Qu’est-ce qui nous habite et qui porte l’empreinte même de Jésus et de sa bonne nouvelle?

À travers les plus grands projets que nous pouvons mener, jusqu’aux tâches les plus humbles, nous sommes appelés à être porteurs de l’évangile et du souci de Dieu pour le monde. Et si nous voulons vraiment être fidèles à cette mission, Jésus nous dit : « Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous. »

Tout dans nos sociétés est orienté vers ce but d’être premier, d’être le meilleur, de se surpasser sans cesse. L’évangile nous fait aussi cette invitation, mais il s’agit plutôt de se surpasser dans l’amour, d’être les premiers à porter le fardeau de ceux et celles qui peinent sur les routes de ce monde.

L’enseignement de Jésus est explicite à ce sujet et incontournable : « Quiconque accueille un petit enfant à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille. » En prenant l’exemple de l’enfant, Jésus nous présente non seulement ce qu’il y a de plus faible dans notre monde, mais il va jusqu’à s’identifier à cet enfant. Là où des personnes sont rejetées, méprisées, persécutées, c’est Jésus lui-même qui souffre et qui est victime.

Alors, de quoi discutez-vous en chemin avec vos frères et vos soeurs dans la foi? Car nous sommes tous en route, ensemble, car nous formons l’Église, le Corps du Christ, et nul ne va au ciel tout seul. Comme l’écrivait le poète Péguy : « L’on ne se sauve pas tout seul. Nul ne retourne seul à la maison du Père. L’un donne la main à l’autre. Le pécheur tient la main du saint et le saint tient la main de Jésus. » Voilà une image évocatrice qui vient nous rappeler que nous sommes tous et toutes des « pèlerins de l’absolu » en marche vers le Royaume.

Des pèlerins, voilà ce que nous sommes. Peut-être avez-vous déjà fait cette expérience d’être pèlerin un jour? Si vous avez eu cette chance, vous savez que le pèlerinage est une extraordinaire école pour entrer dans la spiritualité de la route. Je ne parle pas ici de ces pèlerinages où l’autobus nous dépose à un sanctuaire, mais de ceux où il faut se lever de bon matin, prendre la route et marcher, soit seul ou avec d’autres. J’ai eu la chance de vivre cette expérience pendant plusieurs jours, avec des compagnons de route, sac au dos, dans le but de nous rendre dans un monastère ou un sanctuaire.

L’une des premières constatations que l’on fait au cours d’un pèlerinage est de se rendre compte que la route est tout aussi importante que le lieu qui nous attend. Si le but visé a du sens, il en prend surtout un à cause de ce que l’on a souffert pour y arriver, de ce que l’on a partagé avec les autres, à cause du soutien mutuel que l’on s’est prodigué au fil des kilomètres. En fin de compte, le ciel n’a de sens qu’à cause du chemin qui nous y conduit et de Celui qui nous y mène. L’aventure spirituelle, la vie en Église, c’est avant tout un compagnonnage sur les routes du monde.

Quand on termine un pèlerinage, en se levant le premier matin où l’on se retrouve chez soi, on a le sentiment d’avoir acquis une nouvelle habitude. L’on a envie de chausser ses bottes de marche, prendre son sac à dos à nouveau, et s’engager sur la route vers l’inconnu. C’est lors du retour à la maison que l’on comprend le vrai sens du pèlerinage. Il est comme une « parabole en acte » de nos vies, une sorte de mise en scène du quotidien que nous avons à assumer, et qui est d,aller vers l’avant tout au long de nos vies, par-delà les épreuves et les défis.

L’expérience du pèlerinage pour un chrétien ou une chrétienne nous révèle que le vrai chemin où il nous faut engager nos vies est celui de notre quotidien vécu en Église. Ce n’est plus seulement la fin du voyage qui devient importante, mais surtout la vie qui y conduit. Le pèlerinage nous apprend que tous les jours, de bon matin, il nous faut mettre nos souliers de marche, prendre avec nous nos rêves, nos projets et nos peines, et nous engager ensemble sur le chemin que le Christ ouvre devant nous et sur lequel il marche avec nous.

C’est à ce pèlerinage que nous convoque notre vie en paroisse et que ce dimanche de la catéchèse veut mettre en évidence. Il est bon de savoir que le mot « catéchèse » signifie « faire résonner une parole à l’oreille d’un autre ». Et ce dimanche, voulu par nos évêques, vise à nous rappeler que nous sommes sans cesse appelés à nous ressourcer dans notre vie de foi, à échanger ensemble en chemin, et ainsi à devenir de plus en plus comme le Christ Sauveur, lui qui s’est fait le serviteur de tous.

Frères et soeurs, demandons à Dieu en cette eucharistie qu’il conforme de plus en plus nos vies à celle de son Fils Jésus, afin qu’avec lui nous devenions des pèlerins de l’absolu, confiants en nos lendemains, sachant qu’il saura nous donner la force de nous engager sur ce bout de chemin qui nous est confié. Amen.

Yves Bériault, o.p.

Homélie pour le 24e dimanche T.O. (B)

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SE LAISSER SURPRENDRE PAR DIEU

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 8,27-35.
En ce temps-là, Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages situés aux environs de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il interrogeait ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? »
Ils lui répondirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes. »
Et lui les interrogeait : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. »
Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne.
Il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite.
Jésus disait cette parole ouvertement. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches.
Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il interpella vivement Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Appelant la foule avec ses disciples, il leur dit : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.

COMMENTAIRE

Un jour, une personne m’a demandé ce que les chrétiens faisaient de si exceptionnel? J’avais répondu qu’ils essayaient tout simplement d’assumer le sérieux de leurs vies à la lumière de leur foi en Dieu. L’évangile d’aujourd’hui vient nous rappeler que c’est là une chose exigeante, car être chrétien ce n’est ni une fuite hors du monde, ni une voie de facilité.

Être chrétien, c’est aussi exigeant qu’être un bon père, une bonne mère de famille pour ses enfants. C’est aussi exigeant que d’entourer de soins et de prévenance un proche, ses vieux parents ou un ami malade. C’est aussi exigeant que d’engager sa vie dans la lutte pour la justice, pour les pauvres, pour les blessés de la vie. C’est aussi exigeant que d’avoir le souci de cette planète et de ses ressources. En somme, être chrétien, c’est assumer pleinement cette vie qui est la nôtre. C’est être bon et fidèle, pacifique et miséricordieux, charitable et honnête. C’est se faire le prochain de ceux et celles qui ont besoin de nous, c’est accepter de donner de soi-même, et ce parfois, jusqu’au don de sa vie.

C’est à cet achèvement de nos vies que Dieu nous appelle en son Fils, lui qui nous donne la force de nous réaliser en tant qu’enfants de Dieu. La foi est une grâce, un don, mais c’est une grâce qui coûte. C’est ce que l’apôtre Pierre n’a pas encore saisi quand Jésus lui parle de sa passion à venir, et du don qu’il fera de lui-même jusqu’à donner sa vie. Il est facile de proclamer sa foi bien haut et fort, mais la vivre jusqu’au bout, cela fait appel à un courage et à une lucidité que seul Dieu peut nous donner.

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, dit Jésus, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » Cette suite du Christ peut prendre bien des formes dans notre quotidien, mais elle nous demande toujours d’être à l’écoute des signes des temps et des événements. Voici une expérience personnelle que j’aimerais vous partager.

Alors que j’étais responsable d’une troupe de théâtre multidisciplinaire au service de pastorale de l’Université de Montréal, une troupe composée de cinquante à soixante-quinze étudiants selon les années, nous avions créé une pièce qui abordait la problématique des réfugiés illégaux au Canada. C’était le choix des étudiants. La pièce mettait en scène un groupe de jeunes en excursion qui faisaient la rencontre en forêt d’un jeune couple d’Amérique centrale en fuite, cherchant refuge dans notre pays.

La préparation de cette pièce nous avait amenés à méditer l’enseignement de Jésus qui dit à ses disciples : « J’étais étranger et vous m’avez accueilli ». Nous ne nous doutions pas alors jusqu’où cette parole de Jésus nous entraînerait.

Pendant la semaine où nous présentions notre spectacle, les médias parlaient abondamment du cas d’une famille de réfugiés somaliens à Montréal, qui avait été refoulée par notre gouvernement fédéral vers Plattsburgh, et qui était condamnée à être déportée par le gouvernement des États-Unis vers la Somalie, là où la guerre sévissait.

Notre spectacle était des plus actuel et il connut un bon succès. Tous les membres de la troupe semblaient satisfaits, sauf une comédienne qui demanda à me voir le lendemain de notre dernière représentation. C’était une jeune juive qui s’appelait Esther. Elle se planta bien droit devant moi et me dit d’un ton assuré : « C’est bien de présenter une pièce sur le drame des réfugiés, mais une famille somalienne, du nom de Guelhes, vient d’être déportée aux États-Unis. Tout le monde en parle. Est-ce que notre troupe a l’intention de faire quelque chose après la pièce de théâtre que nous venons de présenter? »

La famille Guelhes, c’était une jeune somalienne de 21 ans, avec ses deux frères de quatorze et douze ans, qui se retrouvaient complètement laissés à eux-mêmes à la frontière de notre pays. Esther avait raison, il fallait faire quelque chose. Nous nous sommes donc entendus pour réunir les membres de la troupe, et les étudiants acceptèrent avec enthousiasme le défi qu’Esther nous proposait.

Nous avons entrepris une campagne en faveur des Guelhes, sensibilisant familles et amis, approchant des politiciens, les médias, les professeurs de l’école que fréquentaient les deux plus jeunes Somaliens. Nous avons organisé des manifestations, sensibilisé les communautés chrétiennes à la sortie des églises le dimanche, nous avons fait circuler une pétition à l’université. Deux mois plus tard, le gouvernement provincial nous annonçait qu’il donnait enfin son accord et qu’il était prêt à donner le statut d’immigrants reçus aux Guelhes!

Je partis aussitôt pour Plattsburgh afin d’aller les chercher et les amener au consulat canadien de New York afin d’obtenir leurs visas. Trois jours plus tard, nous étions de retour à la frontière canadienne où nous attendaient Esther, une meute de journalistes, ainsi que plusieurs membres de la troupe. Ce soir-là, nous avons fêté cette victoire inespérée, à travers laquelle notre pièce de théâtre trouvait en quelque sorte son véritable dénouement : une victoire où l’évangile nous avait entraînés beaucoup plus loin que nous ne l’aurions imaginé au moment de monter cette pièce : « J’étais étranger et vous m’avez accueilli. »

Esther nous avait rappelé cette sagesse fondamentale, et dont j’aime bien l’expression anglaise : « To walk the walk, and talk the talk! » Que l’on peut traduire par une expression populaire chez les jeunes d’ici : « Que les bottines suivent les babines ». Ou encore, pour employer un langage un peu plus châtié : De la nécessité d’être congruent avec soi-même.

C’est l’apôtre saint Jacques dans sa lettre qui écrit: « Si quelqu’un prétend avoir la foi, sans la mettre en œuvre, à quoi cela sert-il ? » C’est dans cette dynamique que nous avons été entraînés au printemps de 1991, alors qu’une jeune juive, un groupe de chrétiens et trois jeunes musulmans vivaient ensemble une page d’évangile.

C’est ainsi que la suite du Christ nous entraîne sans cesse sur des chemins de traverse à la fois surprenants et inattendus, où nous faisons l’expérience que l’exigence de l’évangile, c’est parfois accepter de se laisser surprendre par Dieu.

Yves Bériault, o.p.

Tous porteurs de la miséricorde de Dieu

HOMÉLIE POUR LE 23e DIMANCHE T.O. (B)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 7,31-37.
En ce temps-là, Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole.
Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler et supplient Jésus de poser la main sur lui.
Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue.
Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! »
Ses oreilles s’ouvrirent ; sa langue se délia, et il parlait correctement.
Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne ; mais plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient.
Extrêmement frappés, ils disaient : « Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets. »

COMMENTAIRE

Effata! Ouvre-toi! N’est-ce pas là l’invitation que l’Esprit du Seigneur proclame sans cesse au monde et à son Église ? Effata! Ouvre-toi! Mais s’ouvrir à quoi?

Mais à l’accueil de Dieu et son action au coeur de nos vies!

Le prophète Isaïe compare le salut de Dieu à des actions de guérison où le boiteux marche, l’aveugle voit, le sourd entend, le muet parle. Ou encore, ce salut est comparé à la pluie bienfaisante qui tombe du ciel, là où il y a sécheresse; à des eaux jaillissantes, là où il y a la soif. Ces promesses de salut trouvent leur accomplissement non seulement dans les miracles de Jésus, mais surtout en sa personne, dans le don qu’il nous fait de lui-même.

Le récit de guérison du sourd-muet est très évocateur. Nous avons ici un récit tout en nuances, empreint d’une grande délicatesse, où Jésus prend à part un sourd-muet, un homme emmuré dans son humanité blessée. Jésus l’entraîne dans l’intimité d’un face à face où s’opère une oeuvre de recréation. Tout comme dans le récit de la Genèse, où Dieu se penche sur Adam pour le tirer de la glaise, Jésus se penche sur le sourd-muet. Il prend sa tête entre ses mains, signe de bénédiction, il le marque de sa salive, c’est-à-dire du sceau de son humanité, lui qui est la Sagesse de Dieu. Il lui touche l’oreille, comme s’il lui confiait le grand secret de l’amour de Dieu pour lui et, tout comme Dieu le fit pour Adam, Jésus ramène cet homme au monde des vivants en soufflant sur lui.

En cet homme nous voyons l’humanité qui attend son heure de délivrance et qui accueille la puissance de résurrection du Christ, qui n’est pas seulement une promesse pour l’avenir, mais un dynamisme de vie à l’oeuvre dès à présent, afin que nous soyons nous aussi à pied d’oeuvre avec Dieu au coeur de cette humanité qui souffre.

Effata! Ouvre-toi! Cette injonction de Jésus s’adresse à nous en tant que porteurs de la miséricorde de Dieu. Ouvre-toi à mon coeur de miséricorde, nous dit le Seigneur, car mon coeur est capable de transformer le tien et  faire de toi le gardien de tes frères et de tes soeurs qui frappent à ta porte. Car l’égoïsme est une pente sur laquelle il nous est facile de glisser, nous repliant sur nos petits bonheurs tranquilles, nos possessions, nos sécurités. La nature humaine est ainsi faite, mais rendons grâce à Dieu, car c’est cette dureté de coeur que le Seigneur vient faire éclater.

Qui d’entre nous n’a pas vécu dans sa vie un moment de détresse ou d’impuissance, le besoin d’être secouru ou entendu? Alors, si tu es un disciple du Christ : Effata! Ouvre-toi! Ouvre-toi à tous ceux et celles dont le Seigneur a toujours eu pitié. Dans l’Ancien Testament l’on parle de la veuve et de l’orphelin, de l’étranger, du pauvre, des opprimés, des enchaînés, des accablés. Ce cortège de misère humaine est toujours le même, quelles que soient les époques.

Voyez la grave crise humanitaire que traverse le Moyen-Orient. Si ce flot de réfugiés se trouvait à nos portes, comment réagirions-nous? Ou demandons-nous plutôt : qu’est-ce que Dieu attend de nous? Comme le souligne avec justesse le Pape François, parfois « nous sommes tentés d’être des chrétiens qui se tiennent à une prudente distance des plaies du Seigneur. » C’est pourquoi nous aussi nous avons besoin d’entendre la parole de guérison du Christ : « Effata! Ouvre-toi ».

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Car comment oublier cette image insoutenable d’un enfant de trois ans trouvé mort sur une plage en Turquie. Il s’appelait Aylan Kurdi. Il est mort noyé avec sa mère et son petit frère de cinq ans. Cette famille avait attendu en vain que le Canada leur ouvre ses portes.

Lors d’un repas avec mes frères dominicains où nous discutions de la situation en Méditerranée, l’un d’eux émit le commentaire suivant : « Il ne reste plus que la prière! » Ce constat donne sans doute la mesure de notre sentiment d’impuissance devant la crise actuelle, mais il nous rappelle aussi notre responsabilité première en tant que disciple du Christ. Il nous faut prier, prier comme si tout dépendait de Dieu, mais agir aussi comme si tout dépendait de nous.

La prière agit comme un levier dans notre monde et Jésus nous assure qu’elle est capable de soulever les obstacles les plus lourds et les plus insurmontables. Mais elle a aussi ce pouvoir de nous mettre en marche, de nous donner d’entendre le cri d’une humanité emmurée dans sa misère.

Bien des chrétiens et des chrétiennes se demandent quoi faire devant la crise actuelle. Tout d’abord il est important de croire en la puissance de la prière. Nous devons nous tenir en présence de Dieu et prier :

  • Prier pour les pays en guerre.
  • Prier pour les belligérants de tous côtés.
  • Prier pour les populations victimes de la guerre.
  • Prier pour les responsables politiques.
  • Prier pour les personnes et les organismes qui viennent en aide aux réfugiés.

Mais il nous faut aussi nous tenir en présence de Dieu et agir.

Il nous faut mobiliser nos Églises et nos communautés chrétiennes en faveur des réfugiés, afin de ne pas célébrer notre foi au Christ Ressuscité les bras croisés, ayant toujours en mémoire ces paroles inoubliables de Jésus :

« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir » (Mt 25, 35-36).

Frères et soeurs, voilà la mesure de l’action évangélique à laquelle nous sommes appelés. 

Yves Bériault, o.p.