Les Amish et le pardon

Alors qu’une nouvelle tuerie vient de se produireaux États-Unis, faisant 27 victimes dont vingt enfants, j’ai pensé reproduire ce commentaire que j’avais écrit lors d’une tuerie similaires en 2006 dans la communauté Amish.

Sans doute avez-vous pris connaissance des récents événements dramatiques, disons le mot, les tueries, survenues en Amérique du Nord ces dernières semaines. Des tueurs fous qui entrent dans des écoles et qui abattent des élèves, ou des élèves qui assassinent leurs professeurs.Je retiens surtout les événements survenus à Nickel Mines, en Pennsylvanie (É.U.), dans la communauté Amish, où dix jeunes filles ont été abattues par un père de famille sans histoire. L’étonnant, et je dirais ici le lumineux dans cette page sombre de nos passions humaines, c’est à la fois la réaction de l’aînée des élèves tenues en otage (13 ans) et celle de la communauté Amish.

La jeune fille s’est tout d’abord offerte pour demeurer seule comme otage en demandant à l’assassin de laisser partir les autres. Il a refusé. Quant elle a vue qu’il était pour les abattre toutes, elle a demandé à être tuée la première en espérant que cela dissuaderait l’homme de tuer les plus jeunes. Quelle maturité spirituelle et sens de l’abnégation chez une enfant!

Le responsable de la communauté Amish a eu cette réaction en apprenant le comportement de la jeune fille : « là où le péché s’est multiplié la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). Une profonde réaction de foi qui ne s’est pas démentie tout au long de ce drame. Les Amish ont tenu à exprimer publiquement leur pardon à l’endroit de l’assassin, « un voisin paisible » de leur communauté, et le jour de ses funérailles, soixante-dix membres de la communauté Amish se sont présentés à l’église afin de prier pour lui et aussi offrir leur soutien et leur sympathie à sa veuve et ses enfants. L’épouse de l’assassin a même pu participer aux funérailles de l’une des jeunes filles à l’invitation de la communauté Amish.

Par ce pardon accordé, les Amish ont signifié leur refus de se laisser entraîner dans une logique de rancoeur et de vengeance. Leur charité chrétienne a tout simplement désamorcé la spirale du mal. « Ô mort, où donc est ta victoire? », ne voudrait-on pas dire avec eux, et surtout quelle belle leçon de vie évangélique. Le radicalisme évangélique est passé par Nickel Mines ce jour-là.

Etty Hillesum et le pardon

Le Journal et les Lettres d’Etty Hillesum nous révèlent la tragédie d’une époque terrible, celle de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah. L’on pourrait évoquer ici Anne Franck comme similitude de destin, mais avec Etty Hillesum l’expérience de Dieu se fait plus intense, plus réfléchie, comme celle d’Edith Stein ou de Simone Weil. De plus, l’acte d’écriture chez Etty, est d’une grande qualité littéraire, ce qui mérite à son Journal et à ses Lettres une place d’honneur dans une anthologie des grands textes spirituels du XXe siècle. L’écrivain néerlandais Abe Herzberg affirme ceci au sujet d’Etty Hillesum: « Je n’hésite pas à dire qu’à mon sens, nous nos trouvons ici en présence d’un des sommets de la littérature néerlandaise. »Etty nous livre une réflexion sur le pardon des plus profonde et des plus pertinente pour notre époque. Dans une lettre imaginaire à son amie Isle Blumenthale, Etty écrit dans son journal :

« Oui, la vie est belle, et je lui reconnais toute sa valeur à la fin de chaque journée, même si je sais que les fils des mères, et tu es une telle mère, sont assassinés dans les camps de concentration. Et tu dois être capable de porter ta peine; même si elle semble t’écraser, tu seras capable de te relever de nouveau, car les êtres humains sont si forts, et ta peine doit devenir une part intégrale de toi-même; une partie de ton corps et de ton âme, tu ne dois pas la fuir, mais la porter comme un adulte.

Ne soulage pas tes sentiments par la haine, ne cherche pas à être vengée sur toute les mères Allemandes, car, elle aussi, pleure en ce moment même pour leurs fils abattus, assassinés. Donne à ta peine tout l’espace et l’abri en toi qui lui revient, car si tous portent leur peine honnêtement et courageusement, la peine qui maintenant remplie le monde va disparaître.

Mais si tu ne prépare pas un abri décent pour ta peine, et réserve plutôt au-dedans de toi un espace pour la haine et les sentiments de revanche – desquels des peines verront le jour pour d’autres – alors la peine ne cessera jamais en ce monde et se multipliera. Mais si tu as donné à la peine l’espace que sa douce origine demande, alors tu pourras dire en vérité: la vie est si belle et si riche. Si belle et si riche qu’elle te donne envie de croire en Dieu. » (28 mars 1942)

La force du pardon

Le philosophe Jankélévitch affirme dans l’un de ses livres, que le pardon est mort dans les camps. Il fait allusion au drame de la Shoah, le génocide des juifs dans les camps de la mort pendant la Deuxième Guerre mondiale. Selon cet auteur, il y a des situations où le pardon est impossible sinon il devient obscène. Quotidiennement, des drames humains semblent donner raison à Jankélévitch et pourtant l’Évangile nous interpelle…

Comment concilier l’impardonnable avec la prescription de Jésus à ses disciples qui les invite à aimer leurs ennemis, à prier pour ceux qui les persécutent, à pardonner soixante-dix fois sept fois ? Non seulement l’enseignement de Jésus est-il explicite sur ce point, mais il met en garde ses disciples, les avertissant que Dieu ne saurait leur pardonner leurs torts si eux-mêmes ne pardonnent pas à leur prochain : « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son coeur ».

Pourtant, le visage de la violence peut se faire tellement hideux qu’humainement parlant il ne mérite qu’une justice impitoyable, le moindre geste de pardon semblant suspect sinon condamnable. Cette problématique est vieille comme le monde et Dieu sait combien notre histoire n’est souvent qu’un long tissu de guerres, de vengeances et d’exactions commises au nom de cette justice visant à redresser les torts commis, tentant vainement de réparer l’irréparable.

Sans se substituer à la justice humaine, qui est un fondement nécessaire à nos organisations sociétaires, le pardon évangélique que propose Jésus nous invite à porter un regard neuf sur celui qui offense, qui blesse ou qui tue. Un regard de compassion où même la recherche de justice ne saurait être motivée par la haine. Un regard sur l’autre tel que vu par les yeux de Dieu. Un regard où le désir de vengeance ne saurait avoir le dernier mot.

Ce thème de la vengeance se retrouve dès les origines de notre histoire. Déjà au livre de la Genèse Dieu anticipe que l’on cherchera à se venger de Caïn pour le meurtre de son frère Abel. Il le marque d’un signe afin de le protéger. Et ce n’est que le début d’un cycle infernal. Un descendant de Caïn, Lamek, exprime bien dans son chant sauvage comment évolue cette spirale de la vengeance et de la violence : « Entendez ma voix, femmes de Lamek écoutez ma parole : J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek, septante-sept fois ! » (Gen 4, 23-24).

La loi du Talion, l’« oeil pour oeil et dent pour dent », apparaîtra un peu plus tardivement dans l’histoire d’Israël et viendra témoigner d’un effort réel pour endiguer l’esprit de vengeance, en tentant de limiter les représailles en proportion du mal occasionné par l’adversaire. Mais les pages de la Bible témoignent éloquemment que la spirale de la violence ne saurait être freinée par des lois ou des codes moraux. Elle prend sa source dans le coeur de l’homme et les Sages et les prophètes d’Israël ne peuvent que rappeler à leurs compatriotes que « colère et rancune sont abominables aux yeux de Dieu » (Ben Sirac 27, 30).

Jésus s’inspire de cet enseignement dans sa prédication, mais il le pousse à un extrême jamais atteint lorsqu’il prêche l’amour des ennemis, ou encore, lorsque s’inspirant du chant de Lamek, il invite Pierre à pardonner à son prochain soixante-dix fois sept fois, soit autant de fois que celui-ci viendra demander pardon. Non seulement cet enseignement de Jésus est-il radical par rapport aux enseignements antérieurs, mais pour lui notre volonté de pardonner à notre prochain et la miséricorde de Dieu à notre endroit sont intimement liées. Si tu ne pardonnes pas à ton frère ou à ta soeur de tout coeur, à toi non plus il ne sera pas fait miséricorde.

Pour Jésus celui qui ne pardonne pas ne peut espérer être pardonné en retour. Il devra rembourser jusqu’au dernier sou sa dette. Mais à celui qui pardonne, il sera fait pardon. A celui qui fait miséricorde, il sera fait miséricorde. Cet enseignement jette un nouvel éclairage sur les enjeux de notre salut. Bien que la suite de Jésus soit une voie de perfection, ce n’est pas tant sur les oeuvres que nous serons jugés, mais sur l’amour que nous aurons eu les uns à l’endroit des autres. Quel défi et quelle exigence! Mais en même temps, il y a dans cet enseignement un souffle libérateur qui nous rappelle que Dieu nous accueille tels que nous sommes, avec nos grandeurs et nos misères. Et tout ce qu’il nous demande en retour, c’est d’agir les uns à l’endroit des autres comme lui agit envers nous.

Trop de fois pourtant l’épreuve de la réalité vient nous rappeler combien le mal peut nous blesser et combien trop souvent le pardon peut nous échapper. Combien de situations où nous avons envie de crier à Dieu : « Tu nous en demandes trop. Pardonner, jamais » ! Et de refus en refus, la vie s’étiole et dépérit en nous. Le drame humain poursuit sa course folle, nul salut en vue…

Jésus dans son évangile nous propose une voie inédite dans la lutte contre le mal et la violence, une arme insoupçonnée dans la rencontre du frère ou de la soeur qui se dresse en ennemi. C’est la force du pardon. Non pas le pardon qui est démission ou qui fait fi de la justice et de la vérité, mais le pardon évangélique qui est capable de porter un regard lucide à la fois sur soi et sur l’autre, qui est capable de voir en cet autre, en dépit de ses fautes, le frère ou la soeur qui s’est égaré.

Utopique? Bien sûr! Comme tout l’évangile d’ailleurs. Mais parce que notre Dieu est le Dieu de l’impossible, ses paroles deviennent promesses pour nous. S’il nous invite à nous pardonner, s’il nous commande de nous aimer les uns les autres jusqu’à aimer nos ennemis, c’est qu’il nous sait capables d’un tel dépassement. Puisque nous sommes capables de Dieu (capax Dei), nous sommes capables d’aimer et de pardonner. C’est à cela que nous sommes appelés, c’est le coeur de notre vocation de fils et de filles de Dieu.

Jésus nous enseigne une voie de perfection pour accueillir le Règne de Dieu : le don réciproque les uns aux autres de cet amour prodigué si généreusement par Dieu et qui, dans sa pointe extrême, devient pardon, ce pardon total et inconditionnel dont témoigne Jésus sur la croix. En Jésus nos yeux ont contemplé l’Amour à l’oeuvre et nous savons désormais que seul l’amour qui sait pardonner est vrai et digne de ce nom. C’est dans cette vie imitée et contemplée que le pardon prend tout son sens pour les chrétiens et les chrétiennes, où il apparaît comme la seule force capable de soulever le monde et de transformer les coeurs.

Frère Yves Bériault, o.p.

L’impossible pardon

pardon.jpgJésus dans son évangile nous propose une voie inédite dans la lutte contre le mal et la violence, une arme insoupçonnée dans la rencontre du frère ou de la soeur qui se dresse en ennemi. C’est la force du pardon. Non pas le pardon qui est démission ou qui fait fi de la justice et de la vérité, mais le pardon évangélique qui est capable de porter un regard lucide à la fois sur soi et sur l’autre, qui est capable de voir en cet autre, en dépit de ses fautes, le frère ou la soeur qui s’est égaré.Utopique? Bien sûr! Comme tout l’Évangile d’ailleurs. Mais parce que notre Dieu est le Dieu de l’impossible, ses paroles deviennent promesses pour nous. S’il nous invite à nous pardonner, s’il nous commande de nous aimer les uns les autres jusqu’à aimer nos ennemis, c’est qu’il nous sait capables d’un tel dépassement. Puisque nous sommes capables de Dieu, nous sommes capables d’aimer et de pardonner, sinon Jésus ne nous inviterait pas à le faire.

Après la liquidation d’un des camps par des troupes américaines, dans une des baraques, un morceau de papier d’emballage a été trouvé, sur lequel un homme avait inscrit une prière:

« Seigneur, lorsque Tu viendras dans ta gloire, ne Te souviens pas seulement des hommes de bonne volonté, souviens-Toi également des hommes de mauvaise volonté. Mais ne Te souviens pas alors de leurs cruautés, de leurs sévices et de leurs violences. Souviens-toi des fruits que nous avons portés à cause de ce qu’ils ont fait. Souviens-Toi de la patience des uns, du courage des autres, de la camaraderie, de l’humilité, de la grandeur d’âme, de la fidélité qu’ils ont réveillé en nous. Et fais, Seigneur, que les fruits que nous avons portés soient un jour leur rédemption. » (La Vie spirituelle . mars-avril 1988, n° 678, pp. 222-223)

Jésus nous enseigne une voie de perfection pour accueillir le Règne de Dieu : le don réciproque les uns aux autres de cet amour prodigué si généreusement par Dieu et qui, dans sa pointe extrême, devient pardon, ce pardon total et inconditionnel dont témoigne Jésus sur la croix. Et sur cette croix, Jésus n’attend pas que ses bourreaux viennent lui demander pardon pour pardonner : « Pardonne-leur Père, car ils ne savent ce qu’ils font. » Jésus fait le premier pas. Il pardonne. Et c’est lorsque l’on peut faire ce premier pas que l’Évangile devient véritablement Bonne Nouvelle dans nos vies et que nous devenons vraiment disciples du Christ.

Testament spirituel du frère Christian

QUAND UN A-DIEU S’ENVISAGE…

S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNEE à Dieu et à ce pays.

Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat. Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui- là qui me frapperait aveuglément.

J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cour à qui m’aurait atteint.

Je ne saurais souhaiter une telle mort ; il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.

C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut- être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.

L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit-fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Eglise, précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.

Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sours et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !

Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI, et cet « A-DIEU » envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !

Incha Allah !

Frère Christian de Chergé
Alger, l décembre 1993.
Tibhirine. l janvier 1994.

Nuits de la foi en agonie…

Le doute est là, et la folie
d’aimer tout seul un Dieu absent et captivant.
« Mais la souffrance que je préfère,
dit Dieu, c’est quand la femme attend
avant la joie d’enfantement.
Car ces douleurs où l’on espère,
Mon Fils les prend dans sa Passion,
et les soumet à ma Patience. »

Il prie encore dans mon silence
le Bien-Aimé abandonné
dont la détresse et l’espérance ont pris ma voix.
Ce que j’espère, je ne le vois…
C’est mon tourment, tourné vers Lui.
Toute souffrance y prend son sens,
caché en Dieu comme une naissance,
ma joie déjà, mais c’est de nuit !

Christian de Chergé (prieur de Tibhirine), L’invincible espérance.