Chronique d’un frère dominicain en Irak

La situation actuelle en Irak Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, le 9 avril 2003, on compte plus de six cent soixante-dix mille morts sur le territoire irakien. Les chrétiens étaient alors au nombre de huit cent mille, de différents rites, majoritairement des catholiques. Nous comptons aujourd’hui parmi les chrétiens plus d’un millier de victimes, et trois cent mille chrétiens ont quitté le pays depuis 2003. Des centaines d’intellectuels chrétiens, médecins, ingénieurs, avocats, professeurs, inter­prètes et hommes d’affaires, ont été enlevés, tortures et pour la plupart assassinés ou décapités. Ceux qui ont eu la chance d’être libérés ont dû payer une rançon qui varie entre dix mille et huit cent mille dollars.

Tous ceux et toutes celles qui ont le malheur de contacter ou de travailler pour les Américains de près ou de loin sont détectés et pourchassés comme des traîtres, et exterminés.

Depuis l’occupation de l’Irak par les Américains et leurs alliés, la guerre interreligieuse et les affrontements ethniques ont été préparés et déclarés. L’autorité militaire américaine se pose elle-même comme protectrice des lois et des droits de la nouvelle nation irakienne, libérée de la dictature de Saddam Hussein. Mais la réalité est autre. Les affrontements, déjà perceptibles mais étouffés à l’époque de Saddam, sont d’après nous soit voulus par les Américains, soit alimentés ou menés par leurs intermédiaires. Nous remarquons en particulier que les vrais criminels, arrêtés par la nouvelle police ou la nouvelle armée irakienne, sont relâchés rapidement par les Américains, alors que la violence se perpétue et que le nombre de victimes augmente.

La terre irakienne était déjà ensanglantée et minée quand les chars américains ont débarqué, mais l’infrastructure du pays est aujourd’hui détruite : longues coupures d’électricité, pénurie d’eau potable, manque de produits pétroliers… Il faut attendre parfois plus de vingt-quatre heures pour un plein d’essence ; le litre d’essence a dépassé le dollar, dans un pays exportateur de pétrole !

La sécurité est nulle dans la majeure partie de l’Irak. À Bagdad, comme en beaucoup d’autres endroits, le gouvernement n’a jamais maîtrisé la situation, qui est chaotique. La guerre civile entre musulmans chiites et sunnites est une réalité. Des centaines de « points de contrôle », tenus par des hommes armés et le plus souvent masqués, parsèment les routes et coupent les communications entre quartiers et entre villes. On arrête les gens en pleine rue ; on vérifie nom et appartenances ; on les relâche ou on les tue selon leur carte d’identité. Les chrétiens sont considérés comme les personnes les moins dangereuses et les moins protégés, car ils ne présentent aucun enjeu politique. On peut les attraper comme on veut et là où on le veut, sans risque ni remords. Mais les barrages dressent surtout les musulmans les uns contre les autres ; beaucoup de musulmans ont sur eux une fausse carte d’identité chrétienne, qui ne coûte que cent à cent cinquante dollars, et ils portent parfois sur eux ou dans leur véhicule une croix ou un médaillon de la Vierge Marie, pour mieux passer les barrages.

D’après les dernières statistiques publiées par les journaux irakiens, plus de cent cinquante mille familles auraient été délogées de leur demeure de force, ou bien à cause des enlèvements et des assassinats.

Quelles solutions pour les chrétiens ?

Les chrétiens, nationalistes ou non, demandent une solution urgente pour protéger le reste de leur petit peuple humilié et dispersé : un territoire où les chrétiens resteraient démogra­phiquement majoritaires. Cet « espace protégé » pourrait être la plaine de Ninive, où demeurent plus de cent cinquante mille chrétiens. Ce territoire est déjà sous le protectorat de fait des Kurdes, qui cherchent à attirer tous les chrétiens de Mossoul, de Bagdad et d’ailleurs dans une sorte de « pays autonome ». Ce projet a des avantages et des inconvénients. Les chrétiens se sentiraient plus forts et mieux protégés ; ils représenteraient 15 % de la population de la région du Kur­distan ; mais ce rassemblement pourrait aussi être une nasse dans laquelle les chrétiens deviendraient une proie pour nos voisins les islamistes arabes au sud et le Kurdes au nord. Il suffirait à cela un simplement retournement d’alliances.

Il ne faut pas oublier le génocide des Arméniens ; il ne faut pas oublier non plus ce qu’a raconté le frère Jacques Rhétoré et dont témoignent les archives de la province de France : le massacre des chrétiens « assyro-chaldéens » à Summel, au nord de Mossoul, en 1933. Bernés par les Anglais qui leur promettaient un État dont Ninive serait la capitale, les nationalistes assyriens, seuls faces aux Arabes et aux Kurdes, ont été exterminés.

Morts pour la foi.

Dorat, un des quartiers les plus peuplés en chrétiens de Bagdad, est aujourd’hui presque désert : c’est un champ d’affrontement entre factions et aussi un refuge de bandits et de truands. C’est là cependant qu’enseignent régulièrement cinq de nos frères, au Babel Collège de philosophie et de théologie. On y trouve encore toutes les congrégations religieuses, la maison des postulants dominicains et le séminaire chaldéen.

Un grand nombre de chrétiens a quitté Mossoul, Bagdad et Bassora à cause des menaces des groupes terroristes ou fondamentalistes. Beaucoup de prêtres et de laïcs, et aussi un évêque, ont été menacés, enlevés et parfois torturés et assassinés. Le jeune Raymond, vingt ans, proche de notre communauté de Mossoul et voisin du couvent, a été enlevé en août 2004, torturé et décapité. Un film cd a été distribué aux familles chrétiennes par les terroristes, qui montre des scènes de cette actes barbare, et la tête de Raymond dans un récipient. Le film était accompagné de la menace de la même mort à ceux qui ne se convertiraient par à l’Islam. Peu après, le père Sabah Gamoura, un jeune prêtre chaldéen catholique marié, a été attaqué dans sa maison en pleine nuit, mais il a été sauvé par miracle. Enfin, le père Paulus Eskandar, jeune prêtre orthodoxe marié et père de quatre enfants a été assassiné le 11 novembre dernier dans une rue de Mossoul. Il avait été enlevé deux jours plus tôt par un groupe qui agissait à visage découvert et réclamait trois cent mille dollars. Le corps décapité a été retrouvé avant le début de toute négociation ; la tête, précisait le message des assassins, a été coupée dans un récipient afin que le sang du prêtre ne salît pas la terre de l’islam. Le père Paulus avait été torturé afin qu’il reniât sa foi ; mort, sa main gardait trois doigts joints, signe de la Sainte Trinité. Les funérailles ont témoigné de la force et de la sérénité du clergé et du peuple chrétien devant la mort d’un innocent ; ils ont affirmé leur volonté de vivre en frères, dans la paix et le pardon.

Malgré le martyre, malgré les incertitudes, les menaces et les risques, les frères d’Irak, comme beaucoup de chrétiens, n’ont pas perdu le courage et la persévérance de continuer leur mission et d’élargir leur champ apostolique. Leurs projets montrent leur désir de rester auprès des plus démunis et de leur donner la joie de vivre en chrétien. Leurs services s’entendent à Bagdad, Mossoul, Kirkuk, la plaine de Ninive et jusqu’au Kurdistan. Ils dirigent des centres hospitaliers, des orphelinats, le centre al-Nour qui accueille les femmes battues et rejetées par la société, le centre Saint-Jean qui accueille les pauvres, les vieillards, les handicapés, les sans-abris et les orphelins, le centre socioculturel pour les jeunes, la Pensée chrétienne et sa version pour les enfants, et enfin l’audacieux projet d’Université ouverte de Bagdad.

Les chrétiens en Irak ne veulent pas déserter cette terre qui a ouvert ses bras à la Bonne Nouvelle depuis l’apôtre saint Thomas. Malgré les jours sombres et le souvenir des martyrs, Jésus nous assure que c’est toujours la vie qui l’emporte à travers la mort. Nous vivons aujourd’hui ce que le diacre saint Ephrem a écrit il y a seize siècles : « Les bons épis, chargés de blé, baisseront la tête devant la tempête et, quand la tempête sera passée, ils redresseront la tête. »

Fr. Nageeb o.p.

Source : PRÊCHEUR. Bulletin de liaison de la Province de France. NOVEMBRE 2006.

Dieu existe-t-il encore?

Un lecteur du blogue du Moine ruminant a attiré mon attention sur une entrevue donnée par André Comte-Sponville sur la chaîne radio de Radio-Canada, portant sur le thème « L’expérience spirituelle sans Dieu ». Coïncidence? C’est le thème que je donnais à mon blogue il y a une semaine.Afin d’entrer dans cette rencontre entre la foi en Dieu et l’athéisme moderne, je vous conseille un livre qui renoue avec la pratique de la « disputatio » médiévale, où deux philosophes débattent sur l’existence de Dieu, question traditionnelle aujourd’hui réactivée. Les deux philosophes sont Philippe Capelle – André Comte-Sponville . Et le titre du livre est « Dieu existe-t-il encore?« .

Je ne veux pas reprendre ici la discussion sur le bien-fondé de l’existence de Dieu. J’y crois. Je dirais plus, j’aime. Alors, comment prouver que l’on aime véritablement à un autre. Je ne crois pas par besoin, ou par insécurité, ou parce que je tiens à aller au ciel. D’ailleurs, tous les croyants que je connais n’ont pas du tout cette perspective de l’éternité dans leur horizon de croyants. Ce qui leur importe, c’est leur vie d’homme ici-bas. Sans vouloir minimiser le sens de la vie éternelle pour nous chrétiens, je dirais que le ciel est un bénéfice secondaire dans l’acte de foi. La foi est en tout premier lieu un don pour maintenant, pour l’aujourd’hui terrestre.

Quant à ma foi en Dieu et en son Fils Jésus-Christ, je l’accueille comme le don le plus extraordinaire qui soit. Je crois comme j’aime le chaud soleil du matin, la première brise de printemps, le chant des oiseaux en forêts, ou le rire des enfants qui courent après les papillons. La véritable foi en Dieu est gratuite, c’est donné, c’est une joie, c’est plus fort que moi, c’est plus fort que tout, et ma vie y puise comme à sa source. Ainsi est faite la foi en Dieu pour moi.

Elle est avant tout une rencontre avec Celui qui habite au plus profond de moi, qui est le créateur de toutes choses, et dont la connaissance apporte un tel bonheur, un tel accomplissement de soi, qu’après 30 ans de cette expérience de foi, je ne puis en douter, même si ma foi n’est jamais de l’ordre d’une certitude. C’est mon espérance qui est certaine.

Dieu ne se prouve pas. Tout comme l’athée ne peut prouver sa non-existence. L’athée croit au néant, le croyant croit en Dieu. Mais croire au néant n’implique pas le rapport à un Autre, comme la foi peut l’impliquer. L’athéisme est une croyance, oui, mais qui laisse l’homme seul avec lui-même. Bien sûr, l’autre, le prochain, le frère en humanité, importe beaucoup dans le parcours de bien des athées, et je les admire. Leur engagement envers le monde est noble et beau. Mais c’est un parcours auquel le christianisme n’a rien à envier. Il suffit de regarder la vie des innombrables témoins de la foi au fil des millénaires pour s’en convaincre.

André Comte-Sponville affirme que « l’athéisme est une forme d’humilité ». L’origine latine de notre mot « humilité » peut nous aider à nous débarrasser d’une fausse idée de l’humilité. En effet, le mot « humilité » vient du latin humus qui se traduit par « terre, sol ». Ce mot est passé directement en français pour désigner la couche superficielle du sol, très féconde, qui accueille la semence pour lui faire porter du fruit. On comprend alors que l’humilité chrétienne est cette qualité d’ouverture qui permet au croyant d’accueillir la Parole de Dieu avec joie, comme une semence qui donne à sa vie une dimension nouvelle.

La foi en Dieu est une grâce que l’homme ne peut se donner à lui-même. Tout ce qui est requis de lui c’est vouloir suffisamment cette grâce pour la demander à Dieu. Voilà la véritable humilité. Le refus de s’engager dans ce dialogue, certe risqué et compromettant, c’est de l’orgueil, et en ce sens, l’athéisme est une forme d’orgueil.

Voyage de Benoît XVI en Turquie

Le 28 novembre prochain Benoît XVI entreprendra son voyage historique en Turquie, voyage dont le fait saillant sera sans doute sa rencontre avec le Patriarche oecuménique Barthélémy Ier de Constantinople. Un pas de plus dans ce long dialogue qui vise à rapprocher les Églises d’Occident et d’Orient.Le mouvement oecuménique est une réalité toute récente dans l’histoire de l’Église. Non pas qu’à travers les siècles il n’y ait pas eu de tentatives de rapprochement entre les parties divisées du Corps du Christ, mais l’oecuménisme est un mouvement qui s’est développé en-dehors d’une décision d’autorité ou de rencontres entre chefs d’Églises. C’est un mouvement qui a ses racines dans le peuple de Dieu. Il s’est imposé comme une nécessité aux yeux d’un grand nombre de chrétiens et chrétiennes. L’oecuménisme est un fruit de l’Esprit. Ce mouvement vise à rendre actuelle la prière que Jésus faisait à son Père, peu de temps avant sa passion : « Qu’ils soient un comme nous nous sommes un!»

Bien sûr, il y a encore loin de la coupe aux lèvres et l’idéal de l’unité dans l’Église demeurera toujours un défi, et ce, jusqu’à la fin des temps. Mais Jean-Paul II lui-même avait fixé l’arrivée du troisième millénaire comme un moment privilégié à saisir pour l’Église, afin qu’elle s’engage plus résolument sur la voie de la communion. Et Benoît XVI semble poursuivre le rêve de son prédécesseur.

Cette recherche de l’unité est un devoir moral qui incombe non seulement à toutes les Églises, mais à tous les chrétiens et chrétiennes. Comme le soulignait Mgr Pezeril, « il n’y aura jamais de désaveu plus sévère par Dieu de nos désunions que cette grâce, répandue en nous tous par son Esprit, de l’invoquer, de le chanter, de l’aimer, de nous perdre en lui.»

L’on dit que le plus long des voyages commence par un pas. Puisse ce voyage nous aider à faire un pas de plus sur le chemin de l’unité.

La communion des saints avec Jules Montchanin

« L’unité de deux saints qui ne se connaissent pas est plus réelle et plus intime, incommensurablement, que celle d’une branche à une autre branche du même arbre nourrie de la même sève… »(Jules Montchanin, Écrits spirituels, Paris, 1965, p.120).