Il est midi à Rome

Il est midi à Rome. Les cloches sonnent un peu partout au-dessus de la ville. C’est l’heure de l’Angelus. L’Église se souvient à midi de la rencontre de l’ange Gabriel avec Marie, la mère du Seigneur : « L’Ange du Seigneur annonça à Marie, et elle conçue du Saint Esprit. »Je rentre à peine de ma promenade dans le jardin ensoleillé avec un vieux sage dominicain. Je voulais lui partager mes préoccupations au sujet la vie dominicaine, mes pistes de recherche, et je voulais, surtout, l’entendre parler de son espérance en tant que dominicain. Une rencontre très riche, marquée par la grâce, par cette paix et cette joie qui ne peuvent venir que de Dieu.

« Jusqu’à la mort! » C’est ainsi que se termine notre formule de profession religieuse dans l’Ordre des Prêcheurs. Nous nous engageons jusqu’à la mort à être obéissants à Dieu, à saint Dominique et à ses successeurs. Personnellement, je n’ai jamais eu l’ombre d’une volonté de quitter la vie religieuse depuis ma première profession il y a 15 ans maintenant. Des lassitudes liées à l’état de la vie religieuse, oui! Des découragements occasionnels, certainement! Des luttes, des combats, rien ne m’a été épargné, et c’est normal. Mais j’ai toujours été heureux dans mon engagement de religieux et de prêtre. Je n’ai jamais regretté mon choix de vie.

Ma reconnaissance a toujours été vive et enthousiaste, car j’ai vraiment trouvé dans la vie religieuse ma vocation. Et quand je regarde mon cheminement, quand je pense à tous ceux et celles que le Seigneur a mis sur ma route depuis mon engagement dans l’Ordre, c’est un immense cri de reconnaissance qui monte en moi. Je me sens un peu comme une mère qui regarde ses enfants quand ils dorment et qui ne peut que désirer être la mère de ses enfants. C’est ainsi que je vis ma mission de pasteur et de prêcheur en Église. Cette grâce, je la vis de différentes manières. Je dirais de mille et une façons. Et plus j’y réfléchis, plus je prends conscience à quel point cette grâce qui m’habite est dominicaine.

Aujourd’hui, dernier dimanche avant le Carême, c’est vraiment la fête des enfants à Rome. Je vous avais dit ma joie de rencontrer, les dimanches précédents, des familles avec leurs enfants costumés, se lançant des confettis dans la rue. Mais je n’avais rien vu encore! Aujourd’hui, la circulation était interdite au centre de Rome. Toutes les familles et tous les enfants semblaient s’être donné le mot pour envahir les rues de Rome, déambulant sous le soleil, se lançant des serpentins et des confettis. Sur la Via Nationale, près du couvent, sur près d’un kilomètre, on aurait dit qu’il avait neigé, tellement il y avait de confettis sur le sol. J’en étais ému de joie. Et ce que je vivais, en me promenant seul au milieu de la foule joyeuse et animée, c’était un immense bonheur comme je n’avais pas connu depuis longtemps. Je dirais que j’éprouvais la joie de Dieu devant ses enfants qui s’amusent et qui rient. Je goûtais le bonheur de Dieu devant ces parents qui adorent leurs enfants, qui les caressent, qui s’émerveillent de les voir vivre et s’animer, qui se réjouissent tout simplement de leur joie. Il y avait tellement de gratuité dans cette fête que je me disais : comme Dieu doit être heureux!

Ce n’est qu’en réfléchissant, après coup, à cette expérience, que je prenais davantage conscience du Dominicain en moi. Car au milieu de cette foule, où je rendais grâce à Dieu pour sa vie, où je le priais et le louais, j’avais le sentiment de vivre à la foi une communion parfaite avec Dieu et avec les hommes. Il y avait dans cette expérience une véritable rencontre des deux. Et en montant à la basilique de Sainte-Sabine, me dirigeant vers la chapelle de saint Dominique pour une eucharistie, je réalisais que s’accomplissait en moi la consigne de saint Dominique à ses frères : que le frère prêcheur doit en tout temps, parler à Dieu ou parler de Dieu. Soit prêcher quand l’occasion se présente, sinon s’unir à Dieu par la prière et l’étude contemplative.

Il s’agit d’une attitude de tout l’être, en communion avec le Seigneur lui-même, et qui exprime son infinie tendresse pour les hommes, les femmes et les enfants de ce monde. Nous l’appelons un charisme de compassion et de solidarité qui fait monter en nous comme un immense désir pour le bonheur de l’humanité. Et nous savons que ce bonheur ne peut véritablement se réaliser que dans la rencontre du Christ ressuscité, lui qui marchait aujourd’hui sous cette pluie de confettis. Je suis sûr même de l’avoir vu!

Heureuse celle qui a cru!

Marie, la mère de Jésus, occupe une place centrale dans la foi de l’Église. Elle est celle qui a cru. Mais quand on dit de Marie qu’elle est celle qui a cru l’on ne veut pas dire par là qu’elle fait simplement partie d’une longue lignée de témoins de la foi, bien que cela soit vrai. Mais l’on veut plutôt affirmer que toute l’expérience de la foi chrétienne, qui consiste à croire que le Fils de Dieu s’est incarné, a comme point de départ la foi de Marie. Elle est celle qui a cru non seulement à la réalisation des promesses de Dieu, à sa venue en notre monde, mais à son incarnation dans sa chair même. Marie accomplit ainsi la première et la plus grande des béatitudes, celle qui requiert une confiance absolue en Dieu, celle de la foi: « Heureuse celle qui a cru! »

C’est par la foi de Marie, par son oui à Dieu, que l’on entre dans l’Alliance nouvelle que Dieu vient sceller avec l’humanité. Par son oui à Dieu, Marie devient la mère de l’Église, c.-à-d. la mère des croyants et des croyantes, le modèle du disciple. Il y a donc là, en Marie, dans ce personnage effacé du Nouveau Testament, la présence d’un mystère extraordinaire que l’on n’aura jamais fini de contempler.

Tout d’abord, en elle, l’on peut déjà entendre Dieu dire à son peuple : « Je suis présent dans votre attente. Vous tous qui peinez et souffrez, qui cherchez un sens à cette vie, je suis là au coeur de vos vies, avec vous.  » Cette présence de Dieu en Marie devient physique. C’est le Fils de Dieu qui prend chair de notre chair, qui assume tout de notre humanité, afin d’affirmer de manière irrévocable, que Dieu est engagé avec nous dans notre lutte contre le mal, le péché, la mort.

Mais le mystère qui se joue en Marie est bien plus que le signe d’une présence de Dieu à nos vies, à nos côtés. Regardez les récits de l’enfance dans les Évangiles. Dès que l’action de Dieu se fait sentir, les personnages se mettent en mouvement. Visitation de l’Ange à Marie, à Joseph, à Zacharie le père de Jean-Baptiste. Visitation de Marie à Élizabeth. Visitation des bergers, des anges et des Mages à la crèche. Même les étoiles semblent se déplacer. Car plus qu’une présence à nos vies, le mystère qui se joue en Marie demande non seulement à être reçu, mais aussi à être annoncé et donné au monde. Cette Bonne Nouvelle qui habite littéralement le sein de Marie prendra tout son sens quand, après l’avoir annoncée, elle accouchera de cette Bonne Nouvelle qu’est le Christ Jésus; qu’elle ne le gardera plus en elle-même, mais qu’elle le donnera au monde. Voilà la vocation du disciple, et c’est pourquoi Marie est la mère des disciples de son fils. « Femme voici ton fils, fils voici ta mère ».

Heureuse celle qui a cru à la Bonne Nouvelle, car non seulement elle l’accueille en son sein, mais elle court l’annoncer avec empressement, elle la partage avec le monde, elle la donne au monde sans rien garder pour elle-même. Ce modèle de foi que Dieu nous propose en Marie, est une invitation pour nous à l’imiter, à donner à notre tour le Christ au monde, comme Marie elle-même l’a fait. Mais comment donner le Christ au monde aujourd’hui?

Donner le Christ au monde ce sera tout d’abord croire comme Marie a cru; de poser cet acte de foi qui fait confiance à Dieu et qui croit qu’il est au coeur de toutes nos attentes. Qu’il est au coeur de tout ce que nous pouvons porter comme projets, comme épreuves, comme engagements, comme relations aux autres. De croire que Dieu est capable, non pas de nous donner tout ce que nous désirons, comme des enfants qui attendent tout du Père Noël, mais qu’il est capable de réaliser en nous toutes ses promesses; qu’il est capable de nous donner de vivre de sa vie dans la foi et la confiance; qu’il est capable de nous faire suivre le Christ, courageusement, sur les routes du monde, où qu’elles nous conduisent! C’est cela croire comme Marie.

Donner le Christ au monde, ce sera aussi croire que Dieu est déjà à l’oeuvre en ce monde. Ce sera d’aller vers ce monde avec empressement, comme le fait Marie en allant visiter sa cousine Élisabeth. Ce sera de croire que Dieu est déjà présent dans le coeur de tous ceux et celles qui parfois, sans connaître Dieu, le cherchent et cherchent à donner un sens à leur vie, toutes ces personnes qui donnent d’elles-mêmes sans compter et qui sont souvent des témoins extraordinaires de l’amour et du don de soi, des témoins de Dieu.

Donner le Christ au monde ce sera marcher avec tous les compagnons et compagnes de route que la vie nous donne. De marcher avec eux avec joie, de partager leurs recherches, leurs luttes et leurs peines, mais aussi leur bonheur de construire un monde meilleur, car sans qu’ils partagent tous notre foi, beaucoup d’entre eux croient en ce monde et Dieu croit en eux, car il aime tous ses enfants et sa bonne nouvelle est pour tous les hommes et les femmes de bonne volonté. C’est cela croire comme Marie.