Homélie pour le 2e dimanche de l’Avent (A)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu (Mt 3, 1-12)

En ces jours-là,
paraît Jean le Baptiste,
qui proclame dans le désert de Judée :
    « Convertissez-vous,
car le royaume des Cieux est tout proche. »
    Jean est celui que désignait la parole
prononcée par le prophète Isaïe :
Voix de celui qui crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur,
rendez droits ses sentiers.

    Lui, Jean, portait un vêtement de poils de chameau,
et une ceinture de cuir autour des reins ;
il avait pour nourriture des sauterelles et du miel sauvage.
    Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain
se rendaient auprès de lui,
    et ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain
en reconnaissant leurs péchés.
    Voyant beaucoup de pharisiens et de sadducéens
se présenter à son baptême,
il leur dit :
« Engeance de vipères !
Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ?
    Produisez donc un fruit digne de la conversion.
    N’allez pas dire en vous-mêmes :
‘Nous avons Abraham pour père’ ;
car, je vous le dis :
des pierres que voici,
Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham.
    Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres :
tout arbre qui ne produit pas de bons fruits
va être coupé et jeté au feu.

    Moi, je vous baptise dans l’eau,
en vue de la conversion.
Mais celui qui vient derrière moi
est plus fort que moi,
et je ne suis pas digne de lui retirer ses sandales.
Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu.
Il tient dans sa main la pelle à vanner,
il va nettoyer son aire à battre le blé,
et il amassera son grain dans le grenier ;
quant à la paille,
il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas. »

COMMENTAIRE

« Convertissez-vous, préparez le chemin du Seigneur, aplanissez sa route. » Ces consignes évangéliques ne sont pas nouvelles pour nous. Chaque année, et tout au long de l’année liturgique, elles nous sont répétées afin de nous rappeler les exigences de la suite de Jésus Christ. Elles nous sont rappelées de peur que nous nous arrêtions en chemin, que nous oublions quelle espérance têtue et obstinée doit être la nôtre dans notre vie de foi de tous les jours, car notre foi est une foi qui espère! Il faut donc éviter de s’arrêter en chemin, et persévérer avec courage afin de posséder cette espérance, comme nous y invite saint Paul dans sa lettre aux Romains.

La liturgie est une pédagogue, et le temps de l’Avent vient nous aider à découvrir combien elle est belle cette espérance qui doit nous habiter au moment de célébrer la naissance du Sauveur. Car il n’y a pas de plus grand bonheur que d’entrer dans cette connaissance de Dieu qui nous est donnée avec la venue de son Fils. C’est là le cœur de notre foi! Et l’Avent nous prépare à cette fête en nous rappelant par les textes de la Parole de Dieu, combien grande était l’attente du messie avant qu’il ne se manifeste à Bethléem. Le temps de l’Avent vient nous redire que cette espérance, il faut la vivre à notre tour dans le quotidien de nos vies, jusqu’à ce que le Seigneur Jésus revienne. Bien sûr, il est déjà venu et nous croyons qu’il ne cesse de se donner à nous à chaque jour, mais pour cela il nous faut nous convertir sans cesse au désir de Dieu sur nous, et ne pas avoir peur de lui faire cette prière : « Qu’attends-tu de moi Seigneur aujourd’hui? Voici ma journée, je te l’offre. » Le disciple du Christ est une personne qui marche avec son Sauveur et qui croit en l’avenir.

C’est pourquoi à chacun des dimanches de l’Avent nous écoutons le prophète Isaïe qui est un témoin privilégié de cette espérance. La semaine dernière, il annonçait que lors de la venue du Messie, les lances seraient transformées en faucilles, et les épées en socs de charrue, c.-à-d. en instruments de paix et de progrès. En ce dimanche, Isaïe annonce la venue d’un roi pacifique sur lequel va reposer l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur. Ce rejeton de la souche de Jessé, le père du roi David, va inaugurer un règne de paix où « le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble… et le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra ». 

Pourtant, pas besoin d’être un grand analyste de l’état du monde pour constater que l’on attend toujours ce règne de paix. Le monde a-t-il vraiment changé depuis cette nuit de Bethléem? Est-ce que la venue du Christ a véritablement transformé la face de l’histoire? Nous ne savons pas comment aurait évolué notre monde sans cette influence déterminante du christianisme, mais ce que nous savons, c’est que la suite du Christ a transformé radicalement la vie d’une multitude d’hommes et de femmes au cours des siècles. Ils ont pris sur eux-mêmes, au nom de l’évangile, et de leur amour de Dieu et du prochain, de transformer cette terre, d’inaugurer des relations de paix, de justice et de miséricorde partout où ils vivaient, et ce, jusqu’à donner leur vie.

Des germes de paix et de justice sont nés dans le sillage de ces millions de témoins à travers les siècles. Ils ont cru à la venue du Fils de Dieu en notre monde, ils ont accueilli son Esprit Saint et, par leur vie engagée, ils ont préparé la route au Seigneur, comme nous y invite l’Évangile aujourd’hui. Ils n’ont pas eu peur des jours sombres et des lendemains qui déchantent, car ils savaient bien qu’ils n’étaient pas seuls, et que Jésus est le grand vainqueur. C’est à cette espérance que le temps de l’Avent nous invite en nous faisant entendre la voix du Baptiste : « Convertissez-vous! » Conformez votre vie à cette espérance qui est capable de soulever le monde, et qui a pour nom Jésus Christ! Il n’y a pas de plus grand bonheur.

C’est le frère Jean-Marie Tillard, dominicain et théologien, qui posait la question suivante, quelques années avant sa mort en l’an 2000 : « Sommes nous les derniers des chrétiens? Nous sommes certainement les derniers de tout un style de christianisme, disait-il, mais nous ne sommes pas les derniers des chrétiens ». (…) Pour illustrer son propos, il donnait l’exemple suivant :

« Il existe, dans la flore de Saint-Pierre et Miquelon où je suis né, une plante dont tout le monde là bas connaît le nom latin au singulier comme au pluriel, un polygonium, des polygonia. Pourquoi? Parce que c’est une plante étrange. Bel arbuste ornemental, aux larges feuilles d’un vert très tendre […] il joue un important rôle écologique : certains oiseaux des rivages y font leur nid, les insectes l’habitent, les petits rongeurs logent dans ses racines. Mais voilà : c’est une plante têtue. Si vous avez planté un polygonium dans votre jardin ou votre cour, jamais vous ne pourrez vous en débarrasser. Vous aurez beau le déraciner en allant jusqu’à la plus extrême des radicelles, verser du poison, trois ou quatre ans plus tard vous verrez une timide pousse réapparaître au beau milieu de votre framboisier ou entre les pavés de votre cour. Il suffit d’un infime morceau […] demeuré en terre pour que tout repousse.

[…] Quand je pense à l’avenir de l’Église, je pense aux polygonia de mon enfance. Cent fois je les ai vus arrachés; cent fois j’ai entendu les jardiniers se dire l’un à l’autre par dessus leurs clôtures “je suis venu à bout de mon polygonium”; cent fois j’ai cueilli des framboises ou des groseilles là où j’allais autrefois admirer les araignées tissant leur toile; mais… cent fois j’ai constaté que le polygonium resurgissait. La terre de mon île, pauvre et balayée par les vents de l’Atlantique qui la malmènent, a comme fait alliance avec lui parce qu’elle refuse de devenir un sol stérile.

Ainsi dans le plus profond de son désir l’humanité a fait alliance avec l’Évangile. Arrachez le, il repoussera un jour, alors que vous ne vous y attendiez plus. Car l’humanité refusera toujours d’être sans Espérance… »

Frères et sœurs, la Parole de Dieu ne nous propose pas une espérance à la petite semaine, une espérance facile et béate. Elle est profonde comme la mer cette espérance, à l’image de la connaissance du Seigneur qui nous est promise par le prophète Isaïe. Elle est de tous les combats, de toutes les luttes, et c’est elle qui nous rend capables de nous engager, de nous aimer les uns les autres, de pardonner, de changer notre cœur, de recommencer quand tout s’écroule, de reconstruire, et surtout d’être d’une fidélité indéfectible à l’endroit du Seigneur et de son Église. Vers qui d’autres irions-nous?

C’est cette espérance têtue et obstinée que nous demandons au Seigneur de renouveler en nous en ce temps de l’Avent, afin qu’il nous trouve fidèles et en tenues de service quand il viendra. Amen.

Yves Bériault, o.p. Dominicain

Homélie pour le 1er samedi de l’Avent (année A 2025)

« Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement »

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu  (Mt 9, 35 – 10, 1.5a.6-8)

En ce temps-là,
Jésus parcourait toutes les villes et tous les villages,
enseignant dans leurs synagogues,
proclamant l’Évangile du Royaume
et guérissant toute maladie et toute infirmité.
Voyant les foules, Jésus fut saisi de compassion envers elles
parce qu’elles étaient désemparées et abattues
comme des brebis sans berger.
Il dit alors à ses disciples :
« La moisson est abondante,
mais les ouvriers sont peu nombreux.
Priez donc le maître de la moisson
d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. »
Alors Jésus appela ses douze disciples
et leur donna le pouvoir d’expulser les esprits impurs
et de guérir toute maladie et toute infirmité.
Ces douze, Jésus les envoya en mission
avec les instructions suivantes :
« Allez vers les brebis perdues de la maison d’Israël.
Sur votre route,
proclamez que le royaume des Cieux est tout proche.
Guérissez les malades, ressuscitez les morts,
purifiez les lépreux, expulsez les démons.
Vous avez reçu gratuitement :
donnez gratuitement. »

COMMENTAIRE

Heureux tous ceux qui attendent le Seigneur, nous dit le psalmiste ! Mais n’est-il pas déjà venu? Car c’est là le cœur même de notre foi. Et certains en font les gorges chaudes. C’est le frère Christian de Chergé qui raconte, alors qu’il se trouvait au mur de Jérusalem, un Juif orthodoxe l’apostropha en lui criant : « Et alors, les lions mangent de l’herbe? » Il faisait référence à la prophétie d’Isaïe où, lors de la venue du Messie, le lion, comme le bœuf mangera de la paille (Is 11). Où le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau.

Pourtant, dans toutes ces prophéties que font les prophètes de l’Ancien Testament, nous croyons qu’il y a déjà un accomplissement, bien que la pleine réalisation de ces promesses soit aussi à venir.

Mais ce qui est manifeste dans les Évangiles, c’est que Jésus réalise en sa personne l’aspect éminemment personnel de ces prophéties, celles qui concernent notre vie quotidienne, notre bonheur et notre joie de vivre. Nous le voyons déjà dans les Évangiles : il est venu guérir les cœurs blessés, soigner nos blessures. Cette semaine, l’Évangile nous parle à deux reprises de la compassion de Jésus devant les foules affamées, sans bergers, aux prises avec des maladies et des infirmités. 

Cette compassion de Jésus, c’est le regard plein de tendresse et de miséricorde de Dieu lui-même qui se tourne vers nous. Nous en sommes les témoins, mais aussi les héritiers, puisque l’Esprit du Seigneur habite en nous et nous pousse de l’avant. Jésus l’affirme sans détour à ses apôtres lorsqu’il leur dit : Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Sur votre route, proclamez que le Royaume des Cieux est tout proche.

Mais de nombreux observateurs extérieurs à l’Église pourraient nous dire qu’on attend toujours ce règne de paix, en dépit des victoires trop peu nombreuses dont nous sommes parfois les témoins. Le monde a-t-il vraiment changé depuis cette nuit de Bethléem ? La venue du Christ a-t-elle véritablement transformé le cours de l’histoire ? 

Et nous répondons : oui, nous le croyons ! Nous ne savons pas comment notre monde aurait évolué sans la présence du christianisme, mais nous savons que la suite du Christ a transformé radicalement la vie d’une multitude d’hommes et de femmes au cours des siècles. Au nom de leur amour de Dieu et du prochain, ils se sont engagés à transformer cette terre, à instaurer des relations de paix, de justice et de miséricorde partout où ils vivaient, allant parfois jusqu’au don de leur vie.

Nous pourrions citer ici les grandes figures de l’Église, ces saints et ces saintes qui nous sont si chers. Mais je veux surtout nommer tous ces fidèles anonymes qui se consacrent jour et nuit au service des plus pauvres et luttent pour la justice et la dignité humaine. Je pense à toutes ces mères et à tous ces pères de famille qui aiment leurs enfants, leur transmettent les valeurs de l’Évangile, leur apprennent la grandeur du don de soi et du partage, l’importance d’être bon et juste, et éveillent leurs enfants à la présence de Dieu dans leur vie. 

Je pense à tous ces couples qui se soutiennent, jusque dans la vieillesse, jusque dans la maladie, fidèles à leur amour. Je pense à tous ces consacrés, à tous ces prêtres, à tous ces religieux et religieuses de par le monde, qui ont voué leur vie au Christ, qui persévèrent et qui souvent œuvrent dans les marges de la société, auprès des exclus et des laissés pour compte, qui se consacrent sans relâche au service de l’Évangile. 

Frères et sœurs, ce temps de l’Avent est une invitation qui nous est faite à prendre toute la mesure de la chance que nous avons d’avoir Jésus comme maître et Seigneur. Lui qui est toujours là avec nous, et qui un jour accomplira toutes les promesses de Dieu en notre faveur. D’ici là, retenons l’invitation que Jésus adresse à ses disciples : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement! » Que ce soit là notre joie!

fr. Yves Bériault, o.p.

Homélie pour le 33e dimanche (C)

Les textes de ce dimanche nous présentent des scènes de catastrophes terrifiantes à l’échelle planétaire. Ce sont là sans doute les passages les plus énigmatiques et les plus troublants de la Bible. Mais il est bon de se rappeler qu’il s’agit d’un style littéraire appelé apocalyptique, d’où le nom bien connu d’apocalypse. Ce type de récit était fort populaire dans les cultures du Moyen-Orient. Jésus et le prophète Malachie s’en inspirent afin de livrer leur message. 

D’ailleurs, tout au cours de l’histoire des derniers millénaires, des mouvements apocalyptiques sont apparus prédisant une fin du monde imminente. Que ce soit les mouvements prédisant la fin du monde à la fin du premier millénaire, Nostradamus au Moyen-Âge, ou encore les Témoins de Jéhovah au XXe siècle. Aucune époque n’a échappé à cette angoisse qui s’enracine dans notre finitude humaine, dans la peur de la mort, mais aussi dans la crainte de Dieu et de son jugement. 

Que veulent nous dire alors ces textes que nous venons d’entendre ? Précisons tout d’abord qu’en rester à l’annonce d’une fin du monde dans les paroles de Jésus ou du prophète Malachie, c’est déformer le sens de leur message qui, paradoxalement, est avant tout un message d’espérance. Jésus et le prophète Malachie ne nous parlent pas de fin du monde, ils nous parlent de la fin d’un monde, où Dieu va se manifester et sauver son peuple.

Dans l’évangile, les paroles de Jésus semblent tourner nos regards vers un avenir encore lointain où tout sera détruit. Mais il est important de souligner que le style littéraire apocalyptique ne signifie pas « destruction », mais « dévoilement », « révélation ». Ce qui est annoncé par Jésus, c’est un monde nouveau, un monde non seulement pour demain, mais pour aujourd’hui même. C’est pourquoi les certitudes des hommes avec leur superbe et leur sentiment de puissance en sont ébranlées, comme si le ciel se décrochait, car c’est le règne de Dieu qui se manifeste, le seul qui soit éternel. 

Jésus nous invite donc à cette ferme espérance, qui n’est pas un banal espoir, mais à cette conviction inébranlable que Dieu est avec nous, en ce monde fragile et menacé, ce monde aux prises avec ses guerres et ses catastrophes, ses violences, ses populations qui gémissent et ses saisons qui se dérèglent. Dieu est avec nous.

Mais il ne s’agit pas là d’une invitation à la passivité. Sans cesse le Christ se tient à notre porte et il frappe. Il nous invite à lui ouvrir et à marcher avec lui, parce que l’espérance chrétienne n’est pas seulement tournée vers l’avenir, mais elle est avant tout pour ce présent qui nous est donné. Et l’évangile nous rappelle sans cesse que c’est moins l’homme qui se tourne vers Dieu et qui espère, que Dieu lui-même qui se tourne vers nous et qui espère, puisque c’est lui qui a espéré le premier en nous donnant la vie et en nous donnant son Fils.

C’est pourquoi, comme le dit le théologien Karl Rahner, il confie « au monde sa dernière parole, la plus belle et la plus profonde en son Fils fait chair. Cette parole nous dit : je t’aime ô monde, homme et femme. Je suis là. Je pleure vos larmes. Je suis votre joie. N’ayez pas peur. Quand vous ne savez pas comment allez plus loin, je suis avec vous. Je suis dans vos angoisses, parce que je les ai souffertes moi aussi. Je suis dans vos besoins et dans votre mort, parce qu’aujourd’hui j’ai commencé à vivre et à mourir avec vous. Je suis votre vie. Et je vous le promets : la vie vous attend vous aussi. Pour vous aussi, les portes vont s’ouvrir. »

Bien sûr, on nous demandera où elle est cette présence du Christ dans la vie de tous les jours. Où est-il ton Dieu ? Mais comme le dit le renard au Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »  La victoire du Christ peut sembler dérisoire à l’œil nu, et pourtant notre foi nous donne de le reconnaitre, de deviner les signes de sa présence, de le savoir tout proche de nous, d’être à l’œuvre dans le monde comme le levain dans la pâte, d’être cette présence secrète dans tous les gestes d’amour et de solidarité. Car notre espérance s’enracine tout d’abord dans le présent, fort de cette présence du Ressuscité au cœur de notre foi.

Alors, la fin du monde est-elle pour bientôt ? Nous n’en savons rien et ce n’est pas là la question qui importe. Il faut plutôt se demander ce que nous faisons de notre monde alors que le Christ est à notre porte. « Ne vous laissez pas égarer », nous exhorte Jésus, restez ferme dans votre foi, ne cessez pas d’espérer, nous dit-il. Je me souviens du témoignage d’un chrétien de Mosul en Iraq, ville qui était occupée par l’État islamique. Ce chrétien faisait le commentaire suivant au sujet de la situation des chrétiens de sa ville : « Nous sommes confiants dans le Seigneur, disait-il. Il continue de nous murmurer à l’oreille : N’aie pas peur. » N’aie pas peur, même quand la mort semble inévitable, n’aie pas peur même quand tous tes repères te sont enlevés, n’aie pas peur, nous dit Jésus.

Frères et sœurs, les textes bibliques de ce dimanche nous invitent à regarder au-delà de nos fatigues et de nos défaites, au-delà de la maladie et de la mort même, car il vient le jour du Seigneur, ne le voyez-vous pas dans cette foi qui nous anime, cette espérance qui nous fait vivre, cette charité qui enflamme le cœur et lui donne envie de tout donner. Oui, il vient le jour du Seigneur et il est déjà commencé, depuis que l’Absolu s’est incarné et a pris un visage, celui de Jésus Christ notre Seigneur!

Yves Bériault, o.p. Dominicain

Homélie pour la Dédicace de la Basilique du Latran

La liturgie d’aujourd’hui est consacrée à une église : la basilique du Latran, à Rome. Il s’agit d’une fête célébrée dans toute l’Église et c’est la seule église qui a droit à un tel honneur.

Alors que le christianisme est légalisé dans l’Empire romain en l’an 313, la basilique du Latran est la première église à avoir été consacrée, neuf ans plus tard, par le pape Sylvestre 1er. Cette basilique est devenue la cathédrale et le siège de l’évêché de Rome, dont le titulaire n’est autre que le pape. Elle est la première en ancienneté et en dignité de toutes les églises d’Occident. L’inscription suivante figure sur le fronton de la basilique : « Mère et tête de toutes les églises de la ville et du monde ». Voilà pour le volet historique.

Mais que pouvons-nous dire au sujet de cette basilique, qui soit de nature à nourrir notre foi ?

Pour introduire cette réflexion, j’aimerais partager avec vous l’anecdote suivante. Alors que je rendais visite à nos moniales dominicaines qui sont en Colombie-Britannique, une communauté de près de vingt sœurs, dont plus de la moitié à moins de quarante ans, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec l’une des plus âgées, sœur Marie Angela, qui fait partie des sœurs pionnières, venues des États-Unis, fonder un monastère au Canada, il y a vingt-cinq ans maintenant. À l’époque, elles n’étaient qu’une dizaine.

Il faut se représenter le lieu d’une grande beauté où est situé ce monastère : la chaîne de montagnes appelée Coastal Mountains, dont le monastère fait face à une montagne au sommet enneigé toute l’année. Un lieu magnifique de silence et de contemplation. Les moniales se sont installées dans ce lieu il y a douze ans, après de longues recherches, afin d’allier nature, écologie et vie monastique. J’ai exploré cet endroit avec elles avant la construction du monastère, et le paysage, avec ses montagnes aux neiges éternelles, nous a tous conquis, déterminant même le choix de cet emplacement.

Sœur Marie Angela était là avec tout le groupe des moniales lors de ce moment déterminant de fondation, et voilà qu’elle me prend à part, quatorze ans plus tard, et me dit à l’oreille, comme si elle me confiait un secret : « Frère Yves, je sais maintenant que la montagne n’est pas Dieu! » La montagne n’est pas Dieu! 

J’ai compris alors que sœur Marie Angela voulait me dire que cette beauté devait nous orienter ailleurs, tout comme devait le faire le Temple de Jérusalem ou encore, la basilique du Latran, ou encore notre église Saint-Dominique. Sœur Marie Angela me faisait comprendre à quel point la mission de son monastère s’enracinait dans une réalité beaucoup plus profonde que la contemplation d’une beauté éphémère. Car même les neiges dites éternelles ne durent pas toujours.

Nous le savons, frères et sœurs, le Temple de Jérusalem occupait une place centrale dans la vie d’Israël. Toutefois, l’action du Christ, et surtout ses paroles, ouvre dans l’Évangile de ce jour de nouvelles perspectives quant à l’avenir de ce Temple. 

Jésus nous entraîne déjà dans son mystère pascal lorsqu’il affirme : « Détruisez ce temple, et je le reconstruirai en trois jours. » C’est vers ce mystère que la fête de la Dédicace oriente notre regard aujourd’hui. Ce n’est pas tant l’édifice de pierre que la vision qu’il porte que nous célébrons. Cette fête ne se limite pas à la commémoration d’une basilique ; elle célèbre une Église en sortie, envoyée dans le monde. 

Elle nous rappelle que nous formons un temple spirituel dans le Christ. C’est pourquoi nous ne devons pas avoir peur face à l’avenir en dépit du contexte de précarité et de menaces auquel font face nos institutions religieuses et nos églises aujourd’hui. 

Cette fête nous invite à regarder au-delà de nos fragilités, au-delà des pierres et de l’aspect matériel de nos églises, et à contempler tout le chemin parcouru depuis la première annonce de l’Évangile, depuis la création des premières communautés chrétiennes, et dont nous sommes les héritiers.

Le Temple de Jérusalem préfigurait la venue d’un temps nouveau où l’humanité se verrait invitée à rendre à Dieu un culte en esprit et en vérité. C’est cette réalité que la Dédicace de la basilique du Latran célébrait lors de sa consécration au cœur même de la capitale de l’Empire romain. Et le souvenir de cet événement historique doit orienter notre regard vers la réalité spirituelle qu’est l’Église, qui est faite des pierres vivantes que nous sommes, qui est construite sur le fondement solide qu’est le Christ, avec qui nous formons un seul Corps. Trop souvent, nous parlons de l’Église comme d’un corps étranger, extérieur à nous-mêmes, alors que l’Église c’est nous avant tout, nous tous ensemble avec le Christ. 

De nos jours, les personnes que nous voyons aux eucharisties sont pour la plupart des survivants, qui ont traversé la grande épreuve de la sécularisation dans notre société. Beaucoup sont des Anciens comme on les appelait dans les premiers temps de l’Église, c.-à-d. des aînés, mais avant tout des aînés dans la foi qui, par leur fidélité et leur persévérance, sont des porteurs et des gardiens de la bonne nouvelle de Jésus Christ. 

C’est surtout cela qui me frappe quand je vois des fidèles rassemblés pour l’eucharistie. Fidèles! On ne peut trouver mot plus beau pour décrire ce qui habite le cœur des disciples du Christ. Elle est belle cette fidélité qui semble à toute épreuve, et où des parents et des grands-parents persévèrent dans leur foi, tout en portant le souci parfois douloureux de leurs enfants et de leurs petits-enfants qui semblent loin de l’Église, priant sans cesse pour eux. Elle est belle aussi la fidélité de ces personnes qui font le choix d’être fidèles et qui s’engagent dans la Cité et dans l’Église au nom même de leur amour du Christ et du prochain.

C’est cette Église que nous célébrons en cette fête de la Dédicace de la basilique du Latran, une Église en sortie comme aimait le rappeler le pape François. Et, quel que soit le lieu où les chrétiens et les chrétiennes se réunissent, de la chapelle la plus modeste à la cathédrale la plus majestueuse, c’est toujours la vie même du Christ Jésus qui est reçue et célébrée, et ce à toutes les époques. Car, comme sœur Marie Angela voulait bien me le rappeler, lui seul est Dieu, il n’y en a pas d’autres !

Fr. Yves Bériault, o.p.

CARTE

Homélie pour le 30e dimanche (C)

« J’ai été arraché à la gueule du lion ;
    le Seigneur m’arrachera encore
à tout ce qu’on fait pour me nuire.
Il me sauvera et me fera entrer dans son Royaume céleste. » 2 Tim 4,18

Quand on considère l’assurance de Paul devant la mort et que l’on entend l’évangile de ce jour qui nous parle de la prière du pharisien et du publicain au Temple, l’on peut se demander s’il n’y a pas de la prétention à se tenir devant Dieu avec assurance. Après tout, Dieu n’est-il pas comparé à un juge ? Le jugement de Dieu dont il est question dans la bible ne devrait-il pas nous jeter dans l’effroi au moment de la mort ? Pourtant c’est une attitude tout à fait contraire que l’on retrouve chez l’apôtre Paul.

Peut-être est-ce notre compréhension des mots juge et justice qui nous amène à déformer le visage de Dieu, à méconnaître le véritable sens de sa miséricorde. Dans l’Ancien Testament, lorsque l’on dit de Dieu qu’il est juge, l’on signifie par là qu’il est un modèle d’intégrité de qui découle toute justice. Les Juges en Israël, et ensuite les Rois, auront pour principale fonction de faire triompher la justice de Dieu, lui qui prend le parti de la veuve et de l’orphelin, du pauvre et du réfugié. Ben Sirac le Sage le dit clairement : Le Seigneur est un juge qui ne fait pas de différence entre les hommes. Il ne défavorise pas le pauvre, il écoute l’opprimé, ne méprise pas l’orphelin, ni la veuve. Il accueille celui qui sert Dieu de tout son cœur, il se prononce en faveur des justes.

Le psaume 33, comme en écho à ce texte, vient nous rappeler que le Seigneur regarde les justes. Il écoute, il est attentif, il entend, il délivre. Il est proche, il sauve, il rachète. Tout ce qui est requis pour que le Seigneur agisse de la sorte à notre endroit c’est d’avoir besoin de lui, de chercher en lui notre refuge, d’avoir le cœur brisé, de regretter ses fautes, d’être conscient de sa misère. Somme toute, pour entrer dans la miséricorde de Dieu, pour bénéficier de sa justice, pour devenir juste, il faut entrer dans la dynamique de celui qui reconnaît que tout vient de Dieu et que sans lui nous ne sommes rien. 

Il faut savoir se reconnaître pécheur comme le publicain pour entrer dans le Royaume. Non pas que Dieu veuille notre humiliation. Au contraire, il veut nous élever, nous grandir à la mesure de ses rêves sur nous. Mais pour cela, il faut avoir le cœur ouvert, il faut laisser naître en nous le désir de devenir ce à quoi Dieu nous appelle. 

Dieu, comme le dit Jésus du publicain, nous justifie. C’est-à-dire qu’il nous rend juste, il nous donne la grâce de participer à l’œuvre qu’il accomplit en son Fils, lui le seul Juste. Il nous rend capables de porter son amour et de le donner au monde. Mais pour cela, il faut, comme le publicain, se tenir devant lui pauvre et entièrement abandonné, les mains ouvertes, prêts à tout recevoir de lui. 

Le pharisien, lui, se tient devant Dieu le cœur suffisant, plein de lui-même. Étant incapable de s’ouvrir à la vérité de la prière du publicain, il ne peut donc pas accueillir la grâce de Dieu. D’ailleurs, comment la prière du pharisien pourrait-elle être une véritable prière puisqu’il méprise son frère. C’est l’évangéliste Luc qui l’affirme au début de la présentation de cette parabole lorsqu’il dit : « Jésus dit une parabole pour certains hommes qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres ».

Ainsi donc, différents motifs peuvent nous faire nous tenir avec assurance devant Dieu. L’assurance devant Dieu peut soit être le résultat de l’orgueil ou de l’inconscience. Ou bien elle peut être la conséquence d’une vie tout entière remise entre les mains de Dieu, où seulement là peut se vivre l’expérience de la miséricordieuse fidélité de Dieu, l’expérience de Dieu qui m’accorde sa grâce et me justifie. C’est là le sens profond de l’expérience spirituelle d’un Paul. Et c’est cela que le pharisien n’a pas compris dans l’évangile d’aujourd’hui.

Attendre tout de Dieu, comme le publicain, c’est comprendre que Dieu veut opérer en nous une transformation qui n’a rien à voir avec une pratique légaliste de la foi. Bien sûr, c’est parfois déroutant de comprendre Dieu. Après tout, qui est ce Dieu qui accorde autant d’importance aux pauvres, aux petits, aux « losers » de notre société ? Qui est ce Dieu qui, en Jésus-Christ, préfère la fréquentation des pécheurs, des voleurs, des prostitués, aux prétendus justes des castes religieuses ?

Dieu se révèle à nous en tant que Père, un père qui nous aime. Nous ne pouvons le voir, mais pour tenter de comprendre qui il est, il importe de saisir ce qu’il fait en nous. Pour comprendre l’action de Dieu en nous, j’aime bien la comparer à ces merveilles de la technologie biomédicale où des personnes afin de sauver un membre de leur famille ou un ami, vont donner de leur sang ou de la moelle osseuse ou un rein à la personne aimée. Ces personnes aiment tellement l’autre qu’elles sont prêtes à donner une partie d’elle-même afin de sauver l’autre. Dieu, lui, il a tellement aimé le monde qu’il nous a donné son Fils, son Unique. Il a voulu transplanter en nous sa vie. C’est cela le don de la grâce. Dieu nous aime tellement qu’il veut mettre en nous un cœur neuf pour aimer comme lui, des yeux pour voir l’autre dans toute sa réalité d’enfant de Dieu, des oreilles pour entendre les besoins de notre monde.

Le croyant, la croyante qui se reçoit ainsi de Dieu est alors capable de porter l’amour de Dieu jusqu’au bout du monde. Il est justifié par Dieu, porteur de sa justice et de son amour. Il sait qu’en dépit de sa fragilité, Dieu est avec lui et l’accompagne tous les jours de sa vie. C’est pourquoi, tout en reconnaissant ses fragilités et ses limites, il n’a pas peur de se tenir en présence de Dieu. 

Humblement, il sait se tenir debout au cœur du mystère de sa pauvreté tout en s’en remettant entièrement à Dieu. La prière devient alors le lieu de la rencontre de Dieu avec l’homme racheté. C’est le secret de la prière du publicain et de Paul.

Yves Bériault o.p

Homélie pour le 28e dimanche (C)

La liturgie de la Parole est tout particulièrement adaptée à cette fête de l’Action de grâce. Mais rendre grâce c’est bien plus que se réjouir ou dire un simple merci. C’est aussi reconnaître l’auteur de la vie à travers ses bienfaits et entrer dans cette dynamique de louange et d’adoration dont un Samaritain nous donne l’exemple dans l’évangile. N’est-ce pas se souvenir de Jésus Christ comme le fait Paul à son fils bien-aimé Timothée!

Dans ce récit, nous voyons Jésus marcher vers Jérusalem, cette ville où l’on tue les prophètes. Sur sa route, dix lépreux s’avancent vers lui, tout en se tenant à distance, car leur maladie les rend impurs. Ils implorent la pitié de Jésus afin d’être guéris. On le sait bien par les évangiles, Jésus est le témoin de la compassion de Dieu. Il guérit, il pardonne, il ramène à la vie, et devant ces lépreux qui crient leur misère, Jésus est saisi de pitié. Il les envoie donc se montrer aux prêtres du Temple sans avoir même posé un seul geste; c’est chemin faisant que les dix lépreux seront guéris. 

Mais pourquoi se montrer aux prêtres ? C’est que seuls ces derniers pouvaient attester de la guérison d’un lépreux et ainsi confirmer sa réadmission dans la société dont il était banni à cause de sa lèpre. Le premier souci de Jésus est donc que ces lépreux puissent vivre en hommes libres au cœur de la cité.

C’est dans la foi et animés d’une folle espérance que ces hommes se dirigent vers Jérusalem, mais alors qu’ils sont guéris en route, un seul d’entre eux revient vers Jésus. Il s’agit d’un Samaritain que tout sépare des Juifs et de leur religion. Pourtant, il est le seul à se prosterner devant Jésus en glorifiant Dieu à pleine voix. Sa foi en Jésus devient l’occasion de l’affirmation d’une grande nouveauté en Israël. Désormais, pour rendre gloire à Dieu, ce n’est plus vers le Temple de Jérusalem qu’il faudra se tourner, mais vers Jésus lui-même.

Il est difficile de juger les autres lépreux, mais Jésus semble déçu de leur attitude. C’est comme s’ils avaient accueilli leur guérison sans aller au cœur de cette expérience, comme s’ils étaient restés en surface. L’heure de Dieu est passée et ils n’ont pas véritablement accueilli celui qui les visitait. Ils se sont attachés davantage à ses dons, qu’au sens de l’appel qui leur était fait à travers cet évènement de leur guérison.

Mais il y a un aspect de ce récit qui est quand même intrigant. Ce Samaritain fait partie d’un groupe de lépreux où il y a neuf Juifs. Comme si le malheur avait fait de ces dix hommes des compagnons d’infortune, solidaires dans leur malheur, alors que le plus lointain d’entre eux va devenir un modèle de foi pour les autres. Il en est encore ainsi dans nos sociétés et dans nos vies personnelles où se vivent de ces solidarités imprévues avec des inconnus qui préparent le terrain à des découvertes merveilleuses, des rencontres qui vont changer nos vies.

Plus que jamais, nos sociétés sont devenues des carrefours des nations où se rencontrent des personnes d’horizons des plus divers. Elles viennent à nous avec un regard différent sur le monde, un regard capable de nous aider à voir notre monde avec des yeux neufs. Ces personnes nous apportent leur musique, leurs coutumes, leur cuisine, leur art, leur foi en Dieu, leur joie de vivre, l’amour de leurs proches, sans oublier leur contribution à l’effort commun de bâtir ensemble une société meilleure.

Le pape François soulignait au tout début de son pontificat le danger d’une Église repliée sur elle-même, atteinte du syndrome qu’il appelle « l’auto-référencement », c’est-à-dire une attitude par laquelle certains chrétiens vivraient en vase clos, où le pur et l’impur du pharisaïsme reprendrait ses lettres de noblesse, en excluant ceux et celles qui ne sont pas des nôtres. Les dix lépreux de notre évangile représentent en quelque sorte tous les exclus du monde, alors que Jésus n’hésite pas à se faire proche d’eux, à les guérir et à les réintroduire dans la cité.

Elle est loin l’époque où nous formions une société tricotée-serrée où l’étranger était une bête rarissime, et où l’exclusion « des autres », si différents de nous, allait de soi. Même si cette méfiance n’a pas encore disparu, notre démographie connaît une véritable révolution alors qu’un pourcentage de plus en plus grand de familles, une sur dix selon les dernières statistiques, compte au moins un membre qui provient d’un autre pays. 

Pour reprendre l’image évocatrice de l’évangile et nous l’appliquer à nous aujourd’hui, je dirais qu’à l’entrée du village global où nous marchons avec Jésus, une foule bigarrée et de toutes provenances nous attend. Et quand le prêtre ou le diacre, à la fin de nos eucharisties, nous dit : « Allez dans la paix du Christ ! », cela signifie que les portes de nos églises ne sont pas faites uniquement pour qu’on y entre, ou pire encore, pour qu’on les ferme, mais qu’elles sont surtout faites pour que nous les franchissions avec le Christ, porteurs de sa paix et de sa miséricorde. Nos célébrations n’ont pas d’autres finalités que celle-là !

Yves Bériault, o.p. Dominicain

Homélie pour le 27e dimanche – Année C

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 17, 5-10

En ce temps-là,
    les Apôtres dirent au Seigneur :
« Augmente en nous la foi ! »
    Le Seigneur répondit :
« Si vous aviez de la foi,
gros comme une graine de moutarde,
vous auriez dit à l’arbre que voici :
‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’,
et il vous aurait obéi.

    Lequel d’entre vous,
quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes,
lui dira à son retour des champs :
‘Viens vite prendre place à table’ ?
    Ne lui dira-t-il pas plutôt :
‘Prépare-moi à dîner,
mets-toi en tenue pour me servir,
le temps que je mange et boive.
Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour’ ?
    Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur
d’avoir exécuté ses ordres ?
    De même vous aussi,
quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné,
dites :
‘Nous sommes de simples serviteurs :
nous n’avons fait que notre devoir’ »

COMMENTAIRE

Dans l’Évangile d’aujourd’hui, nous voyons les apôtres demander à Jésus de renforcer leur foi. Frères et sœurs, comment se porte votre foi ? Est-elle assez forte pour que vous demandiez qu’un arbre se plante dans la mer ? Quelle est la signification d’une telle analogie ? Notre Seigneur croit-il vraiment que nous puissions accomplir un tel exploit ? N’est-ce pas tenter Dieu que d’essayer de le faire ? Une chose est sûre cependant : dans cette parabole, Jésus nous montre la force que la vraie foi en Dieu peut apporter dans nos vies. 

Bien qu’elle soit capable de transformer notre vie et de changer complètement notre vision du monde, la foi en Dieu reste fragile. Elle est comme une jeune pousse qui a constamment besoin d’être nourrie, arrosée et taillée. C’est lorsque les épreuves viennent frapper à notre porte que nous sommes tentés de remettre Dieu en question et de le traduire devant le tribunal de notre indignation, exigeant qu’il se justifie. Secrètement, nous adoptons l’attitude de ceux qui contredisent notre foi en demandant : « Où est-il ton Dieu ? »  Ce cri ne monte-t-il pas en nous dans les moments d’épreuve ? Où es-tu, Dieu, dans ma vie ?

Le plus grand défi à la foi en Dieu est son silence lorsque le malheur frappe. Jésus lui-même en a fait l’expérience à Gethsémani. Pourtant, il nous a montré le chemin en se soumettant totalement à la volonté du Père : « Père, que ta volonté soit faite, et non la mienne. » Cette prière d’abandon est la plus difficile qui soit, car elle implique d’accepter ce que nous ne pouvons changer, même si nous souhaitons que Dieu intervienne et modifie le cours des événements qui nous affectent si durement.

Alors, qu’attend Dieu de nous ? Et que pouvons-nous attendre de lui ? Pour illustrer mon propos, j’aimerais vous parler d’une jeune femme qui m’a toujours impressionné par sa foi. Etty Hillesum est une jeune femme juive qui a été assassinée à Auschwitz en 1943. Jeune convertie, elle connaissait bien l’Évangile et avait des réflexions étonnantes sur Dieu. Malgré la détresse qu’elle et son peuple vivaient, Etty était convaincue que Dieu ne pouvait pas intervenir pour empêcher la tragédie de la guerre qui se déroulait autour d’elle aux Pays-Bas et dans toute l’Europe, et qui allait conduire à l’extermination massive de son peuple.

Malgré sa foi naissante, Etty était convaincue que c’était à nous d’aider Dieu et qu’Il avait besoin de nous. Cependant, elle dit que pour y parvenir, nous devons Le laisser habiter en nous. « Un peu de toi en nous, mon Dieu », écrivait-elle dans son journal. En suivant l’Évangile, nous pourrions dire : « Une petite mesure de ta foi en nous, mon Dieu ». Etty était profondément consciente que la force intérieure nécessaire pour affronter les défis de la vie ne peut venir que de Dieu. Il est le véritable architecte de notre courage, de notre rétablissement et de nos nouveaux départs ! « Un peu de toi en nous, mon Dieu. » Avec cette grâce, nous serions certainement capables de planter un arbre dans la mer ! L’arbre de la Croix, l’Arbre de Vie au cœur de toutes nos souffrances et de toutes nos épreuves, nous donnant espoir et force face à l’ennemi.

Cela rejoint ce que dit le prophète Habacuc dans notre première lecture lorsqu’il affirme que le juste vivra par sa fidélité. C’est une condition essentielle pour bien vivre notre foi, qui consiste à s’accrocher à Dieu contre vents et marées, à lui faire entièrement confiance, tout en sachant que cela ne nous protégera pas des épreuves qui sont inévitables, même si c’est notre désir le plus cher. La foi en Dieu nous aide avant tout à mieux accepter notre vie d’hommes et de femmes, et ainsi à affronter la vie et ses tempêtes avec la force de Dieu, tout en sachant profiter des jours ensoleillés de l’existence avec une profonde gratitude envers celui qui nous a donné la vie et nous appelle dans ses demeures éternelles.

Pour en témoigner, voici ce qu’une correspondante m’écrivait un jour, me racontant sa vie quotidienne à la lumière de sa foi en Dieu :

« La foi, m’écrivait-elle, c’est Jésus toujours à mes côtés pour me soutenir et me redonner courage quand j’ai envie de baisser les bras. La charité : c’est elle qui me permet de servir et accompagner la fin de vie de mon époux de 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer, avec amour après plus de 56 ans de vie commune. L’espérance ! Elle me fait espérer l’accueil miséricordieux de ce Dieu plein d’amour, auquel je crois, où nous serons définitivement réunis dans la paix. »

Voilà un bel exemple de cette foi forte et minuscule à la fois, dont Jésus parlait à ses apôtres. Une foi capable de surmonter tous les obstacles. Demandons au Seigneur de nous accorder une telle foi, une telle espérance et une telle charité, car, si nous ne sommes que de simples serviteurs, nous sommes sûrs que le Seigneur ne nous abandonnera jamais si nous mettons notre foi et notre confiance en Lui. Promesse de Jésus Christ.

Yves Bériault, O.P.

Homélie pour le 26e dimanche T.O.

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 16,19-31.
En ce temps-là, Jésus disait aux pharisiens : « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux.
Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d’ulcères.
Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères.
Or le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra.
Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui.
Alors il cria : “Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise.
– Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance.
Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous.”
Le riche répliqua : “Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père.
En effet, j’ai cinq frères : qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture !”
Abraham lui dit : “Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent !
– Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.”
Abraham répondit : “S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus.” »

COMMENTAIRE

Chez l’évangéliste Luc, cette parabole s’inscrit dans un contexte où Jésus s’en prend à l’amour des richesses qui rend aveugle, et où il invite ses auditeurs à ne pas servir deux maîtres, Dieu et l’argent, mais plutôt à se faire des amis avec ce qu’il appelle l’argent malhonnête.

Il ne faut pas s’y tromper. Le pouvoir et l’argent sont une religion qui compte des adeptes partout dans le monde et dont les villes saintes sont les capitales financières. Cette religion a ses temples : les banques et les places boursières. Souvent, les plus beaux édifices de nos villes lui sont consacrés. Elle a ses prédicateurs et ses évangélistes, et offre même l’exemple de ses témoins héroïques, souvent partis de rien, qui sont montés aux plus hauts sommets de la richesse et de la gloire. Ce sont les saints et les saintes de cette religion. Toutefois, on entend rarement parler de leurs vertus ou de l’exemplarité de leur vie. Dans cette religion, ce qui compte avant tout, c’est d’avoir réussi, c’est le succès, et parfois, quels qu’en soient les moyens. Cette religion est le plus grand adversaire de Dieu ; c’est la religion de Mammon.

Pour Jésus, l’argent n’a de sens que s’il est humanisé, que s’il permet de faire le bien, de faire le bien non seulement à nous-mêmes et à nos proches, mais à tous ceux et celles que Dieu place sur nos routes, devant le portail de nos maisons, car l’argent, les possessions, les talents, s’ils ne sont pas mis au service des autres, ne peuvent qu’endurcir le cœur. C’est le drame de l’homme riche.

À travers le personnage de Lazare, l’Évangile nous rappelle que Dieu est fidèle et qu’il veille sur nous, nous protège et nous soutient dans la nuit de nos épreuves, parce qu’il nous aime. La Parole de Dieu nous rappelle que le mal et le méchant ne peuvent pas triompher, en dépit des apparences. Elle nous invite, lorsque nous sommes au cœur de l’épreuve, à faire preuve d’une confiance absolue en Dieu, qui ne nous abandonnera jamais, pas même dans la mort. Voilà la première conversion à laquelle la parabole de Jésus nous invite.

Pour cet homme riche que nous sommes parfois, quand nous créons un gouffre d’indifférence entre nous et les pauvres de toute sorte, la Parole de Dieu nous dit ceci : écoute le cri de tes frères et de tes sœurs. Ne sois pas dur de cœur devant l’humanité qui est à ta porte. Entends l’indignation de Dieu devant les excès que l’on commet partout à l’endroit des pauvres et des démunis. Entends l’indignation de Dieu devant le gouffre grandissant entre pays riches et pays pauvres, entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien. Que cette indignation de Dieu soit aussi la tienne. Laisse-toi toucher par les autres. Ne pense pas qu’à ton seul bonheur. Ne remets pas constamment à demain ta générosité qui est sollicitée, car c’est maintenant que ton frère a faim, que ta sœur a besoin de toi. Voilà la deuxième conversion à laquelle la Parole de Dieu nous invite.

Par ailleurs, contrairement à l’époque de Jésus, le contexte de modernité et d’avancées technologiques dans lequel nous vivons, avec ses moyens de communication sans précédent, nous propulse en quelques secondes à l’échelle de la planète, où le cri des Lazare est démultiplié à l’infini. Il y a là de quoi donner le vertige. Le défi est de taille, mais son ampleur ne doit pas nous décourager.

En ce dimanche, la Parole de Dieu nous invite à nous convertir au désir de Dieu sur nous. Et tout comme les cinq frères de l’homme riche, nous avons nous aussi pour nous guider Moïse, les prophètes, et surtout la puissance de résurrection du Christ dans nos vies, qui est capable de changer nos cœurs et nous aider à combler cet écart entre nous et les pauvres qui attendent à notre porte. 

Si nous acceptons de faire un pas dans cette direction où Jésus nous invite, alors c’est une parabole vivante et nouvelle qui s’écrira dans nos vies : c’est Lazare qui sera invité à la table du riche ; c’est le riche qui pansera les plaies de Lazare ; c’est Lazare qui donnera à boire au riche. Il n’y aura plus ce pauvre et ce mauvais riche, mais deux frères qui marcheront ensemble avec la grâce de Dieu. 

Telle est la grande utopie de l’Évangile et si nous y croyons, c’est que le Christ nous y invite à la faire nôtre.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour le 25e dimanche (C)

Le sacrement du frère

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 16,1-13.
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant qui lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens.
Il le convoqua et lui dit : “Qu’est-ce que j’apprends à ton sujet ? Rends-moi les comptes de ta gestion, car tu ne peux plus être mon gérant.”
Le gérant se dit en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion ? Travailler la terre ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’aurais honte.
Je sais ce que je vais faire, pour qu’une fois renvoyé de ma gérance, des gens m’accueillent chez eux.”
Il fit alors venir, un par un, ceux qui avaient des dettes envers son maître. Il demanda au premier : “Combien dois-tu à mon maître ?”
Il répondit : “Cent barils d’huile.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu ; vite, assieds-toi et écris cinquante.”
Puis il demanda à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” Il répondit : “Cent sacs de blé.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu, écris quatre-vingts.”
Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté ; en effet, les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière.
Eh bien moi, je vous le dis : Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
Celui qui est digne de confiance dans la moindre chose est digne de confiance aussi dans une grande. Celui qui est malhonnête dans la moindre chose est malhonnête aussi dans une grande.
Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’argent malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ?
Et si, pour ce qui est à autrui, vous n’avez pas été dignes de confiance, ce qui vous revient, qui vous le donnera ?
Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. »

COMMENTAIRE

Luc est le seul parmi les quatre évangélistes à nous rapporter la parabole de l’intendant malhonnête. Ce n’est pas un hasard, car son évangile retient beaucoup d’épisodes de la vie de Jésus où dominent le souci du pauvre, la dénonciation des injustices, le danger des richesses. C’est ainsi que l’on retrouve chez Luc des enseignements de Jésus ignorés par les autres évangélistes. Pensons à la parabole du bon Samaritain, celle du publicain Zachée, du riche et du pauvre Lazare, la parabole du riche insensé qui veut tout engranger ses avoirs, sans oublier les célèbres paraboles de la miséricorde que sont celles de la brebis perdue, de la drachme perdue et du fils prodigue. C’est le poète italien Dante au XIVe siècle, qui disait au sujet de l’évangéliste Luc qu‘il était le « scribe de la mansuétude de Dieu. »

Dès les débuts du christianisme, et cela dans le prolongement des invectives des prophètes à l’égard des exploiteurs et des oppresseurs, comme le fait Amos dans notre première lecture, les Pères de l’Église ont été attentifs à cette question des inégalités sociales et de l’exploitation des plus pauvres, de l’indifférence à leur endroit. Pour traiter de cette question, ils ont employé une expression inédite, inspirée par l’action de Jésus lors de la dernière Cène, alors qu’il lavait les pieds de ses disciples au cours du dernier repas. Ils ont appelé ce geste de Jésus le « sacrement du frère », prolongement tout naturel du sacrement de l’Eucharistie.

Saint Jean Chrysostome, évêque de Constantinople, un homme réputé pour sa droiture et la qualité de sa prédication, mort en exil en l’an 401, a beaucoup développé ce thème, car il avait un grand souci des pauvres. Il affirmait que donner aux pauvres n’était pas un acte de charité, mais un acte de justice. Et dans une homélie célèbre, il disait :

Tu veux honorer le corps du Sauveur ? Ne le dédaigne pas quand il est nu. Ne l’honore pas à l’église par des vêtements de soie, tandis que tu le laisses dehors, transi de froid, et qu’il est nu. Celui qui a dit : Ceci est mon corps, et qui a réalisé la chose par la parole, celui-là a dit : Vous m’avez vu avoir faim et vous ne m’avez pas donné à manger. Ce que vous n’avez pas fait à l’un des plus humbles, c’est à moi que vous l’avez refusé ! » Honore-le donc en partageant ta fortune avec les pauvres : car il faut à Dieu non des calices d’or, mais des âmes d’or[1].

Pour saint Jean Chrysostome et les Pères de l’Église, on ne peut dissocier le sacrement de l’eucharistie du service du frère ou du pauvre. Le sacrement du pauvre est comme une extension de l’offrande que Jésus fait de lui-même. Il y a une continuité entre les deux actions et c’est pourquoi « nul ne peut recevoir dans l’Eucharistie le pardon et la paix de Dieu sans devenir un homme ou une femme de pardon et de paix. Nul ne peut partager le banquet eucharistique sans devenir un homme ou une femme de partage.[2] »

C’est dans cette voie que nous entraîne la parabole du gérant malhonnête. Jésus, avec la pédagogie qui est la sienne, a l’art de nous provoquer et de nous amener au-delà des images convenues et rassurantes. Bien sûr, il ne fait pas l’apologie de la malhonnêteté dans sa parabole, ou s’il le fait, c’est de nous inviter à tromper l’argent malhonnête, l’argent possessif, l’argent exploiteur, en lui donnant une direction toute contraire à sa finalité égoïste. En somme, Jésus nous invite à tromper le dieu argent, en nous faisant des amis avec l’argent malhonnête, en le donnant aux plus nécessiteux, de sorte que ces amis soient là pour nous accueillir quand nous serons introduits, au-delà de notre vie ici-bas, dans les demeures éternelles. Il est question ici du ciel et de notre salut.

Il vous est sans doute arrivé d’aller seul à une réception et une fois sur place de n’y reconnaître personne. D’être tout à coup comme un objet des plus anonyme et inintéressant au cœur d’une foule animée. Une telle expérience, sans être dramatique, est quand même celle d’une certaine solitude, tout comme il est possible d’être seul au cœur d’une foule immense. Jésus par sa parabole nous parle du rendez-vous ultime dans les demeures éternelles. Il veut nous faire comprendre qu’il y a une profonde unité entre nos vies ici-bas et la vie dans l’au-delà. Une profonde continuité.

La vie éternelle, et le voyage qui y mène sont déjà commencés. Nous sommes tous et toutes membres d’une communion qu’on appelle la communion des saints et notre avenir se construit déjà dans ce présent qui est le nôtre. Jésus, par sa parabole, vient nous rappeler que le sacrement du frère est au cœur de cette communion. Le ciel qui nous attend, cette vie éternelle avec Dieu, est un monde nouveau où ceux et celles que nous avons aimés nous seront rendus un jour, où tous ceux et celles que nous avons aidés, soutenus, accompagnés, seront là pour nous accueillir, alors que nous serons invités à notre tour à entrer dans la joie de notre maître.

Mais si nous voulons être reconnus, il faut pour cela avoir aimé nous dit Jésus, être allé au-devant des autres, avoir donné de soi-même, ne pas avoir mis un frein à notre générosité, ne pas avoir méprisé le pauvre. D’où l’urgence, nous dit Jésus, de nous faire des amis avec l’argent malhonnête, car ces amis sauront nous reconnaître et nous accueillir un jour. En aidant les plus démunis, l’argent trouve alors sa destination véritable et la plus noble, il est alors transfiguré en quelque sorte, car aider les pauvres n’est pas une question de charité, mais de justice !

Jésus nous présente dans sa parabole une clef pour notre salut : la générosité ! Demandons à Dieu en cette eucharistie de nous aider à vivre en vérité le sacrement du frère et de la sœur, car c’est ainsi que nous pourrons alors reconnaître dans l’autre cette intime présence du Christ qui nous attend, tout comme il nous attend dans son eucharistie.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

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[1] Sur Matthieu, Homélie 50, 3, PG 58, 508 ; cité dans O. Clément, Sources : Les mystiques chrétiens des origines, textes et commentaires, Stock, 1982, p. 109).

[2] O. Clément, Sources, p. 108. par Métropolite Daniel (Ciobotea) de Moldavie

La Croix glorieuse

Vous conviendrez avec moi qu’à première vue cette fête de la Croix glorieuse est quand même paradoxale, alors que nous glorifions un instrument de supplice ! Oui, la croix est un symbole puissant et terrible à la fois. La preuve en est que les chrétiens ont mis du temps à adopter cette croix comme signe visible de leur foi en Jésus Christ. 

Un peu d’histoire. La première représentation du Christ qui apparaît dans l’histoire n’a pas été celle de la croix, mais le poisson au IIe siècle. C’est qu’en grec le mot « poisson » s’écrit : IXΘYΣ, ou ichthus, et chacune des lettres grecques de ce mot forme un sigle où les initiés peuvent y lire : « Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur ». Un signe peu compromettant qui permettait alors aux chrétiens de se reconnaître entre eux alors qu’ils vivaient sous la menace constante de persécutions de la part des empereurs romains.

À la même époque, on retrouve dans les catacombes des fresques représentant la Dernière Cène et, plus tard au troisième siècle, Jésus sera représenté sous les traits du Bon pasteur portant une brebis sur ses épaules. Toujours pas de Christ en croix. Ce n’est qu’au IVe siècle que l’on voit apparaître la représentation de la croix pour évoquer la foi des chrétiens. Il aura donc fallu attendre plus de trois siècles avant de reconnaître dans la croix le signe visible de notre foi. Il n’était pas facile de placer cette croix au cœur même de notre foi en Jésus-Christ, scandaleux même que de mettre sa foi dans un crucifié. Pourtant, ce mystère va s’avérer incontournable pour nous jusqu’à ce jour. On ne peut échapper à la croix.

Les textes bibliques de ce jour viennent éclairer ce qui est au cœur de ce grand signe de notre foi. L’hymne aux Philippiens nous parle d’un mystère d’abaissement en Dieu, un Dieu qui se fait serviteur, qui se fait l’un de nous jusqu’au don de sa vie, jusqu’à prendre sur lui la mort elle-même. 

Tandis que dans l’évangile, Jésus nous parle de cette nécessité pour lui d’être élevé à l’image de ce serpent de bronze dans notre première lecture, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle.

La vénération de la croix ne vise donc pas à développer en nous une vision misérabiliste de notre condition humaine, et encore moins une glorification de la souffrance. Bien au contraire, la croix devient en Jésus le symbole de l’amour capable d’aller jusqu’au bout de lui-même, au-delà même de la souffrance. Cette croix fait office d’illustration, de symbole de notre condition humaine, elle agit comme un étendard au cœur de l’histoire du monde, un lieu d’identification, nous dévoilant ce que cela signifie d’être véritablement homme et femme sur cette terre. 

Mais c’est insensé, vous allez me dire. Moi, je veux être heureux, je veux m’épanouir, connaître une vie sans problème qui dépassera même mes plus folles attentes. Bien sûr, mais la Croix sera toujours au cœur de ce mystère de nos vies. Je m’explique.

C’est que le chemin des béatitudes dont nous parle Jésus dans son évangile, ce chemin du véritable bonheur, passe par la Croix, par une vie humaine capable de se donner en vérité comme le fait le Christ, une vie qui se fait toute ouverture au bonheur et au salut des autres, une vie capable d’aller jusqu’au bout d’elle-même et que notre foi en Jésus Christ rend possible. Mais c’est une aventure exigeante qui demande beaucoup de qui veut mettre le Christ au cœur de sa vie.

Alors que j’avais 29 ans… J’avais dû subir une opération au genou. À ma troisième nuit d’hospitalisation, alors que la douleur était encore vive, l’infirmière m’informa que je n’avais plus droit à l’antidouleur, puisque j’étais censé avoir dépassé le seuil critique de la douleur. Prise de compassion devant ma souffrance, cette infirmière accepta néanmoins de faire un passe-droit et elle me dit en me remettant mon médicament : « C’est que tu n’es pas habitué à la souffrance. » 

J’ai toujours été convaincu qu’une grande leçon de la vie m’avait été donnée à ce moment-là. Et cette leçon nous concerne tous alors que nous contemplons la croix du Christ.

Pour plusieurs des anciens parmi nous, dont je suis, nous venons d’un catholicisme qui a grandi dans la ouate, bien encadré, bien enrégimenté, de force ou de gré, à l’école, à l’église et en famille, où il était facile de croire. Une époque où l’on retrouvait une église, ou un couvent à tous les coins de rue ou presque. Mais les temps ont changé, et de nous sentir parfois étrangers dans notre propre société est devenu assez commun pour bien des chrétiens à travers le monde. Il nous est difficile de nous habituer à cette souffrance, à cette blessure. 

L’image du Christ en croix nous parle à la fois de fragilité, de souffrance, mais aussi de courage et d’abandon entre les mains de Dieu. Quand j’entends les histoires d’horreur du Moyen-Orient, entourant l’oppression des minorités chrétiennes, pour ne parler que de celles-ci, je me demande comment nous réagirions si nous avions à subir une telle persécution? Je me souviens de ce témoignage d’un chrétien de Mosul en Iraq, ville qui était alors occupée par l’État islamique, et qui faisait le commentaire suivant au sujet de la situation des chrétiens de sa ville : « Nous sommes confiants dans le Seigneur, disait-il. Il continue de nous murmurer à l’oreille : N’aie pas peur. »

Frères et sœurs, nous croyons que le Christ en croix transfigure chacune de nos actions dans cette secrète communion des saints qui nous unit à nos frères et nos sœurs en humanité. Pas une action, pas une parole dites au nom du Christ, au nom de cette charité qui nous saisit, qui ne soient sans conséquence sur le cours des événements de ce monde. 

Jésus nous invite à entrer avec lui dans ce quotidien qui se présente à nous avec son lot d’occasions de faire le bien. Il s’agit d’être bons là où Dieu nous appelle à être bons, charitables là où Dieu nous appelle à être charitables, patients, miséricordieux, assoiffés de justice, là où Dieu nous appelle, et où que cela puisse nous conduire… 

La croix de Jésus Christ pour nous est le lieu par excellence du service, du don de soi jusqu’au bout, ainsi que le lieu où s’exprime le mieux l’amour de Dieu pour nous. Notre dévotion n’est pas pour l’instrument de supplice, ce serait obscène, mais pour celui qui se tient debout dessus, vainqueur. C’est pourquoi nous la disons glorieuse cette croix de Jésus, car par elle, nous sommes guéris et sauvés, et ceux et celles qui acceptent de prier devant cette croix sont pour toujours transformés. 

C’est pourquoi, lors de la célébration du Vendredi saint, nous nous approchons de la croix afin de la toucher, de l’embrasser, et de signifier ainsi combien ce sacrifice du Christ compte pour nous, puisque c’est là que s’exprime le mieux le grand mystère de notre foi en Jésus Christ, « scandale pour les Juifs, folie pour les païens ». Amen.

Fr. Yves Bériault, o.p.

Homélie donnée au chapitre général de Cracovie

Homélie pour le 21e dimanche (C)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 13, 22-30

En ce temps-là,
    tandis qu’il faisait route vers Jérusalem,
Jésus traversait villes et villages en enseignant.
    Quelqu’un lui demanda :
« Seigneur, n’y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? »
Jésus leur dit :
    « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite,
car, je vous le déclare,
beaucoup chercheront à entrer
et n’y parviendront pas.
    Lorsque le maître de maison se sera levé
pour fermer la porte,
si vous, du dehors, vous vous mettez à frapper à la porte,
en disant :
‘Seigneur, ouvre-nous’,
il vous répondra :
‘Je ne sais pas d’où vous êtes.’
    Alors vous vous mettrez à dire :
‘Nous avons mangé et bu en ta présence,
et tu as enseigné sur nos places.’
    Il vous répondra :
‘Je ne sais pas d’où vous êtes.
Éloignez-vous de moi,
vous tous qui commettez l’injustice.’
    Là, il y aura des pleurs et des grincements de dents,
quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob,
et tous les prophètes
dans le royaume de Dieu,
et que vous-mêmes, vous serez jetés dehors.
    Alors on viendra de l’orient et de l’occident,
du nord et du midi,
prendre place au festin dans le royaume de Dieu.
    Oui, il y a des derniers qui seront premiers,
et des premiers qui seront derniers. »

COMMENTAIRE

Pas facile d’entendre l’évangile aujourd’hui et encore moins si vous avez à prêcher sur le sujet. Pourtant la liturgie de la Parole a bien commencé avec la prophétie d’Isaïe annonçant la dimension universelle du projet de Dieu où tous ses enfants de la terre seraient un jour rassemblée à Jérusalem. Mais comment concilier cette grande libéralité de notre Dieu avec les pleurs et les grincements de dents entendus dans l’évangile? 

La Bible nous présente des images tellement contradictoires au sujet de Dieu qu’il est parfois de s’y reconnaître, sans parler de la longue histoire de l’Église où à la fois prédicateurs et artistes s’en sont donné à cœur joie avec des images de fin du monde n’ayant rien à envier avec les films d’horreur de notre cinéma. Pourtant, le jugement dernier est un incontournable dans l’enseignement de Jésus, c’est ce qui est évoqué dans l’évangile de ce dimanche, et le jugement nous fait peur. Qui aime se faire juger? Pourtant n’est-ce pas Jésus lui-même qui nous dit « ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. » Voilà qui est encourageant. Et pour nous rassurer encore plus, n’est-ce pas le psalmiste dans un chant d’action de grâce qui loue l’inépuisable bonté de Dieu :

2. Bénis le Seigneur, ô mon âme,

n’oublie aucun de ses bienfaits !

3. Car il pardonne toutes tes offenses

et te guérit de toute maladie ;

10. il n’agit pas envers nous selon nos fautes,

ne nous rend pas selon nos offenses. (Psaume 103)

Frères et sœurs, c’est donc avec cette assurance de la bonté de Dieu en notre faveur que nous pouvons entendre l’évangile d’aujourd’hui et tâcher de le comprendre.

Tout d’abord, il faut souligner que l’évangéliste Luc met une instance toute particulière sur l’invective de Jésus. En effet, il opère un travail de composition en reprenant différentes sentences de Jésus trouvées dans l’évangile de Matthieu (cinq en tout) et s’adressant à des publics divers :  soit les foules, les disciples ou encore les scribes et les pharisiens. Son travail d’écrivain l’amène à regrouper toutes ces sentences en une seule et même charge dans la bouche de Jésus contre les élites d’Israël qui veulent sa perte. L’invective de Jésus est donc bien ciblée chez Luc, contrairement à Matthieu, et ce, dans un contexte bien précis : celui d’une menace imminente contre la vie de Jésus alors qu’il monte à Jérusalem, et ce, juste avant sa lamentation sur cette ville. Par son travail de composition, Luc semble vouloir insister sur le rejet total de la mission prophétique de Jésus par les chefs religieux d’Israël qui semblent incapables de saisir le moment où Dieu les visite.

Luc prépare donc ses lecteurs à l’affrontement qui vient à Jérusalem. D’ailleurs, quelques chapitres avant l’évangile d’aujourd’hui, il annonce que le temps où Jésus va être enlevé du monde est arrivé et, il est le seul évangéliste à le faire, il nous le décrit durcissant son visage alors qu’il monte à Jérusalem pour y vivre sa passion.

Ce contexte nous aide à mieux comprendre l’imprécation de Jésus contre ses opposants. Car l’heure est grave et solennelle. « Le temps de l’enlèvement de Jésus est arrivé, celui du passage pascal. » Déjà des pharisiens viennent lui dire : « Va-t’en d’ici, Hérode veut te faire mourir », et quelques versets plus loin, nous retrouvons ces paroles inoubliables de Jésus qui expriment bien toute sa douleur et que Luc emprunte aussi à Matthieu : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes et vous n’avez pas voulu. ». 

C’est dans ce contexte que Jésus lance son sévère avertissement à ses opposants, à ceux qui veulent le faire mourir, car s’ils ne changent pas leur cœur, s’ils n’accueillent pas l’action de Dieu au milieu d’eux, comment pourraient-ils passer la porte étroite du Royaume. Cette porte étroite n’est-elle pas Jésus lui-même, lui qui se désigne comme la porte des brebis dans l’évangile de Jean? Mais une question demeure : comment la porte étroite et la miséricorde de Dieu peuvent-elles faire bon ménage? 

D’entrée de jeux, il est important de préciser que l’on ne peut pas mettre de limites à la miséricorde de Dieu, « rien n’est impossible à Dieu » comme l’affirmera Jésus. Néanmoins, Jésus dresse une condition fondamentale pour entrer dans la salle du festin, c’est l’amour fidèle, amour qui se déploie en nos vies malgré nos limites, nos péchés et nos faiblesses. N’est-ce pas cette volonté d’aimer malgré tout, malgré nous-mêmes parfois, qui est le prix d’entrée ? Qu’il s’agisse de l’évangile entendu aujourd’hui, ou de celui du jugement dernier avec les boucs et les brebis, ou encore la parabole du maître de maison qui tarde à rentrer et où l’attendent ses serviteurs, nous savons bien nous disciples du Christ, que la valeur d’une vie humaine aux yeux de Dieu se mesure à sa capacité à revêtir le Christ, à lui ressembler de plus en plus, à vouloir devenir bon comme lui malgré nos faiblesses et nos limites. C’est ainsi qu’il saura nous reconnaître et qu’il saura d’où nous venons!

Mais il est important de rappeler que ce salut de Dieu, cette reconnaissance, elle est offerte à tous. Que Dieu n’est pas chiche et que c’est de partout, en Orient comme en Occident, que l’on accourra au festin des noces, alors que beaucoup parmi les convives n’auront jamais entendu parler de Jésus de Nazareth, car depuis sa résurrection son Esprit est à l’œuvre dans tous les cœurs et c’est ainsi que beaucoup l’aiment sans le savoir et que beaucoup se laissent guider par lui sans le connaître.

Frères et sœurs, à l’heure du grand rendez-vous, c’est le Christ lui-même qui lira dans nos cœurs et qui saura bien s’y reconnaître, lui qui est doux et humble de cœur, et dont le plus grand désir est de rassembler toute l’humanité dans son amour. Après tout, n’est-il pas venu pour que nous ayons la vie, et que nous l’ayons en abondance ?

C’est pourquoi, comme l’écrivait le cardinal Joseph Ratzinger : « Ce n’est pas un étranger qui va nous juger, mais celui que nous connaissons dans la foi. Le juge ne se présentera pas à nous comme le Tout autre, mais comme l’un des nôtres, qui connaît la condition humaine du dedans et qui l’a vécue. » C’est pourquoi si Jésus ne répond pas à la question initiale dans notre évangile : « Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés? », c’est peut-être pour que nous n’abusions pas de sa miséricorde.

Yves Bériault, o.p.

Homélie pour le 16e dimanche (C)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 10,38-42.
En ce temps-là, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut.
Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.
Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. »
Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses.
Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »

COMMENTAIRE

On pourrait intituler cet évangile : « Quand Dieu nous visite ». La Bible regorge d’histoires où Dieu se manifeste et se fait connaître. Parfois, c’est de manière éclatante, comme lorsqu’il se révèle à Moïse sur le Mont Sinaï, mais habituellement Dieu se fait voir à la manière d’un peintre impressionniste, avec des touches légères, tel le souffle d’une brise par un beau soir d’été. 

Tout au long de la Bible Dieu se laisse deviner, pressentir, sans jamais s’imposer, et c’est ainsi qu’il se manifeste encore à nous aujourd’hui. Bien sûr, nous sommes ici dans l’ordre du subjectif et de l’invisible, mais quand une personne fait cette expérience du divin, d’une proximité avec l’Absolu, cela provoque une expérience semblable à celle des deux pèlerins d’Emmaüs qui s’exclamèrent après la disparition de Jésus ressuscité sous leurs yeux : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant alors qu’il nous expliquait les Écritures. » Cette expérience de Dieu est de l’ordre d’une paix, d’un amour, d’un ravissement, d’une joie profonde.

Vous qui êtes ici dans cette église, vous savez ce dont je veux parler. Peut-être ne pouvez-vous pas nommer un moment précis de votre vie de foi où une telle rencontre s’est vécue, mais Dieu vous a sûrement rejoint un jour sur la route, vous avez entendu sa voix, et vous avez dit oui. Et c’est ce oui qui nous amène ici de dimanche en dimanche, alors que nous célébrons la résurrection du Christ et notre foi en lui ! 

L’évangile aujourd’hui nous invite à nous interroger quant à la manière dont nous accueillons Jésus dans nos vies. L’évangéliste Luc nous raconte que Jésus s’est arrêté dans la maison de Marthe, alors que sa sœur Marie y est présente. Cette dernière se tient assise au pied de Jésus. C’est la position traditionnelle du disciple devant son maître. Et alors que Jésus fait la louange de Marie, il reproche à Marthe de s’inquiéter et de s’agiter pour bien des choses.

Pourtant on ne peut accuser Marthe d’indifférence à la présence de Jésus chez elle, bien au contraire. Toutefois, sa fébrilité à bien l’accueillir et à s’assurer que tout soit prêt pour le repas, semble lui faire oublier l’essentiel, soit celui qui lui rend visite, Jésus lui-même. « Voici que je me tiens à la porte, et je frappe, dit le Seigneur. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. » (Ap. 3, 20) À noter ici que c’est Jésus qui offre la nourriture et non l’inverse.

Mais pour bien comprendre la portée de l’évangile d’aujourd’hui, il nous faut revenir à celui de dimanche dernier qui forme un tout avec celui d’aujourd’hui. 

Rappelez-vous : Un docteur de la Loi demande à Jésus ce qu’il faut faire pour avoir en héritage la vie éternelle. Jésus lui demande ce qui est écrit dans la Loi. L’autre répond : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. »

Après avoir entendu Jésus approuver le légiste qui fait l’éloge des deux grands commandements, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, l’évangéliste Luc nous présente deux récits afin d’appuyer l’enseignement de Jésus. Tout d’abord la parabole du bon Samaritain, qui souligne l’importance de l’amour du prochain, et l’épisode de la venue de Jésus chez Marthe, afin de souligner la primauté de l’amour de Dieu qui se manifeste par l’écoute de Jésus, lui le Verbe de vie. 

Deux commandements égaux, mais un des deux a préséance sur l’autre, et ce que l’évangéliste Luc veut faire comprendre à ses lecteurs, c’est que se tenir au pied de Jésus, c’est se mettre à l’écoute de Dieu, c’est accueillir le Verbe de vie. 

La remarque de Jésus qui semble valoriser l’attitude de Marie quand il dit d’elle qu’elle a choisi la meilleure part, n’a pour but que de mettre en évidence ce premier commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence. »

Et lorsque Jésus dit à Marthe qu’elle s’inquiète pour bien peu de chose, sa remarque est tout empreinte d’affection à son endroit, puisqu’il répète à deux reprises son prénom, ce qui est une grande marque d’affection dans la tradition juive. L’on pourrait reformuler ce qu’il lui dit de la manière suivante : « Marthe, Marthe, j’aurais tant de choses à te dire. Viens t’asseoir près de moi et cesse de te préoccuper, car je t’ai réservé la meilleure part. » Comment ne pas évoquer ici les paroles de Jésus lors de la tentation au désert : « L’homme ne vit pas seulement que de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »

L’enjeu qui est proposé par l’évangile de ce dimanche, c’est l’accueil de Dieu dans nos vies. Le service est quelque chose de fondamental pour nous chrétiens et de chrétiennes, mais ce service ne peut prendre tout son sens que s’il est porté par une certaine intimité avec Dieu, où nous nous mettons sans cesse à son écoute, n’hésitant pas à lui soumettre tout ce qui nous habite, n’hésitant pas à lui dire : « Et maintenant Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » C’est sans doute l’attitude qu’adopte Marie dans l’évangile, et c’est pourquoi Jésus n’hésite pas à dire d’elle qu’elle a choisi la meilleure part.

Alors comment nous mettrons-nous à l’écoute de Dieu aujourd’hui ? Comment nous ferons-nous plus proches de lui ? 

Tout ce qui nous met en présence de Dieu, que ce soit la lecture de la Bible, la prière, l’oraison, l’adoration, le chapelet, la liturgie, la contemplation des merveilles de Dieu dans sa création, ce sont tous là des moyens afin de nous mettre à l’écoute de Dieu et ainsi l’accueillir quand il nous visite. Dans les psaumes, on proclame que les merveilles de la création révèlent la gloire de Dieu , elles éveillent en nous comme un chant de l’âme, un grand merci pour tant de beauté. Et il en est de même avec les arts, la musique, les voix humaines. Les créatures elles-mêmes sont missionnaires et elles nous aident à voir la présence de Dieu au cœur de sa création et nous font l’aimer et l’adorer.

Frères et sœurs, au cours de cet été, si nous prenons le temps nous arrêter pour prier et rendre grâce à Dieu, nous entendrons peut-être le souffle d’une voix nous dire à l’oreille : « Marthe, Marthe, viens t’asseoir près de moi, j’ai bien des choses à te dire. » Il nous suffira alors de répondre : « Parle Seigneur, ton serviteur écoute. » Et nous aurons alors choisi la meilleure part ! 

C’est la grâce que je nous souhaite en cette belle saison de l’été.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour le 15e dimanche (C)

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LE BON SAMARITAIN

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 10,25-37.
En ce temps-là, voici qu’un docteur de la Loi se leva et mit Jésus à l’épreuve en disant : « Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? »
Jésus lui demanda : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Et comment lis-tu ? »
L’autre répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. »
Jésus lui dit : « Tu as répondu correctement. Fais ainsi et tu vivras. »
Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? »
Jésus reprit la parole : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa de l’autre côté.
De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa de l’autre côté.
Mais un Samaritain, qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de compassion.
Il s’approcha, et pansa ses blessures en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui.
Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : “Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai.”
Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? »
Le docteur de la Loi répondit : « Celui qui a fait preuve de pitié envers lui. » Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même. »

COMMENTAIRE

Si jésus revenait marcher sur nos chemins, non plus limité à la géographie de la Palestine, mais marcheur sur les grandes routes du monde, quel regard porterait-il sur cette multitude que nous sommes, plus que jamais en quête de bonheur ? Suivrait-il un horaire fixé au quart de tour et géré par des apôtres imprésarios, se promenant d’un aéroport à l’autre, telle une grande vedette internationale ?

Ce serait mal connaître Jésus que d’envisager un tel scénario. D’ailleurs, à son époque Jésus n’est jamais allé à Rome, à Athènes ou à Constantinople, même si un tel un voyage aurait été possible. À lire les évangiles, on voit bien que dans les quelques centaines de kilomètres carrés où il a exercé son ministère, Jésus a pu prendre toute la mesure de notre nature humaine, des défis qui sont les nôtres, se désolant de nos misères intérieures et extérieures, s’émerveillant tout à la fois lorsque la grandeur d’âme et la générosité pouvaient l’emporter sur le chacun pour soi. Jésus est le témoin de cet amour qui est capable de transfigurer une vie et c’est ce témoignage qu’il nous livre sans cesse à travers ses enseignements et ses actions. La parabole du bon Samaritain est très évocatrice en ce sens et nous fait voir comment Jésus portait déjà sur notre monde un regard universel dépassant les cadres étroits du judaïsme de l’époque. 

Dans cette parabole, qui est l’une des plus belles de tous les évangiles, il y a tout d’abord la question du docteur de la Loi qui demande à Jésus qui est son prochain. Par sa question cet homme tend un piège à Jésus puisqu’il lui demande jusqu’où il faut aimer. Car ne reproche-t-on pas à Jésus de trop aimer, de se faire proche même des pécheurs, des publicains et des prostituées ? Faut-il vraiment aimer jusque là, lui demande cet homme ? Agir ainsi n’est-ce pas contrevenir à la Loi ? C’est ainsi qu’il lui demande si tous les hommes sont nécessairement son prochain.

Par la parabole qu’il donne en réponse à cet homme, Jésus renverse complètement la problématique soulevée par son interlocuteur en donnant comme exemple de charité fraternelle le comportement hors de l’ordinaire d’un Samaritain. Il faut savoir que les Samaritains étaient des hérétiques pour les Juifs, des maudits, qui ne méritaient que le mépris et l’exclusion. 

Pourtant Jésus choisit un Samaritain comme personnage central de sa parabole qui va manifester une charité qui va au-delà du simple souci pour l’autre. 

Non seulement il soigne l’homme blessé, abandonné sur la route par des brigands, mais il le met sur sa monture, l’amène à l’auberge, il lui offre une chambre, il passe la nuit à veiller sur lui et, le lendemain, au moment de payer et de reprendre la route, il confie l’homme blessé à l’aubergiste, lui assurant qu’il va tout payer à son retour pour les frais supplémentaires encourus. 

Alors que le prêtre et le lévite, des hommes religieux d’Israël, sont passés tout droit, abandonnant l’homme blessé à son sort, Jésus demande au docteur de la Loi, qui dans cette histoire s’est fait le prochain de l’autre ? Ce dernier ne peut que répondre que c’est le Samaritain. La pédagogie de Jésus est implacable et le docteur de la Loi doit bien reconnaître que l’amour ne connaît pas de frontières. 

Par sa parabole, Jésus prend la peine non seulement d’illustrer comment il faut se comporter quand nous sommes confrontés à des situations de malheur ou d’injustice, mais il en profite aussi pour faire de ce Samaritain le héros de son histoire. Il amène l’homme de la Loi à concevoir qu’un païen puisse faire preuve d’une plus grande charité que des Juifs pieux et il l’amène ainsi à porter un regard neuf sur cet étranger que tout dans sa culture religieuse l’encourageait à mépriser.

Jésus par cette parabole nous enseigne tout d’abord que le prochain c’est toute personne qui a besoin de mon aide, au-delà des prescriptions juridiques, des clivages ethniques ou religieux. Ensuite, et c’est l’aspect le plus surprenant de la parabole, c’est que toute personne, même un Samaritain, même un hindou, un musulman ou un athée, toute personne peut être porteuse de cette charité qui a sa source en Dieu et dont Jésus témoigne sans cesse dans son ministère. Et c’est là le plus surprenant dans cette parabole ! On ne soupçonne pas à première vue son côté subversif qui nous oblige à un regard totalement nouveau sur le prochain qui n’est pas des nôtres.

Dieu met son amour entre nos mains. C’est à ce dépassement inouï que nous appelle le Christ, et le secret de la parabole du bon Samaritain est de considérer tous les hommes comme nos frères et nos sœurs, tant celui qui aide et qui fait preuve d’humanité, que celui qui est abandonné au bord de la route et qui appelle au secours. Il s’agit de considérer tous les humains comme s’ils étaient du même sang que nous, puisque c’est le même sang qui nous a rachetés sur la croix.

 « Qui est mon prochain ? », ou encore « Jusqu’où faut-il aimer ? » À qui puis-je véritablement donner le nom de frère ou de sœur ? Jésus nous répond : « A toi de décider jusqu’où tu acceptes de te faire proche. Mais sache que si tu fermes ton cœur à tes frères et tes sœurs de ce monde, tu ne connaîtras jamais la joie véritable. » 

C’est Maurice Zundel qui affirme : « L’autre finalement, l’autre c’est Dieu. Dans les autres, il y a l’Autre et c’est parce que dans les autres le destin de Dieu est engagé, c’est parce qu’il est mis en question par chaque décision de la volonté, c’est à cause de cela que le prochain nous est confié, c’est à cause de cela que nous avons la charge des autres, parce qu’en eux nous avons la charge de l’Autre ».

Avec Jésus, j’apprends que tout être humain m’est un proche que je dois aimer comme moi-même, que je dois aimer tout comme Dieu m’aime, car moi aussi je suis appelé à donner la vie. Dieu nous confie les uns aux autres, il est au cœur de ce mystère de pauvreté et de communion qui habite au plus profond de nous-mêmes, et avec la parabole du bon Samaritain Jésus vient nous rappeler que notre monde sera toujours en manque d’avenir si nous persistons à passer tout droit notre chemin lorsque le prochain nous appelle à son secours. Amen.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour la fête de la Pentecôte (C)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Jean 14,15-16.23b-26.
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements.
Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous.
Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure.
Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles. Or, la parole que vous entendez n’est pas de moi : elle est du Père, qui m’a envoyé.
Je vous parle ainsi, tant que je demeure avec vous ;
mais le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit. »

COMMENTAIRE

Que serait la fête de Pâques sans la Pentecôte, sans le don de l’Esprit Saint ? Ce serait comme si les Apôtres, après la résurrection, étaient allés reconduire leur ami Jésus sur les berges de l’éternité, ce dernier les laissant seuls après quelques mots d’encouragement. Nous serions laissés à nous-mêmes. Mais il y a eu la Pentecôte, un événement capital dans l’histoire du salut et qui est inséparable de la fête de Pâques.

Avec la Pentecôte nous terminons la période liturgique que nous appelons le temps pascal. Cinquante jours pour accueillir la bonne nouvelle de Pâques. Cinquante jours pour tâcher de relire en Église, le chemin parcouru dans nos vies par cette lumière de feu jaillit du matin de la résurrection.

Au terme de ce temps pascal, l’Évangile ravive à notre mémoire la promesse faite par Jésus de nous donner l’Esprit Saint. Ce dernier est présenté comme un Défenseur, un Avocat, qui nous fera nous souvenir de tout ce que Jésus a enseigné, et qui fera entrer les disciples dans la Vérité, qui est de connaître le Père et son envoyé Jésus Christ. C’est là un aspect fondamental de la Pentecôte qui est de nous introduire dans cette connaissance intérieure du Christ, lui qui est désormais auprès du Père.

Mais il ne faudrait pas croire que ce don de l’Esprit Saint signifie une rupture entre Jésus et ses disciples, comme si ce dernier avait terminé sa tâche et qu’il pouvait tout bonnement rentrer dans l’oubli, car il y a dans ce don de l’Esprit Saint un don de Jésus lui-même, qui le rend encore plus proche de nous. Ne dit-il pas dans l’Évangile de ce jour : « Si quelqu’un m’aime, il restera fidèle à ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui ». C’est cette promesse de Jésus à ses disciples que vient accomplir la Pentecôte.

Quand Jésus parle du don de l’Esprit Saint, il le fait toujours en lien avec la vie intérieure des disciples. Il évoque une forme de connaissance nouvelle et plus profonde de qui est Dieu. L’Esprit de Vérité, dont parle Jésus, l’Esprit qui enseigne, et qui fait se souvenir le disciple des enseignements du Maître, cet Esprit poursuit en nous l’action du Christ enseignant, ou plus exactement, il permet au Christ ressuscité de poursuivre son enseignement en nous.

Avec la Pentecôte, le disciple devient une terre d’accueil à l’action et à la présence du Christ comme jamais auparavant, même plus que pour les Apôtres avant la résurrection. Il y a là une nouveauté sans précédent dans l’histoire spirituelle de l’humanité. De ce lieu historique et temporel où Dieu s’est révélé en Jésus-Christ il y a deux mille ans, jaillit une grâce surabondante pour les hommes et les femmes de tous les temps, de toutes races, langues, peuples et nations : le don de l’Esprit Saint qui étend au monde entier la mission de Jésus Christ !

Par ailleurs, le don de l’Esprit Saint ne pouvait être donné qu’après le départ de Jésus, une fois que son humanité serait allée au bout d’elle-même, entièrement offerte au Père, et entièrement reçu de Lui. C’est ce que vient attester la Résurrection de Jésus. Il est accueilli par le Père dans son offrande et c’est à partir de là que le Christ peut désormais habiter le cœur de ses disciples. Car sa mission ne s’achève pas avec son Ascension. Au contraire, le Christ désormais n’est plus confiné à un territoire géographique, à une époque, ou même aux limites d’un corps humain. Il peut désormais se donner à tous par le don de son Esprit, l’Esprit d’amour et de Vérité, qui nous rend capables d’aimer Dieu comme Jésus et avec lui.

Maintenant, comment cela peut-il se traduire concrètement pour notre communauté chrétienne ? Comment va-t-il se manifester pour nous ce souffle de la Pentecôte ? J’entendais ces jours-ci une personne affirmer que l’évangélisation était le but premier de l’Église. Comme le disait Jean-Paul II dans une encyclique : « Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour lui-même, il doit l’annoncer »[1]. Et il est vrai que le Christ envoi ses disciples annoncer la bonne nouvelle aux quatre coins du monde : « Allez de toutes les nations et faites des disciples ».

L’évangélisation est une composante fondamentale de l’Église, c’est bien connu. C’est pourquoi chaque communauté chrétienne doit prendre le temps de réfléchir et de prier afin de discerner les exigences de l’évangélisation et les moyens de le faire pour notre temps et notre milieu.

Cela sans oublier qu’il y a une dimension de la vie de l’Église qui est encore plus fondamentale et qui précède l’évangélisation. La responsabilité première de l’Église, c’est-à-dire celle de tous les baptisés, c’est avant tout de vivre de l’évangile. Car on ne peut annoncer l’évangile qu’en étant soi-même bonne nouvelle, c’est-à-dire en devenant des hommes et des femmes marquées par leur foi en Jésus Christ, transformés par l’Esprit Saint, pétris par le feu de son amour.

Si nous prenons au sérieux nos vies de baptisés, si nous en faisons le cœur de nos existences et de nos engagements, l’Esprit ne pourra que nous entraîner vers d’autres rivages porteurs ensemble de la bonne nouvelle du Christ. Voilà le défi exaltant qui nous est proposé en cette fête de la Pentecôte. C’est Teilhard de Chardin, jésuite, qui écrivait : « Je crois que l’Église est encore un enfant. Le Christ dont elle vit est démesurément plus grand qu’elle ne l’imagine. »

Frères et sœurs, nous ne sommes qu’au tout début des temps de l’Église, et tout comme pour les apôtres, il nous faut sans cesse accueillir sur nous le souffle du Ressuscité, qui nous rend capables de le reconnaître comme Seigneur et Fils de Dieu, qui met dans notre bouche la parole de vérité et de réconciliation, et qui nous rend capables de professer notre foi.

C’est l’Esprit Saint qui met en nous des langues de feu capables d’annoncer avec force et courage la Bonne Nouvelle de Jésus, et surtout qui nous rend capables d’en vivre en Église et dans notre monde. Voilà l’extraordinaire mystère que nous célébrons en cette fête de la Pentecôte.

Yves Bériault, o.p. Dominicain (Ordre des prêcheurs)

[1] Jean-Paul II, Novo Millenio Ineunte, 40, 6 janvier 2001.

Homélie pour la fête de l’Ascension (C)

La fête de l’Ascension a quelque chose d’énigmatique alors que Jésus semble se dérober aux yeux de ses disciples. Cette fête est parfois vécue comme le parent pauvre du cycle pascal, alors qu’elle est sans doute celle qui exprime le mieux le sens de notre destinée humaine et la portée incroyable de la victoire du Christ pour nous. Car l’Ascension, avec le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte, est l’achèvement du mystère de l’Incarnation, du pourquoi le Fils de Dieu est venu parmi nous.

D’ailleurs, Jésus a laissé des indices pour nous aider à comprendre l’extraordinaire mystère qui se joue sous nos yeux avec son Ascension. Rappelez-vous au matin de Pâques, Jésus ressuscité avait dit à Marie-Madeleine : « Je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20, 17). Déjà, Jésus avait dit à ses Apôtres avant sa passion : « Je pars vous préparer une place ? Quand je serai allé vous la préparer, je reviendrai vous prendre avec moi ; et là où je suis, vous y serez aussi. » (Jn 14, 2-3). 

Ce départ est donc d’une importance capitale dans la mission de Jésus. Il doit retourner vers le Père, afin d’accomplir l’inimaginable, le jamais vu dans l’histoire de l’humanité : « Personne, dit Jésus, n’est jamais monté aux cieux sinon le Fils de l’Homme qui est descendu des cieux » (Jn 3, 13 ; cf. Ep 4, 8-10). Et devant les yeux de ses disciples, Jésus est « emporté au ciel ».

La fête de l’Ascension est toute chargée de l’espérance de Dieu en notre faveur et nous rappelle combien nous avons du prix à ses yeux. L’Ascension de Jésus vient nous dévoiler le grand mystère de notre destinée humaine alors que le Christ nous précède au ciel et qu’il nous y entraîne. Cette fête forme un tout avec la résurrection du Christ et elle nous parle en même temps du sérieux de son Incarnation, du fait que le Fils de Dieu ait pris chair de la Vierge Marie, chair de notre chair. La Résurrection et son pendant qu’est l’Ascension sont le couronnement de l’Incarnation du Fils de Dieu : Jésus ne rejette pas son corps ; il le transfigure, il le divinise en montant au ciel avec son corps glorifié. 

Contrairement à ce que me disait un jour une amie, la fête de l’Ascension n’est pas une fête triste. Cette amie disait cela parce que Jésus était parti. Jésus est parti, me disait-elle ! Elle vivait en quelque sorte la peine des disciples. Quel grand amour de Jésus exprimait-elle ainsi en avouant son désarroi devant son départ ! Mais Jésus ne nous abandonne pas. Non seulement il nous précède dans la demeure du Père, mais il nous y prépare une place. 

Dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme, notre humanité est conduite auprès de Dieu. Jésus nous ouvre le passage, il est comme le chef de cordée lors de l’escalade d’une montagne, arrivé au sommet de sa vie, il nous tire vers Lui et nous conduits vers le Père. Car tel est le maître, tels sont les disciples, tous appelés à une même destinée avec lui. Oui, il est grand le mystère de la foi!

Tout comme nous sommes passés du ventre de notre mère à la vie sur terre, un jour nous passerons du ventre de la terre à la vie en plénitude auprès de Dieu. Par son Ascension, Jésus vient achever la longue histoire de notre salut, qui est de nous ramener vers Dieu. Il ne nous laisse pas seuls. Il nous emporte avec lui, premier-né d’une multitude de frères et de sœurs, alors qu’il monte au ciel avec son corps, réalisant ainsi cette folle espérance, tirée des paroles du vieux Job dans sa misère, où ce dernier s’écriait du fond de son malheur, sans vraiment saisir la portée inouïe de sa profession de foi :

 « Je sais, moi, que mon libérateur est vivant, et qu’à la fin il se dressera sur la poussière des morts ; avec mon corps, je me tiendrai debout, et de mes yeux de chair, je verrai Dieu. »

Le trappiste Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine en Algérie, assassiné avec six de ses frères en 1996, restera toute sa vie, fasciné par le mystère de l’Incarnation. Il dira à ses frères moines dans une homélie : « Le plus extraordinaire du mystère de l’Incarnation, ce n’est pas que Dieu se soit fait homme, mais c’est que l’homme soit en Dieu, c’est qu’une humanité semblable à la nôtre, se retrouve en Dieu. […] Désormais, écrit-il, il y a de la fraternité en Dieu. C’est ainsi que nous pouvons nous appeler “petits frères” et “petites sœurs.» Car notre frère Jésus nous précède au ciel!

Et cette fraternité s’étend désormais au monde entier. C’est pourquoi la fête de l’Ascension marque aussi le début du temps de l’Église, Église en attente de l’Esprit saint promis par le Seigneur afin de mener aux quatre coins du monde sa mission d’évangélisation, communauté de foi des disciples du Christ, qui célèbre ce don que Dieu nous fait d’un amour infini, communauté de croyantes et de croyantes qui est appelée à partager cette joie et cette foi qui sont la sienne, fidèle à la parole de Jésus : « Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création. »

Mais comment allons-nous vivre cette mission qui nous est confiée dans la condition qui est la nôtre, dans une Église qui semble parfois en manque de souffle? Appelé à beaucoup voyager, à cause de mes fonctions en tant que prieur provincial, voyageant de paroisse en paroisse, de communauté en communauté à travers le monde, je suis le témoin d’un constat à la fois lucide et rempli d’espérance. Oui, nos églises ont parfois des murs décrépis, des clochers vacillants, des assemblées clairsemées. Mais il serait aveugle de s’arrêter là.

Car il y a bel et bien le petit reste, comme Dieu en a toujours suscité dans l’histoire d’Israël : un petit reste de tous âges étonnamment, des passionnés de l’Évangile, de l’Eucharistie, de la vie en communauté, du partage fraternel, de la présence attentive et généreuse auprès des plus pauvres. Petite armée de rien du tout qui avance vers l’avenir avec tellement peu de moyens qu’elle en est émouvante, et pourtant rien ne semble pouvoir la décourager ou l’arrêter. 

C’est ce petit reste que Dieu a aimé par le passé et jusqu’à maintenant; c’est pourquoi ce petit reste demeure redoutable, puisque c’est Dieu lui-même qui continue de l’accompagner et de veiller sur lui. Et ce petit reste c’est vous tous et toutes ici rassemblées. Et je ne puis que nous souhaiter d’appartenir à ce petit reste, mais cela demande un certain courage, ce que certains appelleraient même une grâce d’aveuglement. Mais pourquoi pas? Nous n’avons rien à perdre, mais tout à gagner, et la victoire est certaine puisque c’est le Christ lui-même qui nous envoie. Comme l’écrivait avec justesse le pape François dans sa première encyclique Lumen fidei :

« La foi n’est pas un refuge pour ceux qui sont sans courage, mais un épanouissement de la vie. Elle fait découvrir un grand appel, qui est la vocation à l’amour, et elle assure que cet amour est fiable, qu’il vaut la peine de se livrer à lui, parce que son fondement se trouve dans la fidélité de Dieu, fidélité qui est plus forte que nos fragilités. »

Frères et sœurs, la fête de l’Ascension n’est donc pas la fin de quelque chose, ce n’est pas par nostalgie que nous marchons à la suite de Jésus, mais dans l’élan de l’espérance, sûrs de la promesse du Christ d’être avec nous. La fête de l’Ascension marque donc un commencement : celui du début du temps de l’Église où nous sommes appelés à donner le goût de Dieu au monde, et lui dire, avec le pape Léon XIV, qui lançait cette invitation au monde lors de son installation comme pape : 

« Venez vers le Christ. Approchez-vous de lui. Écoutez sa parole qui illumine et qui console. Accueillez son offre d’amour et entrez dans sa famille. » 

Frères et sœurs, il n’y a pas de plus grand bonheur. Promesse de Jésus Christ!

Fr. Yves Bériault, o.p. dominicain

Homélie pour le 5e dimanche de Pâques (C)

aimez-vous-comme

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean 13,31-33a.34-35.
Au cours du dernier repas que Jésus prenait avec ses disciples, quand Judas fut sorti du cénacle, Jésus déclara : « Maintenant le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui.
Si Dieu est glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera ; et il le glorifiera bientôt.
Petits enfants, c’est pour peu de temps encore que je suis avec vous. Vous me chercherez, et, comme je l’ai dit aux Juifs : “Là où je vais, vous ne pouvez pas aller”, je vous le dis maintenant à vous aussi. »
Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres.
À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »

COMMENTAIRE

À l’exemple de Paul et Barnabé dans notre première lecture, moi, en tant que frère prêcheur, j’aimerais bien pouvoir aussi affermir votre courage en tant que disciples du Christ et vous exhorter à persévérer dans la foi. Selon moi, ce devrait être là le but ultime de toute prédication : former le cœur des chrétiens et des chrétiennes en contemplant avec eux l’extraordinaire cadeau de notre foi en Dieu. Cadeau qui se déploie de dimanche en dimanche à travers notre méditation de la Parole de Dieu, car la foi en Jésus Christ change tout dans une vie. Change tout!

Ce dimanche-ci, dans l’évangile, nous voyons Jésus qui se présente encore une fois comme le chemin incontournable qui mène au prochain et qui, par le fait même, conduit à Dieu.

  « Petits enfants, dit-il,
    Je vous donne un commandement nouveau :
c’est de vous aimer les uns les autres.
Comme je vous ai aimés,
vous aussi aimez-vous les uns les autres. »

Nous le savons, l’amour de l’autre, du prochain, de l’ami, du conjoint, peut s’exprimer de bien des manières et, en ce sens, aucune religion n’en a le monopole, car l’amour est universel, mais le Christ nous en offre une clé d’interprétation unique. 

Qu’est-ce qui nous fait aimer l’autre, parfois sans le connaître, au point où certaines personnes vont même donner leur vie pour des inconnus? Quel est ce mystère du don de soi qui fait tellement de bien quand on s’y donne complètement, au point même, de s’oublier soi-même?

Voici deux exemples pris au hasard. J’ai entendu un jour une entrevue à la radio avec un couple qui avait accueilli dans leur foyer près de trois cents enfants en difficulté sur une période de près de trente-cinq années. Un véritable exploit. La journaliste leur avait demandé s’il y avait certains de ces enfants qu’ils avaient aimés plus que d’autres. La maman avait répondu de but en blanc : « Oui, ceux qui en avaient le plus besoin. »

Il y a quelques années, un poste de télévision américaine diffusait une annonce publicitaire pour la promotion de la vocation religieuse. Une publicité fort originale. On voyait un malade couché sur un lit, le corps recouvert de plaies répugnantes. Devant lui, dos à la caméra, une religieuse refaisait les pansements. On entendait une voix qui disait : « Je ne ferais pas cela pour un million ». Et la religieuse, en se tournant vers la caméra, d’ajouter : « Moi non plus ! »

Ce message reprenait une réflexion de Mère Teresa de Calcutta. La célèbre religieuse disait à peu près ceci en parlant de sa tâche auprès des mourants abandonnés dans les rues de l’Inde : « Je ne pourrais pas faire cela pour un million de dollars, mais je suis prête à faire davantage pour l’amour de Dieu. »

Ces deux exemples s’inscrivent tout à fait dans ce que Jésus demande quand il nous dit : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres. » Mais quelle est cette nouveauté que Jésus annonce à ses disciples ? Car, de prime abord, il n’y a rien de nouveau dans cet enseignement de Jésus qui n’était déjà connu à son époque. Et pourtant, Jésus annonce quelque chose d’inédit, du jamais vu, un commandement nouveau.

Frères et sœurs, cette nouveauté vient de ce que Jésus ajoute au précepte de l’Ancien Testament : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. » C’est le mot comme qui fait toute la nouveauté et qui met en évidence une des lignes de force fondamentales du christianisme, soit la centralité de la personne de Jésus Christ. Son agir devient la norme de nos actions, de nos pensées, et de nos paroles. Et ceci, non pas par simple imitation d’un homme idéalisé ou d’un maître à penser. Mais parce qu’en Jésus, c’est Dieu qui se fait connaître de nous et qui vient marcher avec nous en transformant nos cœurs et en nous apprenant à devenir pleinement humains.

Il faut se rappeler que Jésus donne son enseignement sur l’amour à ses disciples alors qu’il vient tout juste de leur laver les pieds, la veille de sa passion, et qu’il leur dit : « c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le-vous aussi. »

Bien sûr, la tâche peut paraître surhumaine, nos efforts dérisoires, en comparaison des besoins criants de tant d’enfants, de femmes et d’hommes sur cette terre. Pourtant, nous sommes invités à marcher avec le Christ, lui qui a espéré en nous le premier, en nous demandant de nous aimer les uns les autres. C’est pourquoi l’histoire de l’Église porte cette marque indélébile de millions et de millions de témoins, célèbres ou anonymes, qui, jusqu’à ce jour, ont été portés par cet élan de charité qui a sa source dans le Christ ressuscité.

Mais approfondissons la nature de cet amour de Jésus pour ses disciples. Pourquoi est-il si important d’aimer comme lui ? Pour bien comprendre cette parole : « Aimez-vous les uns les autres », il nous faut réentendre une autre affirmation de Jésus dans l’évangile de Jean où il dit à ses disciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi, je vous ai aimé. Demeurez dans mon amour. »

En effet, cet amour auquel nous sommes appelés, cet amour capable de transformer nos vies, trouve son origine en Dieu. Jésus nous aime du même amour qu’il est aimé du Père. Il ne s’agit pas ici d’un amour éphémère, fondé sur des émotions passagères, mais d’un amour divin que l’Esprit du Christ dépose en nos cœurs, un amour qui ne passera jamais, comme l’affirme saint Paul dans son hymne à l’amour (1 Cor 13).

Rappelez-vous : l’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.

Frères et sœurs, voilà l’amour auquel Jésus nous appelle : un amour qui nous fait lui ressembler de plus en plus et qui élargit nos cœurs aux dimensions du monde. Que ce soit là notre joie!

Fr. Yves Bériault, o.p. Dominicain

Plus vivant que jamais! Homélie pour le 2e dimanche de Pâques (C)

Dans les récits d’apparitions de Jésus, les évangélistes nous décrivent à la fois la nouvelle réalité corporelle de Jésus, tout en nous laissant entrevoir sa profonde humanité. Même au-delà de la mort, Jésus ressuscité est plus vrai que jamais. Il apparait de façon si réellement incarnée à ses disciples, que ces derniers n’ont d’autre choix que de s’incliner et de le reconnaître. « Quand leurs yeux et leurs oreilles ne suffisent pas, ils doivent encore le toucher ; quand le toucher ne suffit pas pour réveiller leur foi, ils doivent présenter à Jésus nourriture et boisson qu’il consomme devant leurs yeux.[1] » Jésus est bel et bien vivant après sa crucifixion, plus vivant que jamais !

D’ailleurs, Jésus apparait à ses disciples dès le premier jour de sa résurrection, comme si les liens noués ici-bas étaient de la plus grande importance pour lui. Malgré le fait que ses amis l’aient abandonné, renié et trahi, Jésus ne se détourne pas d’eux. Au contraire, il vient vers eux avec empressement, et il traverse les murs de leurs peurs et de leurs doutes, afin de les ramener vers lui, et de les établir fermement dans cet amour sans limites qu’il a pour eux. À travers ses apparitions, Jésus nous révèle combien nous avons du prix à ses yeux. C’est cet amour qui l’a conduit à sa passion et dont il porte encore les marques dans son corps glorifié.

Benoît XVI a exprimé cela de manière magnifique dans une homélie pour le deuxième dimanche de Pâques : « Le Seigneur, dit-il, a apporté avec lui ses blessures dans l’éternité. C’est un Dieu blessé ; il s’est laissé blesser par l’amour pour nous. » Ces blessures, c’est la marque de notre péché. Car si le péché nous blesse dans nos vies personnelles, Jésus nous fait découvrir que le péché s’adresse avant tout à Dieu. 

Les plus anciens parmi nous se souviennent sans doute de la pédagogie de nos parents quand nous étions enfants, et qu’ils nous disaient, après un mauvais mot ou une colère : « Tu fais de la peine au Bon Dieu », ou encore « au petit Jésus ». Je m’en souviens très bien. Cette remarque avait pour effet de calmer instantanément l’ardeur des enfants querelleurs que nous étions parfois. 

Mais dans cette pédagogie, un peu douteuse, il y avait néanmoins une profonde intuition spirituelle, qu’un théologien contemporain exprime de la manière suivante : « C’est la mort du Christ en croix, dit-il, qui nous renvoie l’image de notre péché.[2] » Jésus est mort pour nos péchés, et il en porte les blessures jusque dans sa résurrection.

Le péché, ce sont toutes ces actions, ces paroles, ces pensées et ces omissions, où nous perdons le sens de nous-mêmes et de notre dignité d’enfants de Dieu. Le péché, c’est le cœur qui s’éteint, c’est la source de l’amour qui se tarit en nous. 

Nous le savons, nous portons notre mission de disciples du Christ dans des vases d’argile, mais nous avons le Christ désormais pour nous relever de nos péchés, pour nous pardonner, pour nous donner sa force. 

Il est Celui qui ouvre le chemin vers Dieu et qui, depuis sa résurrection, poursuit sa route avec nous, dans un mode de présence tout nouveau, mais encore plus vrai, plus intime. Désormais, le Seigneur Jésus vient transformer nos vies de l’intérieur, lui le grand Vainqueur de la mort, « l’Homme fort », comme me le confiait ces jours-ci un ami. Il nous confie sa paix en nous demandant de la porter au monde, et il nous invite ainsi à entrer avec lui dans le combat de Dieu, à nous faire solidaires de ses blessures.

C’est le pape Benoît XVI qui dira au son sujet de Thomas : « Il est accordé à l’apôtre Thomas de toucher les blessures du ressuscité et ainsi, il le reconnaît — il le reconnaît, au-delà de l’identité humaine de Jésus de Nazareth, dans son identité véritable et plus profonde : “Mon Seigneur et mon Dieu !” (Jn 20,28). 

Nous avons là la plus belle expression de foi de tous les évangiles : “Mon Seigneur et mon Dieu !” Et c’est l’Apôtre Thomas qui nous en fait cadeau. Tout comme les autres Apôtres, Thomas est tiré de sa nuit, et il lui est donné de voir son Seigneur, malgré ses doutes et ses faiblesses. Il lui est donné de toucher ses blessures qui lui dévoilent combien est grande la passion du Christ pour notre monde. Thomas est alors invité à cesser d’être incrédule et à devenir croyant. N’est-ce pas là l’invitation sans cesse renouvelée par le Christ dans nos vies ? Demandons à Dieu la grâce de l’entendre et d’y répondre, afin de pouvoir faire nôtre la profession de foi de Thomas : “Mon Seigneur et mon Dieu !”

Yves Bériault, o.p. Dominicain


[1] Urs von Balthasar. La gloire et la croix. p.263

[2] Sesboüé, Bernard. L’homme, merveille de Dieu. Salvator, 2015. p. 216

Chercher le Christ. Homélie du pape François pour Pâques

« On ne peut pas enfermer le Christ dans une belle histoire à raconter »

Dans sa dernière homélie, lue pour la messe de Pâques dimanche 20 avril par le cardinal Angelo Comastri, le pape François, décédé ce lundi à l’âge de 88 ans, a proposé une profonde réflexion spirituelle sur ce que signifie réellement de « chercher le Christ ». Il a souligné que Pâques devait « mettre en mouvement » les fidèles. (Journal La Croix)

Marie de Magdala, voyant que la pierre du tombeau avait été roulée, se mit à courir pour aller le dire à Pierre et à Jean. De même, les deux disciples, après avoir reçu la nouvelle bouleversante, sont sortis et – dit l’Évangile – « ils couraient tous les deux ensemble » (Jn 20, 4). Les protagonistes des récits de Pâques courent tous ! Et ce fait de « courir » exprime, d’une part, la préoccupation qu’on aurait emporté le corps du Seigneur ; mais, d’autre part, la course de Marie Madeleine, de Pierre et de Jean exprime le désir, l’élan du cœur, l’attitude intérieure de ceux qui partent à la recherche de Jésus. En effet, il est ressuscité et n’est donc plus dans le tombeau. Il faut le chercher ailleurs.

C’est l’annonce de Pâques : il faut le chercher ailleurs. Le Christ est ressuscité, il est vivant ! Il n’est pas resté prisonnier de la mort, il n’est plus enveloppé dans le linceul, et donc on ne peut pas l’enfermer dans une belle histoire à raconter, on ne peut pas en faire un héros du passé ou penser à Lui comme à une statue placée dans la salle d’un musée ! Au contraire, nous devons le chercher, et pour cela nous ne pouvons pas rester immobiles. Nous devons nous mettre en mouvement, sortir pour le chercher : le chercher dans notre vie, le chercher sur le visage de nos frères, le chercher dans le quotidien, le chercher partout sauf dans ce tombeau.

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Le chercher toujours. Car s’il est ressuscité, Il est présent partout, Il demeure parmi nous, Il se cache et se révèle aujourd’hui encore dans les sœurs et les frères que nous rencontrons sur notre chemin, dans les situations les plus anonymes et les plus imprévisibles de notre vie. Il est vivant et reste toujours avec nous, pleurant les larmes de ceux qui souffrent et multipliant la beauté de la vie dans les petits gestes d’amour de chacun de nous.

C’est pourquoi la foi pascale, qui nous ouvre à la rencontre avec le Seigneur Ressuscité et nous dispose à l’accueillir dans notre vie, est tout sauf un arrangement statique ou une installation paisible dans une quelconque assurance religieuse. Au contraire, Pâques nous met en mouvement, elle nous pousse à courir comme Marie de Magdala et comme les disciples ; elle nous invite à avoir des yeux capables de « voir au-delà », pour entrevoir Jésus, le Vivant, comme le Dieu qui se révèle et qui, aujourd’hui aussi, se rend présent, nous parle, nous précède, nous surprend.

Comme Marie de Magdala, nous pouvons faire chaque jour l’expérience de perdre le Seigneur, mais chaque jour nous pouvons courir pour le chercher encore, en sachant avec certitude qu’Il se laisse trouver et qu’Il nous éclaire de la lumière de sa résurrection.

Frères et sœurs, voici la plus grande espérance de notre vie : nous pouvons vivre cette existence pauvre, fragile et blessée en nous accrochant au Christ, car Il a vaincu la mort, Il a vaincu nos ténèbres et Il vaincra les ténèbres du monde, pour nous faire vivre avec Lui dans la joie, pour toujours. Vers ce but, comme le dit l’Apôtre Paul, nous courons nous aussi, en oubliant ce qui est derrière nous et en nous projetant vers ce qui est devant nous (cf. Ph 3, 12-14). Nous nous hâtons alors à la rencontre du Christ, avec le pas rapide de Marie Madeleine, de Pierre et de Jean.

Le Jubilé nous appelle à renouveler en nous le don de cette espérance, à y plonger nos souffrances et nos angoisses, à contaminer ceux que nous rencontrons sur le chemin, à confier à cette espérance l’avenir de nos vies et le destin de l’humanité. Nous ne pouvons donc pas parquer notre cœur dans les illusions de ce monde ou l’enfermer dans la tristesse ; nous devons courir, pleins de joie.

Courons à la rencontre de Jésus, redécouvrons la grâce inestimable d’être ses amis. Laissons sa Parole de vie et de vérité éclairer notre chemin. Comme le grand théologien Henri de Lubac a eu à le dire : « Il nous suffira de comprendre ceci : le christianisme, c’est le Christ. Non, il n’y a rien d’autre que cela. Dans le Christ, nous avons tout » (Les Responsabilités doctrinales des catholiques dans le monde d’aujourd’hui, Paris 2010, 276).

Et ce « tout » qu’est le Christ ressuscité ouvre notre vie à l’espérance. Il est vivant, Il veut encore renouveler nos vies aujourd’hui. À Lui, vainqueur du péché et de la mort, nous voulons dire :

« Seigneur, en cette fête, nous te demandons ce don : d’être nous aussi nouveaux pour vivre cette nouveauté éternelle. Secoue-nous, ô Dieu, la triste poussière de l’habitude, de la lassitude et du désenchantement ; donne-nous la joie de nous réveiller, chaque matin, avec des yeux émerveillés de voir les couleurs invisibles de ce matin, unique et différent de tous les autres. (…) Tout est nouveau, Seigneur, et rien n’est répété, rien n’est vieux » (A. Zarri, Quasi una preghiera).

Sœurs, frères, dans l’émerveillement de la foi pascale, portant dans nos cœurs toute attente de paix et de libération, nous pouvons dire : avec Toi, Seigneur, tout est nouveau. Avec Toi, tout recommence.

Pape François