Mourir d’aimer

Lors de l’ouverture du concile des jeunes, en 1974, frère Roger de Taizé avait dit :

« Sans amour, à quoi bon exister ? Pourquoi vivre encore ? Avec quel but ? Là est le sens de notre vie : être aimés pour toujours, jusque dans l’éternité, pour que, à notre tour, nous allions jusqu’à mourir d’aimer. Oui, heureux qui meurt d’aimer. »

Dans notre culture occidentale, « être aimé » devient souvent l’obsession fondamentale, où l’on a absolument besoin du regard de l’autre, regard exclusif sans lequel on pense ne pouvoir vivre. C’est alors l’amour fou et consumant qui mène à la déraison, et parfois même à la violence. C’est éros qui se déchaîne et qui puise dans les passions les plus vils de l’Homme afin de trouver son dû.

L’amour dont parle le frère Roger s’inspire d’une toute autre dynamique, que développe admirablement bien le pape Benoît XVI dans son encyclique « Deus caritas est ». Oui, nous avons besoin d’être aimé, mais l’amour ne saurait jamais être captif du regard d’autrui. Nous sommes appelés à un amour de réciprocité, qui est fait pour construire; il est fait pour donner et il puise dans cette réserve de charité insoupçonnée qui nous habite et qui repose en Dieu. C’est ainsi que toute personne peut s’accomplir en vérité quand elle se met à l’écoute de cet appel intérieur. Saint Bernard de Clairvaux affirme ce qui suit:

« L’amour se suffit à lui-même, il plaît par lui-même et pour lui-même. Il est à lui-même son mérite, à lui-même sa récompense. L’amour ne cherche hors de lui-même ni sa raison d’être, ni son fruit. Son fruit, c’est l’amour même. J’aime parce que j’aime, j’aime pour aimer. Quelle grande chose que l’amour, si du moins il remonte à Dieu son principe, s’il retourne à son origine, s’il reflue vers sa source, pour y puiser toujours son jaillissement. (Homélie sur le Cantique des cantiques)

Laissez-vous réconcilier

desert

En entrant en carême, nous sommes invités à aller au désert. Ce désert pour le peuple hébreu va devenir le lieu de l’épreuve, de la tentation, mais avant tout le lieu de la présence de Dieu. Un temps de passage où Dieu accompagne, nourrit, désaltère, conduit. Le désert est un lieu où l’on vit l’expérience de se situer devant Dieu comme seul guide, c’est le temps de la confiance et de la fidélité, c’est un retour à l’essentiel.

Entrer au désert, c’est se rappeler chaque année que l’essence même de la vie de foi se vit dans une sorte d’abandon entre les mains de Dieu, dans cette attitude du fils, qu’est Jésus, et qui se laisse conduire par l’Esprit Saint. Ce désert évoque aussi la tentation, la présence de forces adverses en nous qui veulent nous faire renoncer à notre vie d’enfant de Dieu. Et souvent, nous tombons, nous cédons… C’est pourquoi le désert est aussi une expérience de conversion, un appel à renoncer à nos façons de faire qui sont parfois un refus de l’amour de Dieu et un refus de l’autre.

Le carême est un appel à la conversion, mais avons-nous besoin de conversion? Nous convertir de quoi? Tant que nous n’aurons pas saisi l’enjeu de cette conversion, nos prières, nos célébrations, nos eucharisties demeureront stériles. Si la grâce de Dieu nous est donnée, il faut coopérer à la grâce afin d’être des signes lumineux dans le monde. Un incroyant disait à l’abbé Pierre: « Monsieur le curé, je ne sais pas si le Bon Dieu existe, mais je suis sûr que s’il existe il est ce que vous faites ».

Mais l’on se sent tellement démuni devant ce monde qui trop souvent nous glisse entre les mains, comme un enfant turbulent que l’on voudrait retenir, mais qui nous échappe constamment, et qui est capable du meilleur et du pire. Non pas que l’homme soit mauvais, mais il y a la contagion du mal, comme il y a la contagion de l’amour.
S’il nous est difficile de nous situer dans notre vie comme ayant besoin de conversion, c’est que l’on oublie trop souvent le lien qui existe entre les drames humains internationaux, à l’échelle de la planète, et notre petit quotidien et nos façons de faire. Le drame du Congo ou du Darfour ou de la Lybie en est un exemple éloquent. L’on s’imagine, lorsque l’on entend les récits d’atrocités qui se commettent, que nous avons à faire à des barbares de la pire espèce, des choses qu’on ne verrait jamais ici. Et pourtant, le mercredi des cendres, l’an passé, j’entendais de bons chrétiens dire qu’il faudrait tout simplement bombarder les réserves indiennes afin de régler une fois pour toutes ce problème. Sarajevo, Srebrenica ou Kigali, ce n’est pas bien loin d’ici. Il suffit de regarder en nous-mêmes et c’est tout près.

Non pas que nous soyons méchants, mais nous aussi, nous laissons dominer le mal sur nos vies. À petite échelle ça semble avoir bien peu de conséquences. Petite parole désobligeante, envie et jalousie, un certain plaisir à s’en prendre à des personnes parce qu’elles ne nous plaisent pas. Un petit geste malhonnête, surtout quand c’est le gouvernement. Refuser de pardonner, alimenter la haine… une foule de petits massacres en puissance que l’on sème sur notre passage, tandis que les enfants épient nos paroles et nos gestes. Et l’on n’a pas besoin de conversion…

J’insiste parce que je vois trop de chrétiens et de chrétiennes, et moi le premier, refuser l’appel que Dieu nous fait d’entrer au désert, d’accepter de le prendre pour guide, de reconnaître que lui seul nous suffit. « Revenez à moi de tout votre cœur », nous dit le Seigneur.

L’avenir de l’Église

Je ne puis parler que de mon coin de pays, mon petit coin d’Église. Je sais que la réalité est à géométrie variable selon le lieu où le soleil se couche sur l’Église, mais ici où j’habite, les chrétiens sont inquiets.Inutile de se le cacher. Il est difficile de trouver des communautés chrétiennes vivantes, des prêtres inspirants et prophétiques, des apôtres de feu, des laïcs conscients de la richesse de leur foi… Bien souvent la foi « chrétienne » que l’on rencontre est plus proche de la religiosité que d’une suite personnelle du Christ. Et pourtant je connais des chrétiens et des chrétiennes admirables et qui font ma joie.

Membre d’une communauté religieuse, je côtoie à la fois la ténacité tranquille d’hommes de foi et d’espérance, dans un contexte où d’autres ont tout simplement démissionné ou ne voient plus très bien le sens de leur engagement premier. Les couples connaissent bien cet itinéraire obligé de « l’engagement pour la vie », qui fait appel à une lucidité et un engagement de tous les instants, afin de passer sur la rive de la fidélité créatrice. C’est tout un défi et il ne peut se mener que dans la prière et l’abandon.

C’est là le défi de mon Église et c’est aussi mon défi personnel. Et cela m’amène toujours à la même question: comment faire pour évangéliser, mot qu’il faut manier avec beaucoup de doigté et de circonspection tellement il est soupçonné ou même décrié. On lui associe les pires intentions, comme si évangéliser s’apparentait à un viol des consciences et au mépris des cultures. Ce n’est pas reconnaître le don de Jésus-Christ que de penser ainsi. Alors comment donner le goût aux hommes et aux femmes que nous côtoyons de connaître Celui qui est, la Source même de nos vies et qui nous appelle à Lui?

Jean-Paul II l’affirmait, et je le crie tout haut : « Comment cacher la joie qui nous habite? » Et comment l’annoncer sans que l’on se bouche les oreilles autour de nous? La partie la plus difficile de cette équation demeure toujours l’annonce, qui sans cesse rencontre le « nous t’entendrons un autre jour. »

Cette problématique pose bien sûr toute la question du « comment faire communauté entre chrétiens? » Faut-il viser le plus petit dénominateur commun, comme c’est trop souvent le cas, et qui nous donne alors des communautés peu attirantes, axées sur la sacramentalisation et les rites sociologiques, ou viser un radicalisme qui ne peut que réduire nos communautés qu’à des peaux de chagrin, bien que plusieurs en soient déjà à ce stade? Voilà ce que moi et bien des amis chrétiens partageons ensemble, en attente de réponses ou de signes probants quant à la direction à prendre.

Quel vaste chantier qui se dresse devant nous dans mon coin d’Église et que je ne puis que confier à l’Esprit Saint tellement l’entreprise m’échappe, dans un contexte de refus de l’Église et de Dieu lui-même.

Il faut prier. Voilà notre première responsabilité afin que Dieu ouvre une fenêtre quand les portes se ferment. Car je sais dans la foi que cela arrivera, mais je ne sais ni le jour ni l’heure…