Dimanche des Rameaux et de la Passion

Après avoir entendu le récit tragique de la Passion et de la mort de notre Seigneur, faut-il risquer une parole supplémentaire ? Il semble que le silence et le recueillement soient le seul langage qui s’impose à nous devant le mystère de cet abaissement volontaire de Jésus, « lui qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Ph 2,8).

Une question, pourtant, nous habite et parcourt 2000 ans de christianisme : pourquoi le Fils de Dieu devait-il mourir ainsi? Il y a là quelque chose de la folie de Dieu qui nous dépasse. Il y a dans la mort de Jésus un acte d’amour tellement absolu qu’il questionnera notre humanité jusqu’à la fin des temps. Mais ce dont nous pouvons témoigner, nous ses amis, c’est qu’à cause de lui, mystérieusement, les hommes et les femmes qui le suivent se surprennent à vouloir aimer et servir comme lui, en dépit de leurs manques, de leurs faiblesses, ou de leur histoire personnelle.

Si nous entreprenons cette marche avec Jésus en cette Semaine sainte, c’est parce que lui le premier nous a saisis. N’a-t-il pas marqué profondément nos vies, nous laissant le témoignage d’un amour capable d’ouvrir toutes les portes, celles de nos peurs, de nos souffrances et même de toutes nos morts!

C’est pourquoi, année après année, de Semaine sainte en Semaine sainte, nous montons à Jérusalem avec Jésus. Nous l’acclamons, nous marchons à ses côtés, portant sa croix avec lui, afin qu’il ne soit plus jamais seul dans son combat, dans cette vie donnée pour nous.

Comme l’écrivait avec justesse sainte Catherine de Sienne : « Ce ne sont pas les clous qui retiennent Jésus sur la croix, mais l’amour. » Et c’est sur ce bois que la vie va refleurir, c’est sur ce bois de la croix que l’amour du Fils de l’Homme va être livré jusqu’au bout, au point de saisir dans son offrande toute l’humanité, chacun et chacune de nous, toutes les générations présentes et à venir.

Frères et sœurs, c’est la Semaine sainte qui commence. Encore une fois, sachons ouvrir nos cœurs au mystère du plus grand amour qui soit et ainsi faire nôtre la passion de Jésus Christ pour notre monde. Amen.

Yves Bériault, o.p.

Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour le 5e dimanche du Carême (B)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean 12, 20-33

En ce temps-là,
il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem
pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque.
Ils abordèrent Philippe,
qui était de Bethsaïde en Galilée,
et lui firent cette demande :
« Nous voudrions voir Jésus. »
Philippe va le dire à André,
et tous deux vont le dire à Jésus.
Alors Jésus leur déclare :
« L’heure est venue où le Fils de l’homme
doit être glorifié.
Amen, amen, je vous le dis :
si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas,
il reste seul ;
mais s’il meurt,
il porte beaucoup de fruit.
Qui aime sa vie
la perd ;
qui s’en détache en ce monde
la gardera pour la vie éternelle.
Si quelqu’un veut me servir,
qu’il me suive ;
et là où moi je suis,
là aussi sera mon serviteur.
Si quelqu’un me sert,
mon Père l’honorera.

Maintenant mon âme est bouleversée.
Que vais-je dire ?
“Père, sauve-moi
de cette heure” ?
– Mais non ! C’est pour cela
que je suis parvenu à cette heure-ci !
Père, glorifie ton nom ! »
Alors, du ciel vint une voix qui disait :
« Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »
En l’entendant, la foule qui se tenait là
disait que c’était un coup de tonnerre.
D’autres disaient :
« C’est un ange qui lui a parlé. »
Mais Jésus leur répondit :
« Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix,
mais pour vous.
Maintenant a lieu le jugement de ce monde ;
maintenant le prince de ce monde
va être jeté dehors ;
et moi, quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir.

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COMMENTAIRE

Contrairement aux trois autres évangélistes, on ne voit pas Jésus en prière à Gethsémani dans l’évangile de Jean, mais c’est bien l’angoisse de Gethsémani que Jean évoque en nous donnant un aperçu du combat intérieur de Jésus :

« Maintenant, mon âme est bouleversée, dit-il.

Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ?

— Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! »

Jésus consent à mourir. Il sait que de sa mort surgira la vie et il se prépare à tomber en terre comme le grain de blé : «Ma vie, dira-t-il, nul ne la prend, c’est moi qui la donne.» Montant à Jérusalem pour la fête de Pâque, Jésus va s’arrêter tout d’abord chez ses amis de Béthanie, et prendre un dernier repas avec eux. Marie, la sœur de Lazare, va oindre ses pieds avec un parfum précieux, comme on le fait pour les morts au moment de leur sépulture. Jésus ne se méprend pas sur la portée de ce geste : «Laissez-la faire, dit-il, c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum.» 

Le lendemain, nous assistons à l’entrée triomphale à Jérusalem. Les hosannas fusent de toute part ! Les foules acclament Jésus, selon l’évangéliste Jean, parce qu’elles ont entendu parler du miracle où il a ramené Lazare à la vie. Mais Jésus le sait déjà, ces acclamations seront de courte durée, et une fois sur la croix on se moquera de lui, en lui criant : « Sauve-toi toi-même ! »

À l’occasion de sa venue à Jérusalem, des Grecs de passage pour la fête de Pâque demandent aux disciples à voir Jésus. Ce dernier va alors livrer ce qu’il faut bien appeler son testament spirituel. À la lumière de sa vie donnée, de sa vie d’homme vécue jusqu’au bout, Jésus nous dévoile en quelque mot ce que cela signifie être pleinement humain. Il nous livre en quelque sorte sa dernière béatitude. Sa formulation peut nous paraître énigmatique à première vue : « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.» 

L’image est des plus simple pourtant, et facile à comprendre lorsque l’on vit dans une société agricole. Ainsi, si vous laissez les semences pour le jardin sur le comptoir de la cuisine tout l’été, au terme de cette saison, vous le savez bien, vous n’aurez rien récolté. Mais si le grain est jeté dans la bonne terre, il se passe alors ce mystérieux échange, telle une promesse de vie, qui porte des fruits et rassasie la faim du monde. Ainsi, nous dit Jésus, en est-il de nos vies : « Bienheureux êtes-vous si vous donnez vos vies comme le grain de blé jeté en terre. »

Si Jésus nous en parle aussi résolument la veille de sa passion, c’est que lui le premier s’est engagé dans ce don de lui-même en prenant sur lui notre humanité. Il va maintenant livrer son combat ultime avec les forces du mal, jusqu’à affronter la mort, et l’offrande de sa vie va provoquer un revirement incroyable dans l’histoire de l’humanité. La mort sera vaincue sur le bois de la croix, et ainsi vont s’ouvrir pour nous les portes du paradis! Mais le chemin pour y parvenir est tellement paradoxal, qu’il nous rebute à première vue : « Qui aime sa vie la perd, nous dit Jésus, et qui s’en détache en ce monde la garde pour la vie éternelle. » Cette affirmation de Jésus a toujours fait couler beaucoup d’encre, car la traduction plus littérale de ce que dit Jésus, telle qu’on la trouve dans la Bible de Jérusalem, c’est : «qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle.»

Mais de quoi s’agit-il au juste ? Comment réaliser ce don de soi qui semble défier toute logique? Car la vie n’est-elle pas extraordinaire et ne sommes-nous pas créés pour aimer la vie, toutcomme nous devons nous aimer nous-mêmes? C’est Jésus lui-même qui l’affirme. Mais la réprobation de ce que Jésus appelle l’amour de sa vie évoque une tout autre réalité que le mépris de soi. Le mot haïr ici veut tout simplement dire aimer moins, préférer moins sa sécurité et son confort personnel, à la nécessité de se donner, de tout donner s’il le faut.

Le danger contre lequel Jésus veut mettre en garde ses auditeurs, c’est l’amour de soi aux horizons fermés, replié égoïstement sur une vie peu encline à sacrifier quoi que ce soi pour les autres, seulement préoccupée d’elle-même, insensible aux souffrances du prochain. Vivre ainsi sa vie, nous dit Jésus, c’est la perdre, c’est la gaspiller, alors qu’il nous invite à la faire fructifier et ainsi lui donner sa véritable direction.

L’évangéliste nous dit que c’est en prenant la main du Christ qu’on y parvient. « Si quelqu’un veut me servir, dit Jésus, qu’il me suive ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. » Comment ne pas vouloir le suivre quand nous croyons qu’il a les paroles de la vie éternelle? Remarquez qu’à chaque eucharistie nous lui disons au moment de communier à sa vie : «Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri.» 

En fait, nous demandons au Christ d’inscrire sa loi d’amour au plus profond de nos cœurs. Car en lui, c’est Dieu qui nous prend par la main, qui guérit nos cœurs blessés, fermés sur eux-mêmes, et qui nous guide dans notre vie de tous les jours qui est souvent faite de renoncements, de don de soi, et de pardons. Puisque l’amour est à ce prix! C’est cette vie-là qu’il nous faut préférer, nous dit Jésus.

À marcher jour après jour avec le Christ, il peut nous arriver de perdre de vue combien notre foi en Dieu a transformé nos vies au fil des années. Nous ne pouvons plus être les mêmes après avoir mis nos pas dans les siens et écouté sa voix. Dans un passage semblable à l’évangile de ce jour, Jésus dira à ses disciples : « Qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ! » C’est là, la grande béatitude que Jésus nous lègue, alors qu’il approche de sa passion : «Votre vie, nous dit-il, elle est faite pour être donnée aux autres, librement et généreusement, pour être semée avec passion aux quatre vents. Voilà la vie qu’il vous faut aimer, nous dit-il!» 

Que ce soit là notre joie et notre destinée avec le Christ!

fr. Yves Bériault, o.p.

Jeudi de la quatrième semaine du Carême

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean

En ce temps-là,
Jésus disait aux Juifs :
    « Si c’est moi qui me rends témoignage,
mon témoignage n’est pas vrai ;
    c’est un autre qui me rend témoignage,
et je sais que le témoignage qu’il me rend est vrai.
    Vous avez envoyé une délégation auprès de Jean le Baptiste,
et il a rendu témoignage à la vérité.
    Moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage,
mais je parle ainsi pour que vous soyez sauvés.
    Jean était la lampe qui brûle et qui brille,
et vous avez voulu vous réjouir un moment à sa lumière.
    Mais j’ai pour moi un témoignage plus grand que celui de Jean :
ce sont les œuvres que le Père m’a donné d’accomplir ;
les œuvres mêmes que je fais
témoignent que le Père m’a envoyé.
    Et le Père qui m’a envoyé,
lui, m’a rendu témoignage.
Vous n’avez jamais entendu sa voix,
vous n’avez jamais vu sa face,
    et vous ne laissez pas sa parole demeurer en vous,
puisque vous ne croyez pas en celui que le Père a envoyé.
    Vous scrutez les Écritures
parce que vous pensez y trouver la vie éternelle ;
or, ce sont les Écritures qui me rendent témoignage,
    et vous ne voulez pas venir à moi
pour avoir la vie !
    La gloire, je ne la reçois pas des hommes ;
    d’ailleurs je vous connais :
vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu.
    Moi, je suis venu au nom de mon Père,
et vous ne me recevez pas ;
qu’un autre vienne en son propre nom,
celui-là, vous le recevrez !
    Comment pourriez-vous croire,
vous qui recevez votre gloire les uns des autres,
et qui ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ?
    Ne pensez pas que c’est moi
qui vous accuserai devant le Père.
Votre accusateur, c’est Moïse,
en qui vous avez mis votre espérance.
    Si vous croyiez Moïse,
vous me croiriez aussi,
car c’est à mon sujet qu’il a écrit.
    Mais si vous ne croyez pas ses écrits,
comment croirez-vous mes paroles ? »


COMMENTAIRE

C’est saint Basile dans sa règle monastique qui fait cette affirmation à laquelle je souscris entièrement : «L’amour envers Dieu n’est pas matière d’enseignement. Car personne, dit-il, ne nous a enseigné à jouir de la lumière, à aimer la vie, à chérir ceux qui nous ont mis au monde ou qui nous ont élevés.» On voit bien qu’il est question ici d’un processus de vie qui est à l’œuvre en nous, mais auquel nous pouvons aussi nous opposer. C’est le reproche que fait Jésus à ses opposants dans l’évangile aujourd’hui. «Vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu», leur dit-il.

On peut bien entendre parler à profusion de l’amour de Dieu, comme on le fait dans nos églises, mais il ne suffit pas d’entendre. Il faut surtout vouloir connaître celui qui veut être l’objet de notre amour, et dont on nous dit qu’il nous a donné la vie et qu’il nous aime.

Jésus dans son échange avec ses opposants, évoque quatre chemins pour entrer dans cette connaissance de Dieu et de son envoyé Jésus Christ :

  1. Le témoignage, en évoquant celui de Jean-Baptiste
  2. Les œuvres de Jésus
  3. Les Écritures qui parle de lui
  4. Et enfin l’action du Père en nous qui rend témoignage au Fils

Ce parcours qu’évoque Jésus dans l’évangile afin que l’on croie en lui est toujours actuel. Je vais vous donner comme exemple mon propre cheminement où certains peuvent sans doute se reconnaître. 

Il y a une époque assez lointaine maintenant, avant d’être dominicain, je n’avais pas la foi. Mais un cheminement s’est peu à peu amorcé en moi après avoir fait la connaissance de chrétiens qui me partageaient leur foi en Jésus Christ. C’était déjà là une pierre posée sur le chemin de ma conversion, mais ce n’était pas suffisant; après tout, c’était leur expérience à eux et non pas la mienne. Comment la faire mienne? Je m’étais donc mis à lire les évangiles, à découvrir ce que Jean appelle les œuvres de Jésus : ses gestes, ses paroles, ses miracles. Ça devenait intéressant, Jésus était certainement une figure intrigante, mais sans plus. J’avais l’impression que l’on me demandait de croire en un personnage de l’histoire dans un passé bien lointain. Et les passages cités des Écritures annonçant la venue d’un sauveur me laissaient bien indifférent, peu convaincu de l’importance de ce Jésus de Nazareth. 

Mais ces témoins sur ma route, la fréquentation des Écritures, ainsi que l’approfondissement de la vie de Jésus et ses enseignements, me faisaient prendre conscience de mon incapacité à me donner la foi, et de guerre lasse, je me suis tourner vers celui dont on me disait qu’il était à la source même de mon existence, lui avouant candidement que je voulais bien croire s’il existait.

Il a donc fallu que j’accepte de m’ouvrir à cette présence en moi dont parle Jésus, à cet amour du Père pour moi. Et peu à peu, mes yeux ce sont ouverts. Car l’amour envers Dieu, comme le dit saint Basile, n’est pas matière d’enseignement. Il faut le vouloir cet amour et lui demander de se frayer un chemin jusqu’à nous. Et quand nos yeux s’ouvrent, nous voyons alors sans que l’on ait besoin que l’on nous enseigne comment jouir de cette lumière qui a le pouvoir de transfigurer nos vies. 

Mais lorsque cette conversion du regard nous est parfois difficile, lorsque Dieu semble nous échapper, il faut nous rappeler le chemin que nous propose Jésus aujourd’hui pour y parvenir : Tout d’abord, nous tourner vers les témoins d’hier et d’aujourd’hui qui ont vécus du Christ, et qui nous parlent de lui, comme le fit Jean-Baptiste; ensuite, nous nourrir de la vie du Christ dans les évangiles et plus largement des Écritures, car c’est toujours lui qui nous enseigne par sa parole transformatrice; et enfin prier le Père qui a déposé en nous son amour et lui dire sans cesse : «Et fais Seigneur que jamais je ne sois jamais séparé de toi.»

fr. Yves Bériault, o.p.

Homélie pour le 4e Dimanche du Carême (B)

OUVRIR NOS YEUX À SA LUMIÈRE !

Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean 3,14-21. 
En ce temps-là, Jésus disait à Nicodème : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé,
afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle.
Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle.
Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. »
Celui qui croit en lui échappe au Jugement ; celui qui ne croit pas est déjà jugé, du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.
Et le Jugement, le voici : la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises.
Celui qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ;
mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en union avec Dieu. »

COMMENTAIRE

La première lecture nous présente le drame d’Israël, près de six siècles avant Jésus-Christ, alors que le roi Nabuchodonosor envahit la Judée et la ville de Jérusalem. La ville et son temple sont détruits, sa population est déportée à Babylone. Près de 80 ans plus tard, un nouveau roi, le roi Cyrus, permettra aux descendants de ces exilés de retourner dans leur pays et de reconstruire leur Temple. Voilà pour le contexte historique.

Mais cette histoire tragique nous parle aussi d’un peuple pécheur, captif de ses fautes et de sa méchanceté, qui lui font perdre la terre promise. Le psaume nous décrit sa peine pendant son exil. Il est à perte d’espérance, il pleure et soupire au souvenir de Jérusalem. La joie s’est éteinte dans ses maisons, le peuple est devenu muet, incapable de répondre à l’invitation de ses vainqueurs, qui lui demandent des chansons : « Chantez-nous disaient-ils un cantique de Sion. »

Mais Dieu est fidèle, et il va agir en faisant du roi Cyrus le libérateur de son peuple. Cette première lecture pourrait s’intituler « de l’exil à la joie du retour », alors qu’Israël retrouve la terre promise. Et nous avons là une belle clef de lecture pour notre évangile.

Car c’est un nouvel exode que le Christ nous propose quand il affirme dans l’évangile : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. »

Cette évocation du serpent de bronze rappelle le séjour d’Israël au désert, alors que le peuple était aux prises avec une invasion de serpents venimeux. Plusieurs souffraient des morsures brûlantes infligées par ces serpents, et devant la plainte de son peuple, Dieu va proposer à Moïse d’utiliser une pratique païenne, soit un serpent de bronze monté sur une perche, comme signe de salut. Tous ceux qui regardaient vers lui étaient guéris. Toutefois, ce n’était plus le serpent qui guérissait, mais la foi de celui qui levait les yeux vers le Père céleste.

Cette pratique visait une guérison physique, et ce, uniquement pour le peuple hébreu, alors que Jésus, qui nous invite à regarder vers lui, annonce une guérison spirituelle pour toute l’humanité : « afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle ». Si Jésus évoque cet épisode du serpent de bronze, c’est afin de faire comprendre à ses disciples que tous pourront trouver la guérison dans son élévation, à la fois son élévation sur la croix, et son élévation auprès du Père.

Par ailleurs, Jésus affirme qu’il n’est pas venu dans le monde pour le juger, mais pour le sauver. Il déclare que la personne qui se perd à cause de son péché se condamne elle-même, et devient ainsi son propre juge. Jésus compare cette personne à quelqu’un qui refuserait la lumière, refermant ainsi un à un les volets de sa maison intérieure, pour se plonger dans la nuit. C’est de cette nuit que Jésus vient nous tirer. Il se présente à nous comme la lumière véritable. Il veut nous ramener de l’exil où nous tient le péché, afin de nous faire entrer dans la pleine lumière de l’amour de Dieu.

Par analogie, il me revient le souvenir de ma rencontre avec une jeune étudiante de 21 ans. Elle m’avait raconté qu’elle était aveugle de naissance et que suite à une intervention chirurgicale, subie à l’âge de 14 ans, elle avait recouvré la vue. Elle m’a décrit sa joie devant ce monde qu’elle découvrait pour la première fois. Et je lui ai dit : « Mais ce devait être merveilleux! » Et elle de me répondre : « Mais ce l’est toujours! » En écoutant son récit, je sentais monter en elle cette joie de la découverte de notre monde, les yeux grands ouverts, dans la pleine lumière. Je voyais qu’il y avait en elle un bonheur indescriptible que rien ne pouvait lui ravir, puisqu’elle voyait maintenant.

Si cette découverte de notre monde peut susciter une telle joie, que dire du Christ révélé par son Père! Il est le sommet de la révélation que Dieu fait de lui-même. C’est pourquoi ce dimanche de la joie nous invite à le contempler dans son élévation et dans son offrande. Il prend sur lui nos péchés, nos détresses, et il s’associe pour toujours à notre pauvre humanité blessée, nous entraînant avec lui vers la Terre promise.

C’est saint Augustin qui écrit au sujet de Dieu : « Tu nous as fait pour toi Seigneur et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi ». Nous sommes faits pour trouver Dieu, et le refus de Dieu dans une vie est un drame. C’est l’exil à Babylone qu’évoquait notre première lecture. Mais Dieu a tellement aimé le monde, qu’il nous a donné son Fils unique. En Jésus Christ, Dieu est venu élargir à l’infini l’horizon de nos attentes et de nos joies, car il aime chacun et chacune de nous, comme s’il n’y avait que nous seul au monde, et sans cesse il nous appelle à lui, aussi loin que nous soyons de lui.

Comme l’écrit le théologien Karl Rahner, Dieu confie « au monde sa dernière parole, la plus belle et la plus profonde en son Fils fait chair. Cette parole nous dit : je t’aime ô monde, homme et femme. Je suis là. Je pleure vos larmes. Je suis votre joie. N’ayez pas peur. Quand vous ne savez pas comment allez plus loin, je suis avec vous. Je suis dans vos angoisses, parce que je les aie souffertes moi aussi. Je suis dans vos besoins et dans votre mort, parce qu’aujourd’hui j’ai commencé à vivre et à mourir avec vous. Je suis votre vie. Et je vous le promets : la vie vous attend vous aussi. Pour vous aussi, les portes vont s’ouvrir. »

Frères soeurs préparons nous maintenant à accueillir celui qui se fait notre joie dans le don de l’Eucharistie.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour le 3e Dimanche du Carême (B)

NOUS PRÊCHONS UN MESSIE CRUCIFIÉ

« Nous prêchons un Messie crucifié! » nous dit saint Paul. Pourquoi est-ce si important de l’affirmer, sinon que le combat de Jésus-Christ nous entraîne dans le sien. Alors que les religions du monde se représentent toujours la divinité comme une toute-puissance invincible, la révélation chrétienne ouvre une brèche dans notre conception de Dieu. Sans nier sa toute-puissance, voilà qu’en Jésus-Christ Dieu se tient devant nous dans tout ce que peut comporter notre fragilité humaine. 

Jésus va naître dans une étable comme un pauvre, il va connaître la faim et la soif, la souffrance et l’abandon, le rejet et le mépris. Il mourra assassiner, exclu de la cité, crucifié avec des bandits. C’est avec toute cette réalité humaine, portant toujours les plaies vives de sa passion, que le Seigneur Jésus-Christ se tiendra debout et victorieux au matin de Pâques.

Comment comprendre ce que Paul appelle aussi la « folie de la croix », si ce n’est qu’en Jésus nous contemplons le visage d’un Dieu fou d’amour, qui déjoue toutes nos représentations les plus enfantines de la divinité pour nous dévoiler un Dieu qui est Amour, et qui n’est que cela. En Jésus-Christ nous faisons l’expérience que l’amour est véritablement accompli que lorsqu’il va jusqu’au bout de lui-même. C’est cet amour qui s’est manifesté à nos yeux d’hommes afin d’assumer une vie humaine sans compter, et ainsi ouvrir en nous des sources secrètes que seul Jésus pouvait libérer et ainsi nous donner accès à notre pleine stature d’hommes et de femmes créés à l’image de Dieu.

« Nous prêchons un Messie crucifié ! » Un Messie qui est Dieu et qui se fait homme pour nous sauver, pour nous redonner notre dignité perdue. Qui étend les bras vers tous ceux et celles qui ont soif de bonheur, et qui vient à nous revêtant les habits du mendiant quémandant notre amour. Il se fait pauvre avec les pauvres que nous sommes, afin que nous devenions riches avec lui. Mais pour cela, il nous faut nous tenir tout près de sa croix.

Mgr Pierre Claverie, dominicain et martyr, qui était devenu évêque du diocèse d’Oran expliquait, deux mois avant son assassinat, le pourquoi de son refus obstiné de quitter une Algérie où sa vie était sans cesse menacée dans un contexte de guerre qui a fait plus de deux-cent-mille morts. Comme les moines de Tibhirine, Mgr Claverie ne voulait pas abandonner ses amis algériens en cette terre d’Islam.

« Nous sommes là-bas, disait-il, à cause de ce Messie crucifié. À cause de rien d’autre et de personne d’autre ! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par quelque perversion masochiste. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade en silence, en lui serrant la main, en lui tenant le front. À cause de Jésus, parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. 

Comme Marie, sa mère et saint Jean, nous sommes là au pied de la Croix où Jésus meurt abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de souffrance, dans les lieux de déréliction, d’abandon ? » […] « Où serait l’Église de Jésus-Christ, elle-même Corps du Christ, si elle n’était pas là d’abord? Je crois qu’elle meurt, conclut Pierre Claverie, de n’être pas assez proche de la Croix de son Seigneur. »

Frères et sœurs, la leçon qui se dégage pour nous de la Parole de Dieu en ce dimanche pourrait s’exprimer ainsi : À Temple nouveau, pierres vivantes, cuites au feu de l’Esprit Saint, faisant leur la passion de leur Maître et Seigneur, puisque nous prêchons un Messie crucifié.

fr. Yves Bériault, o.p.