Journal de la Trappe (8)

(janvier 16) Voilà plusieurs jours que je n’ai pas écrit. L’on dit des gens heureux qu’ils n’ont pas d’histoire. Je suis très bien ici à la Trappe. Je passe mes journées à lire, à prier, à manger, à dormir. Voilà la vie du moine que je suis devenu pour un mois. Toutes sortes de questions continuent néanmoins à m’habiter concernant la vie monastique. Il y a celles d’ordre personnel : suis-je appelé à devenir moine ? Et là c’est le combat. Et il y a les questions qui indirectement en découlent et qui m’amènent à vouloir mieux cerner la théologie justificative de l’existence de la vie monastique. Ce matin, j’ai eu mon premier choc à ce sujet. Je lisais un livre du cistercien André Louf sur la vie cistercienne où il parle à un moment donné de ces jeunes qui ont entendu l’appel du Christ : « Viens, suis-moi! », et qui se sont fait moines. Non seulement surpris, j’ai été un peu contrarié en lisant cela.

Je dois dire que, comme bien des gens, je n’ai jamais réfléchit à la pertinence de la vie monastique, encore moins à la théologie sous-tendant cette forme de vie en Église. J’en ai surtout goûté les fruits à maintes reprises en tant qu’hôte à l’hôtellerie de divers monastères, lors de mes retraites annuelles. La Trappe d’Oka a toujours été mon lieu de prédilection.

Je ne sais trop pourquoi mais, cette fois-ci, je porte un autre regard sur cette forme de vie religieuse. Sans doute parce que je vis avec les moines. Sans doute parce que cette proximité me rend plus proche de ce désir secret sommeillant en moi, mais jamais envisagé sérieusement.

« Viens, suis-moi! » Jésus peut-il appeler quelqu’un à la vie monastique? Il me semble que lorsque l’on se représente Jésus faisant des appels dans les évangiles, on le voit surtout appelant ses disciples. Un appel qui n’est pas une invitation à se retirer en un lieu secret pour prier, mais une invitation à le suivre dans l’action. Dans ma réaction à cette phrase, je réalisais que je portais en moi une certaine conception de la vocation monastique, où l’appel vient surtout de nous-même, une sorte d’attrait personnel pour ce mode de vie. Mais que Dieu nous y appelle!?

Jésus, il me semblait, n’appelle qu’à la vie apostolique, à l’exemple des disciples qui partent deux par deux sur la route. Longtemps l’on a confondu vie monastique et vie apostolique, faisant de la vie monastique le mode par excelllence de la suite du Christ. N’y a-t-il pas là une sorte de déformation de l’appel de Jésus : « Viens suis-moi! »?

En réfléchissant à tout cela, je prenais alors conscience que je porte en moi une vision de la vie monastique qui est un peu un choix de vie égoïste, où l’on entre uniquement par choix personnel, pour son bonheur personnel, sa quête personnelle de Dieu. Dans tout cela, Dieu ne peut appeler, pensai-je, car il nous veut au milieu de son humanité à livrer bataille avec son Christ.

Voilà donc les réflexions qui me venaient dans ma réaction à ce texte. Mais après coup, je me suis mis à repenser à ces appels du Christ dans l’Évangile. N’y en aurait-il pas un qui pourrait justifier la vie monastique?

Le seul passage qui m’est venu à l’esprit est l’invitation que fait Jésus à Pierre, Jacques et Jean, de se retirer à l’écart avec lui. C’est Gethsémani où Jésus devant sa passion éminente invite ses amis à le soutenir de leur prière. C’est vrai qu’il y a aussi un autre moment semblable, sur la montagne de la Transfiguration, où Jésus leur révèle sa gloire.

Étonnant quand même ces deux textes. De la gloire à la croix! De la croix à la gloire! N’y aurait-il pas là une piste quand à la dimension vocationelle de la vie monastique en Église. Les moines seraient ces veilleurs avec le Christ, lui qui est crucifié jusqu’à la fin des temps dans le don de lui-même au monde, lui qui est entré dans la gloire du Père et qui déjà nous partage sa gloire comme il l’avait fait à la Transfiguration.

Témoin silencieux de la gloire et de la croix, le moine serait alors uni à l’action de grâce du Christ en veillant avec lui pour le monde. Les moines : des intimes du Seigneur, qui veillent avec le Seigneur. Gethsémani sur le Mont Thabor! Est-ce possible une telle vocation?

Journal de la Trappe (7)

Il y a quelques années, à l’occasion d’une année sabbatique, j’ai fait un séjour d’un mois chez des trappistes. En voici un extrait. Pour tout lire depuis le début allez sur la page d’accueil et cherchez « Journal » dans « Articles parus ».

(janvier 10) Quatrième nuit à la trappe. Je me prépare à me coucher après avoir mis de côté un livre sur la prière écrit par un moine. C’est bien écrit et je mesure en même temps mon incapacité à écrire comme je le voudrais. Le projet d’écriture est toujours difficile pour moi, bien que j’aie de la facilité à écrire. Paradoxale n’est-ce pas!

C’est que je ne suis pas vraiment un intellectuel et je ne suis pas toujours à l’aise avec l’articulation de concepts. J’ai toujours l’impression, c’est une certitude, de bâcler mes réflexions par incapacité d’aller plus loin. Çà demeure superficiel, d’où mon insatisfaction. J’aimerais bien écrire un livre mais quoi? Pourtant j’aimerais rejoindre les gens, leur parler de Dieu. Quelle devrait être mon approche? D’ailleurs, je vis aussi cette insatisfaction dans la prédication. Je sais que les gens, en générale, apprécient mes homélies, mais c’est toujours pénible à préparer. Dans la sueur et le sang! Et l’anxiété en prime.

Parfois, cette vie de tension et d’effort m’épuise et alors, j’aurais envie de me retirer dans une petite tâche « pépère », sans éclat, où je n’aurais rien à prouver. C’est peut-être pour cela que la vie monastique me sourit parfois, et pourtant je suis bien conscient que cette vie deviendrait alors une fuite où je serais malheureux. Je ne crois pas être fait pour la vie contemplative, bien que la prière me soit familière et qu’elle m’apporte beaucoup de bonheur.

La vie me pèse parfois avec ses responsabilités et ses exigences. Je ne dirais pas que je suis malheureux. Au contraire, je suis un homme assez comblé. C’est peut-être l’âge! Je ne sais trop. La peur du lendemain, ne pas savoir ce qui m’attend comme ministère au terme de cette année sabbatique. Toujours ce sentiment de la nécessité de me prouver aux autres, tout en doutant de ma valeur-propre.

Je termine cette belle journée sur un léger « down », ce qui devrait m’aider à bien dormir. Quant à toi, mon Dieu, je te redis tout mon amour, mon désir de te servir, d’être là où tu me veux.

Journal de la Trappe (6)

(janvier 9 – suite) Parlant de l’expérience de l’amour dans une vie humaine, Steiner rappel une expérience de sa jeunesse où, à la dérobée il cherchait à voir passer la jeune fille qu’il aimait, sans toutefois oser l’approcher. C’était la nuit, il pleuvait et il était complètement trempé. Tout à coup, il l’a vue passer subrepticement, sans être complètement certain si c’était elle, mais il était comblé de bonheur, car son attente avait été récompensée. Il termine en disant : « Dieu ait pitié de ceux qui n’ont jamais connu l’hallucination de la lumière qui remplit la nuit pendant une telle vigile. » p.170Cette manifestation de l’amour dans la vie des hommes, qui côtoie autant d’horreurs, lui fait dire que « Dieu n’est pas encore ». Qu’il ne sera accessible, perceptible aux hommes, que lorsque l’amour triomphera de la haine. Que chaque crime, chaque acte de cruauté ou d’injustice empêche sa venue, sa manifestation aux hommes.

Voilà cette réflexion étonnante de Steiner. L’agnostique attend, même si parfois il n’espère plus ou ne cherche plus. Mais chez Steiner, on retrouve plutôt le désir de celui qui souhaite que le voile se déchire afin que Dieu se révèle. Cette notion de Dieu qui « n’est pas encore », Steiner emploie quasiment l’expression « qui n’est pas encore né », nous plonge au cœur du mystère de l’Incarnation, celui où Dieu naît parmi nous. Ce mystère répond au plus hautes attentes de ce philosophe, bien que le Fils de Dieu n’ait pas attendu que le mal soit vaincu pour venir. Au contraire, il est venu vaincre le mal et la mort. Croire en lui, c’est s’engager avec lui dans ce combat.

Pourquoi encore autant d’horreurs? Où est l’efficacité de son salut devant la déchéance humaine? Devant ces questions il n’y a pas de réponse qui peut satisfaire l’incroyant. Il n’y a pas de preuve incontestable à fournir, si ce n’est que de proposer de regarder la vie de ceux et celles qui s’engagent véritablement dans la suite du Christ. Il trouvera là, la puissance de l’amour à l’œuvre. Il trouvera là des personnes qui croient, contrairement à Steiner, que « Dieu est », qu’il est venu en notre monde, et qu’il l’habite désormais à travers ceux et celles qui croient en lui, à travers le sacrement de sa présence qu’est l’Église. Alors que le dieu de Steiner attend dans les coulisses, laissant aux hommes le soin de faire le ménage avant qu’il ne daigne se présenter, notre Dieu et Père s’engage lui-même dans cette lutte qui marque notre humanité en nous faisant le don de son Fils unique.

Journal de la Trappe (5)

(janvier 9) Je termine à l’instant la lecture d’un livre du philosophe George Steiner intitulé : Errata : An examined life ( Phoenix, 1997). C’est le dominicain Paul Murray qui m’a fait découvrir cet auteur. George Steiner est né en Autriche avant la Deuxième guerre mondiale. Ses origines sont juives, bien qu’il se définisse comme un agnostique. Il a vécu en France, aux États-Unis et en Angleterre où il a enseigné la philosophie. Un esprit brillant, complexe, qui me sort de mon univers où la philosophie académique a toujours été absente. Son livre se veut autobiographique, bien que les références à sa vie soient plutôt parcimonieuses. Il en profite surtout pour développer certains thèmes qui lui sont chers tels la littérature, les arts, le langage, la science et la question de Dieu.Cet homme maîtrise parfaitement l’anglais, le français et l’allemand, ainsi que les œuvres littéraires et philosophiques de ces cultures. La littérature, de toute évidence le passionne et il définit un « classique » comme étant une œuvre qui peut « nous lire ». Selon lui, aucune herméneutique n’est équivalente à son objet et l’analyste ne parviendra jamais à comprendre l’intégralité d’une œuvre, sa signification profonde. Il y a une « autonomie inviolable » autour d’une œuvre. Quant à l’artiste, il lui voue une admiration sans borne et il a cette belle expression : « Le dictionnaire est le bréviaire du poète; la grammaire son missel, surtout lorsqu’il s’en écarte par hérésie ». p.29

Parmi les réflexions stimulantes, parfois étonnantes, de ce philosophe, je retiens l’expression de son Credo à la fin du livre. Steiner se définit comme un agnostique, i.e. quelqu’un qui ne sait pas. Il n’en a pas contre l’idée de Dieu mais, selon lui, les religions ne sont que des constructions humaines, marquées d’un anthropomorphisme évident. Dieu, s’il existe dit-il, ne peut se dire ou se définir, l’être humain étant trop limité pour saisir un soupçon de ce que peut être la déité. S’il avait à choisir, il opterait pour les théologies de la négativité où Dieu ne peut être conçu que comme le « Tout-Autre ». Il reconnaît, à l’exemple de tous les agnostiques du monde, qu’il a parfois laissé monter une prière spontanée dans un moment de détresse vers ce Tout-Autre, mais que cela ne fait pas de lui un homme de foi.

Là où la réflexion de Steiner devient originale et stimulante pour un croyant, c’est lorsqu’il aborde la question du mal dans le monde, et sa réaction personnelle. Cette réalité de la souffrance des enfants, des tortures et des atrocités commises à tous les siècles, soulève en lui une répulsion, une révolte qui dépasse l’entendement et qui évoque même comme un appel. Il parlera en anglais d’un « counter-echo ». Comme si, dit-il, il y avait rupture dans le contrat de l’existence devant l’horreur et la déchéance humaine. La réalité pouvant se rapprocher le plus de ce bris de contrat est, dit-il, la notion de péché originel. « Mis en présence de l’enfant battu, violé, du cheval ou de la mule que l’on fouette sur les yeux, je suis possédé comme par une lucidité nocturne (midnight clarity), par l’intuition de la Chute » p.169.

Steiner constate que nous sommes enfermé dans un monde cruel et égoïste, alors qu’il aurait pu en être autrement, se demandant si le monde, tel qu’il est, n’est pas tout simplement le cauchemar d’un dieu qui dort. Et dans cette lutte qui secoue l’univers, il y a l’amour, l’opposé de la haine. Steiner note à quel point l’amour conduit aux plus grands excès, tellement son emprise est fort sur l’homme. Que l’on en arrive à identifier l’amour avec le divin c’est, selon Steiner, participer au plus commun et inexplicable sacrement dans la vie humaine. C’est toucher là la maturité de l’esprit humain.

Journal de la Trappe (4)

Il y a quelques années, à l’occasion d’une année sabbatique, j’ai fait un séjour d’un mois chez des trappistes. En voici un extrait. Pour tout lire depuis le début allez dans les archives à « mai 2006« .

(8 janvier) Comme je goûte ce silence de la Trappe. J’en suis à ma troisième journée et cette paix ne se dément pas. Cette quiétude que l’on retrouve dans le monastère nous échappe lorsque l’on est à l’hôtellerie. A cet endroit il y a beaucoup de va-et-vient, de bruits et de conversations à la dérobée. Mais dans le monastère, c’est le silence parfait ou presque. Plus je le goûte et plus je m’attriste de la situation de nos couvents dominicains. Pourtant, notre tradition était reconnue pour sa rigueur, pour sa qualité monastique. Il y a de çà plus de quarante ans maintenant, bien sûr, mais mon séjour à la Trappe ne fait que me confirmer que l’on a peut-être trafiqué le charisme dominicain pour en faire un erzast à la mode du jour, au goût de l’individualisme, avec ce que cela implique comme perte de ferveur spirituelle. Mon couvent, quand je le compare au monastère d’Oka, ressemble davantage à un bloc appartement mal isolé ou, pour certains, à un hôtel. Nous sommes à cent mille lieux des exigences spirituelles de la vie monastique. Comme me le répétait un frère, il y a quelques jours : « Nous ne sommes pas des cisterciens ». Phrase passe-partout pour justifier parfois un certain laisser-faire qui ne trompe personne.

Cela ne veut pas dire que les dominicains ne font pas du beau travail ou encore qu’ils ne soient pas appréciés, au contraire. Mais cela illustre bien le gaspillage éhonté de la vie spirituelle quand on considère la qualité des personnes mises en cause. Ce laxisme dans notre vie religieuse est entrain de nous tuer à petit feu.

Pour faire face au XXIe siècle, la vie religieuse devra faire preuve d’un radicalisme à toute épreuve. Peu de jeunes viendront frapper à la porte des communautés religieuse dans un avenir prévisible. Il en est ainsi depuis les années soixante. Les jeunes qui viendront auront besoin de trouver un cadre de vie véritablement alternatif à ce que leurs proposent d’autres possibilités d’engagement. Déjà, c’est ce qui m’habitait quand je suis entré dans l’Ordre des Prêcheurs. J’ai toujours espéré le « grand soir » d’une réforme ou, à tout le moins, d’un projet communautaire qui saurait relancer la vie religieuse dans notre Province. Mais je n’ai jamais trouvé de frères vraiment prêts à vivre cette expérience et je ne me vois pas partir un projet tout seul. D’où l’hypothèse qu’évoque un milieu comme la Trappe. Devenir moine?

Ma réponse première, malgré la tentation subliminale, est de dire non. Malgré mon admiration pour cette vie, je porte cette prétention que mon engagement actif dans l’Église est nécessaire. Que Dieu a besoin de moi! Un peu gros n’est-ce pas! Mais c’est ce qui m’habite.

Je ne puis m’empêcher d’éprouver une certaine incompréhension face à ce mode de vie. Comme si être moine n’avait pas vraiment une grande utilité pour le monde et pour l’Église. Bien sûr, je connais très bien le bien-fondé théologique et spirituel de cette vie, mais pour moi, devenir moine, ce serait comme une fuite, car j’ai le sentiment que j’y serais trop bien. Que j’y retrouverais trop de chose que j’aime personnellement, d’où le risque d’un choix égoïste! De plus je m’y sentirais sûrement coupable d’abandonner les chrétiens qui ont besoin de prédicateurs et de pasteurs, qui ont besoin de frères-prêcheurs! M…!!!

Journal de la Trappe (3)

Il y a quelques années, à l’occasion d’une année sabbatique, j’ai fait un séjour d’un mois chez des trappistes. En voici un extrait. Pour tout lire depuis le début allez dans l »Articles parus » sur la page d’accueil et choisissez « Journal ».

(7 janvier) Première constatation, en me retrouvant de l’autre côté de la clôture monastique : le pourquoi de cette vie m’échappe tout à coup. J’ai bien lu sur le but poursuivi par la vie monastique, on m’en a parlé dans mes cours d’histoire de l’Église, je fréquente quand même les monastères depuis vingt-cinq ans, mais je ne sais plus vraiment pourquoi l’on devient moine tellement je suis frappé par le dépouillement de cette vie. Quelle est son utilité dans la vie de l’Église? Je trouverai sans doute des réponses au cours de ce séjour. Du moins je l’espère.

La prière ne me semble pas avoir beaucoup changée au fil des années. D’une beauté simple, mais formelle, elle sonne toujours aussi sincère, vraie. La différence cette fois c’est que je me retrouve « au milieu des moines ». Je ne puis me contenter de suivre distraitement en compagnie des retraitants, loin du choeur des moines. J’ai les livres de prières sous les yeux, je suis là pour prier et chanter avec les moines, et je dois m’y retrouver parmi ces cinq livres qu’il me faut consulter pour les offices. Tout à coup, je goûte moins cette liberté du retraitant, libre de faire ce qu’il veut. Je dois entrer dans un cadre, suivre le rythme de la prière chorale. Non pas que ma liberté ne soit pas respectée. Je suis libre d’aller aux offices. Mais on ne va pas au monastère pour y vivre comme à l’hôtel. Je suis ici pour vivre une expérience monastique. Il me faudra donc assumer le tout de cette expérience.

Après mon premier office avec les moines et un temps d’oraison personnel, nous nous retrouvons au réfectoire du monastère pour le souper. Une vaste salle qui ressemble à un gymnase, où les moines sont divisés en deux « choeurs », comme à l’église. Les repas se prennent en silence et sont accompagnés d’une lecture. Au menu ce soir : galettes de sarrazin. On peut compléter l’assiette avec une pomme ou une banane et il y a aussi du fromage. Les trappistes sont végétariens et la table semble plutôt frugale. Alors les paris sont ouverts: si j’ai perdu trois kilos à Rome, capitale des pâtes et du gelato…

Je regarde l’horaire sur ma table de travail et je vois que le prochain rendez-vous est à 4h00 du matin pour les Vigiles. Levé à 3h45! Bien sûr, je ne suis pas obligé d’y aller…

La journée monastique

Lever 3h45
Vigiles 4h00

Oraison, lectio, déjeuner

Laudes 6h45
Tierce et eucharistie 8h15
Travail 9h15
Fin du travail 11h30
Sexte 12h00

Dîner; sieste (facultative!)

None 13h40
Travail 14h00
Fin du travail 16h15
Vêpres 17h00
Oraison

Souper 17h45

Complies 19h30
C’est à l’office de Complies que me vient une première constatation sur la vie des moines. Il me faudra vérifier si elle est juste mais en me retrouvant à l’église j’expérimente tout à coup que c’est là que se trouve la véritable demeure des moines. Non pas leur chambre, le réfectoire ou les lieux de travail, mais l’église. La chambre n’étant qu’une sorte de salle d’attente ou de repos, en attendant de se retrouver dans le seul lieu qui compte pour les moines: l’église. Cette nef est comme le navire du moine, ce marin de la vie spirituelle, dont tout le quotidien est tendu vers ce va et vient entre le monastère et le lieu de la prière communautaire où, ensemble, plusieurs fois par jour, on prend la mer afin d’aller y tendre ses filets au nom de Dieu et des hommes. Le désintéressement personnel et un incroyable attachement à Dieu, voilà ce qui me vient à l’esprit afin de m’aider à comprendre le radicalisme de cet engagement.

Journal de la Trappe (2)

Il y a quelques années, à l’occasion d’une année sabbatique, j’ai fait un séjour d’un mois chez des trappistes. En voici un extrait. Pour tout lire depuis le début allez sur la page d’accueil à « Articles parus » et choisissez « Journal ».

(6 janvier suite) Le matin, avant de partir, le frère L. m’a dit: « dans les premiers siècles, les gens quittaient Rome afin d’aller au désert, ce qui constituait tout un jugement contre Rome! ». Bien sûr, la vie monastique inspire un radicalisme qui a de quoi nous faire rougir, nous les dominicains. Ne disait-on pas jadis que le silence était le père des Prêcheurs. Il serait obscène de reprendre la formule aujourd’hui, alors que le silence se sentirait bien à l’étroit dans nos couvents entre les bruits des radios et de télévisions qui hantent nos étages. Il me faudra revenir sur cette question de l’Ordre des Prêcheurs.

Toujours est-il que je suis arrivé ici par une journée d’hiver morne et froide. A première vue le monastère semble vide. Aucun moine en vue. C’est le silence qui règne partout. Le trappiste qui me fait visiter, et que je connais bien, semble porter une lassitude indéfinissable lorsque nous parlons un peu de ses tâches et de ses projets. Comme cela doit être terrible lorsque l’on est allé au bout de soi et que l’on ressort déçu de l’expérience. Qu’existe-t-il après l’absolu de l’engagement? Cette question m’habitait un peu en l’écoutant parler.

Le monastère est sobre, propre et accueillant, malgré ce premier sentiment de vide à cause du silence omniprésent. Ma chambre semble grande, mais cela est dû à l’absence de mobilier. Un lit étroit (un mètre au plus), une table de nuit, une petite table de travail et une chaise droite. Il y a aussi un garde-robe, avec quelques tablettes et quelques tiroirs, mais ni bibliothèque, ni lavabo. La toilette personnelle se fait en commun trois étages plus bas! La fenêtre de ma chambre donne sur la cour intérieure dont les murs sont faits de grosses pierres grises. C’est un peu fermé comme horizon et mon regard ne trouvera pas là beaucoup de points de fuite.

Au centre de cette cour, un immense sapin, qui se révèlera tout illuminé de lumières de Noël à la tombée de la nuit. Quelle belle surprise! Il est difficile d’imaginer la fête dans un monastère, comme si la joie débordante et le silence n’allaient pas ensemble. Triste constat, s’il est juste. Mais il est trop tôt pour juger. Je ne suis ici que depuis 6 heures!

Journal de la Trappe (1)

Série d’articles déjà parus en 2006.

Il y a quelques années, à l’occasion d’une année sabbatique, j’ai fait un séjour d’un mois chez des trappistes. En voici un extrait.

(6 janvier) Ce projet de venir à la Trappe, je le portais depuis longtemps. Il faut dire que je fréquente ce lieu de retraite et de prière depuis 25 ans. D’ailleurs, au tout début de mon cheminement spirituel, la Trappe a été le premier endroit auquel j’ai pensé lorsqu’a surgit en moi ce désir de me consacrer au Seigneur. Je voulais devenir missionnaire et, en même temps, je rêvais d’un engagement tellement absolu, que seul la vie monastique semblait répondre à cette aspiration. Mais j’avais dû abandonner cette voie après qu’un moine m’eût dit que la prédication, l’évangélisation active, le travail auprès des communautés chrétiennes, ne faisaient pas partie des objectifs de la vie monastique. « Dommage », lui avais-je dit.

Vingt-cinq ans plus tard, me voici à la Trappe pour un séjour d’un mois. Ce lieu je l’ai fréquenté presqu’à tous les ans, le temps d’une retraite annuelle. J’aime la simplicité de l’office des moines d’Oka, la beauté de l’église, surtout lorsque le soleil l’inonde de toute part et la remplie d’une présence indicible. Le silence plein, la joie de prier, le souvenir de toutes ces situations, de toutes ces décisions que j’ai portées pendant 25 ans devant le tabernacle. On se connaît bien. Ici, j’aime, j’adore, je loue et je rends grâce. C’est une église habitée.

Il y a une semaine environ, alors que je pensais à cette expérience qui m’attendait, j’ai eu peur. Pas une peur effrayante, mais une peur qui excite, comme lorsque l’on risque volontairement, lors d’une escalade ou d’un plongeon. « Tout à coup je déciderais d’y rester à la Trappe! » Vieille ambivalence qui n’a jamais eu de prise sur moi, mais en vieillissant on prend peut-être plus facilement ses chimères pour des réalités. Dès que cette hypothèse a surgie dans mon esprit j’ai senti mon corps se cabrer. « Non! Ce n’est pas raisonnable », me disais-je, me débattant avec cette idée qui semblait vouloir se coller à ma peau.

Mais le temps a fait son oeuvre et, quelques jours plus tard, je n’y pensais plus. D’ailleurs, en arrivant à la Trappe aujourd’hui, cette hypothèse me semblait plus loin que jamais. Certains frères de mon couvent m’ont bien demandé si je songeais à entrer à la Trappe, et cette question m’a surpris. Ne peut-on pas aller passer un mois dans un monastère sans que cela veuille dire que l’on veut changer de communauté? Mais d’où venait cette tentation passagère. De Dieu ou du diable? J’avais oublié ce dernier.

Tout en reconnaissant avec l’Église l’importance de la vie monastique, je réalise que je partage secrètement le scepticisme des réformateurs protestants et d’un bon nombre de mes contemporains. Mais à quoi sert la vie monastique et comment une personne peut-elle y consacrer sa vie sans avoir l’impression de gâcher sa vie? Je réalise que j’ai en moi cette passion d’être au milieu des hommes et des femmes afin de leur annoncer le Christ, et je crains que la vie monastique ne me confronte trop à mon impuissance ou à mon manque de foi. Quelle foi ou quelle grâce d’aveuglement il faut avoir pour devenir moine! (à suivre)

Journal de la Trappe (fin)

(février 4) Les adieux sont presque terminés. Je quitte la trappe demain matin. J’ai rencontré le père Abbé ainsi que le prieur. J’ai aussi écrit mon mot de remerciement à la communauté. Le voici :Chers frères,

Le temps est déjà venu pour moi de vous quitter, mais non sans vous dire mille fois merci pour ce privilège qui m’a été accordé de vivre parmi vous pendant un mois, à partager votre prière, votre silence, votre vie fraternelle, tout le quotidien quoi qui fait la vie du moine. J’ai vraiment goûté chacune de ces journées et aucune n’a été superflue ou trop longue, jusqu’à la dernière.

J’ai été très impressionné, à la fois par l’exigence, la profondeur et le sérieux de votre engagement dans cette mission d’Église, et qui ne donne que plus de poids à cette parole de Paul VI : « … le moine est le signe qu’est à l’œuvre dans le monde une force qui transcende tellement les limites de ce monde, qu’elle sera capable de le transfigurer au dernier jour ». Je repars admiratif devant cette belle fidélité au Christ que vous manifestez, et ressourcé aussi de vous avoir côtoyé dans ce quotidien de la vie monastique.

Mon séjour parmi vous était, bien que non prévu, une belle façon pour moi de célébrer mes 25 ans de conversion et mes 25 ans de fréquentation de la Trappe. Soyez assurés que je garderai un souvenir impérissable de ce séjour dont je rends grâce à Dieu. Je quitte en vous portant tous dans mes prières et je me confie à la vôtre.

Bien fraternellement en Jésus Christ,


Le fait ne s’est pas démenti tout au long de ce mois. J’ai été très heureux de vivre ce séjour avec les Trappistes. Trop heureux peut-être, au point où j’éprouve un peu de tristesse à l’idée de partir. Comme si ce séjour m’avait confirmé cette dimension contemplative en moi, qui m’a toujours habité depuis ma conversion, et même avant. Ici à la Trappe, j’ai pu enfin voir ce que c’est qu’une communauté qui a une règle de vie, où le silence a vraiment sa place, où la quête de Dieu semble vraiment présente, où la pauvreté est effective.Pour l’instant, je me dis que je devrai me donner cette vie d’intériorité et de silence dans mon couvent. Je ne crois pas à la possibilité d’une communauté nouvelle, ni d’une réforme. Sombres perspectives. Je voulais vivre mon idéal religieux avec d’autres et je me retrouve bien seul. Mais je rends grâce à Dieu pour sa belle fidélité à mon endroit, pour le bonheur de croire et de goûter sa présence et je lui demande de guider mes pas et de me conduire là où il lui plaira. À la grâce de Dieu. Saint Dominique prie pour moi, prie pour nous. Fin du journal.

Journal de la Trappe (14)

Je n’ai pu compléter ce que j’avais commencé précédemment, mais ce sera pour une autre fois sans doute. Je voulais traiter de la souffrance, du silence de Dieu et, surtout, de l’utilisation que nous faisons de Dieu. Le Dieu « riche en faveurs », nous sommes très à l’aise avec lui, comme notre ami Caillou, mais le Dieu « pauvre », rien à faire! Présentement, je suis en train de lire « Maître Eckhart ou l’empreinte du désert » de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, un livre un peu exigeant pour mes connaissances en philosophie, mais qui est néanmoins passionnant. Passionnant parce que l’on y aborde toute la mystique de Maître Eckhart sous l’angle du débat intelligence ou volonté pour accéder à Dieu. Voici quelques extraits :

Parlant du travail d’Albert-le-Grand dans sa consultation des œuvres philosophiques païennes :

« Au point de départ, les fidélités n’étaient donc point si tranchées, et nombreux étaient les échanges entre le courant augustinien transcrivant la pensée de Platon en des termes substantiels et la tradition plus « logicienne » de l’Un de Plotin, s’exposant à travers la technique discursive héritée de Boèce. C’est sous une autre forme que s’exacerba la tension, lorsque le néo-platonisme dionysien affirma plus fortement l’identité entre l’être et l’intellect, s’opposant de la sorte au néo-platonisme augustinien, lequel, relayé par saint Bernard puis par les docteurs franciscains, misait sur l’absolu d’un amour caritatif appelé au relais d’une intelligence tenue pour limitée dans ses capacités unitives. » pp. 40-41

Un thème qui traversera donc les sermons de maître Eckhart est celui de la relation entre l’intelligence et la volonté dans l’homme.

« S’il est hors de doute que l’union s’opère chez lui par voie d’intelligence – s’il rejette donc la position de saint Bernard qui en appelle à la volonté pour conclure positivement là où la raison aurait échoué – la connaissance pour lui est lourde d’une affectivité qui n’est pas étrangère à sa perfection intellectuelle. Ce qui invalide… toute opposition catégorique entre sa mystique « spéculative » et la mystique affective préconisée par les héritiers d’Augustin. » p. 41

Dans son sermon no. 9 nous trouvons un énoncé très clair de la position d’Eckhart :

« J’ai dit à l’École que l’intellect est plus noble que la volonté, et cependant tous deux appartiennent à cette lumière. Un maître d’une autre École dit que la volonté est plus noble que l’intellect, car la volonté prend les choses telles qu’elles sont en lui. C’est vrai. Un œil est plus noble en lui-même qu’un œil peint au mur. Mais je dis que l’intellect est plus noble que la volonté. La volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. L’intellect prend Dieu dans sa nudité, dépouillé de bonté et d’être. » p.53

Mais sa position dernière aurait été de dire que : « L’accomplissement de la béatitude réside dans les deux : la connaissance et l’amour », même si en terme de hiérarchie, « la palme va à l’intellect ».

Je considère ces questions importantes, car elle touche au fondement même de l’expérience de Dieu, que l’être humain est appelé à faire. Si je me rapporte à ma propre expérience je me souviens de ce moment dans mon cheminement de foi où je souhaitais croire, je désirais croire mais en était incapable. J’avais devant moi toute l’histoire du salut, son pourquoi, son comment. Le tout pouvait faire sens, me disais-je, mais ne me convainquait pas! Au mieux, j’aurais pu me dire croyant en arguant que les preuves en faveur de l’existence de Dieu l’emportaient sur celles de sa non-existence, mais je n’aurais pas eu la foi pour autant. Du moins, cette foi qui fait vivre et à laquelle on s’accroche.

C’est parce que j’avais le désir de croire que j’ai accepté d’aller au bout de ce désir en appelant Dieu à mon secours. Et il m’a répondu. J’ai fait l’expérience de son amour. J’ai voulu sa présence et je l’ai connue. Mais c’est une connaissance toute faite d’amour. Avant que je ne l’aime, lui m’a aimé. Telle a été mon expérience de conversion. Mon expérience première de Dieu a été plutôt de cet ordre du désir, de la volonté de croire, que par le biais d’un acte de l’intelligence. Par ailleurs, c’est ma volonté qui a mû mon intelligence dans cette recherche de Dieu. L’intelligence au service de la volonté!

Le but de Maître Eckhart est de ramener l’homme au seul lieu où il soit « un » avec lui-même, et donc avec Dieu; car être en soi c’est être en Dieu, et « ce qui est en Dieu est Dieu ». p.67

Journal de la Trappe (13)

(janvier 21) Je me suis réveillé ce matin à trois heures, sortant d’un rêve tout en joie, mais dont je ne me souviens pas du contenu. Mais c’est cette joie qui m’a réveillée. J’étais avec des gens et nous venions de vivre une journée extraordinaire, qui se terminait par une montée, comme un sommet et où je m’exclamais : « Quelle joie! Louons le Seigneur! » Et il ne s’agissait pas là d’une formule liturgique, mais d’un immense cri du cœur. C’est extraordinaire de se réveiller ainsi.Je suis resté couché, mais incapable de me rendormir, d’autant plus que mon levé habituel est à 3h45. J’ai donc poursuivi cette louange intérieure, rendant grâce au Seigneur pour cette joie de le connaître et de l’aimer autant, d’être transporté parfois par ce sentiment de sa présence qui m’habite ou du moins d’un grand amour pour lui. Je me suis rappelé alors, qu’au début de ma conversion, j’avais lu dans le livre d’Isaïe le passage suivant :

2:19 Pour eux, ils iront dans les cavernes des rochers et dans les fissures du sol, devant la Terreur de Yahvé, devant l’éclat de sa majesté, quand il se lèvera pour faire trembler la terre. 2:20 En ce jour-là, l’homme jettera aux taupes et aux chauves-souris ses faux dieux d’argent et ses faux dieux d’or, ceux qu’on lui a fabriqués pour qu’il les adore, 2:21 il s’en ira dans les crevasses des rochers et dans les fentes des falaises, devant la Terreur de Yahvé, devant l’éclat de sa majesté, quand il se lèvera pour faire trembler la terre.

Comme ces mots me parlaient alors. Non pas qu’ils n’aient plus de sens, mais mon expérience de foi me faisait éprouver, à la fois, une certaine fascination mêlée de crainte, devant cette éventuelle manifestation de Dieu à la fin des temps. Comme je prenais conscience de ma petitesse et de mon indignité devant la grandeur de Dieu!

Je vis beaucoup moins ces sentiments aujourd’hui. Dois-je le regretter? Je ne crois pas, car Dieu n’est pas quelqu’un dont j’ai peur, dont je crains la venue, bien que l’idée de sa grandeur me donne le vertige. Mais je vis plus en confiance je dirais. Il y a une plus grande paix dans cette relation qui n’en est plus à l’état de la nouveauté d’il y a 25 ans.

Dieu m’est un proche, une présence que j’aime, à qui je veux tout donner. Et je me sais aimé de lui. Je le sais bienveillant à mon endroit, patient, plein de miséricorde et de pardon. Il m’aime non seulement comme un père, mais parce qu’il est mon Père. Et lui et le Christ ne font qu’un.

Dieu fait signe dans nos vies. De mille et une manières. Mais nous sommes aveugles. Alors les jours passent, la vie s’écoule et nous ne voyons rien, nous n’entendons rien. Il est vrai sa présence n’est pas facile à déchiffrer, car elle demande une écoute toute enracinée dans l’attention et la prière, dans ce que j’appellerais le souci pour Dieu.

Journal de la Trappe (12)

(janvier 20) Je réalise que depuis dix jours j’avais comme un démon sur le dos. Je portais un regard de plus en plus dur et négatif sur ma Province, bien que la situation ne soit pas rose. Mais c’est là où je suis planté. Je me dois donc d’y grandir et d’y espérer.Pour compléter le tout, hier avant de me coucher, je lisais le «De la Considération» de saint Bernard, dans lequel il donne ce conseil au pape Eugène III. Ce texte n’a rien perdu de sa pertinence pour chacun et chacune de nous:

«Et toi donc, dis-le moi, où es-tu jamais libre? Où peux-tu trouver abri? Où peux-tu être toi-même? Partout c’est le vacarme, partout c’est le tumulte; oui, partout tu es accablé par le joug de la servitude.» (5)

«De même, si tu entends te dévouer à tous, à l’exemple de Celui qui s’est fait tout entier à tous, j’approuverai l’humanité de ton dévouement, mais seulement s’il est total. Comment pourrait-il l’être, toi excepté? Tu es un homme, toi aussi. Si tu veux donc que ton humanité soit parfaite et totale, il faut que le sein qui accueille tous les autres te compte toi-même. S’il en était autrement, à quoi te servirait, selon la Parole du Seigneur, de gagner le monde entier en étant seul à te perdre? Alors que tous les autres font leur profit de toi, sois donc, toi aussi, l’un de ceux qui en profitent. Pourquoi serais-tu seul privé du don de toi? Vas-tu, longtemps encore, laisser errer ton cœur sans qu’il revienne? Vas-tu, longtemps encore, refuser de te recevoir toi-même, parmi les autres et à ton tour? Alors que tu te dois aux sages et aux fous, vas-tu te refuser seul à toi-même? L’ignorant et le savant, l’esclave et l’homme libre, le riche et le pauvre, l’homme et la femme, le vieillard et l’adolescent, le clerc et le laïc, le juste et l’impie, tous indistinctement auraient part à toi-même, tous pourraient boire à ton sein comme à une fontaine publique, et toi, seul de tous, tu te tiendrais à l’écart et altéré?»

«…bois, toi aussi, parmi les autres, de l’eau que tu auras puisée à ton propre puits… Rappelle-toi donc, je ne dis pas toujours, je ne dis même pas souvent, mais seulement de temps en temps, que tu te dois aussi à toi-même. Tire profit de toi, sinon avec, du moins après tout le monde. Pourrait-on moins te demander?» [6]

J’ai donc retrouvé une paix que je n’avais plus depuis mon arrivée à la Trappe. Cette journée d’hier a vraiment marquée un retournement. J’attends la suite…

Journal de la Trappe (11)

(janvier 19) Ce matin je suis allé faire une marche au levée du soleil. Une journée d’hiver extrêmement froide, avec un soleil éblouissant. Cela me rappelait ma campagne de Saint-Jacques de Montcalm. En contemplant ce levé de soleil, je me souvenais de cette belle nature qui m’entourait à Saint-Jacques et le souvenir me revenait aussi de ces levés de soleil qui comportaient alors, malgré leur beauté, comme un manque. Qui ressemblaient parfois à des « levés de solitude », n’ayant pas ce même éclat que je vois, maintenant que j’ai la foi. Je revivais ce souvenir en marchant ce matin dans l’aube glacée et je rendais grâce à Dieu. Par ailleurs, hier je crois avoir mis fin au combat qui m’habite depuis mon arrivée à la Trappe. Tous les matins je me lève à 3h45 pour l’office de Vigile et, malgré la fatigue, c’est toujours une très grande joie. Hier matin, j’étais particulièrement enthousiaste, heureux de pouvoir célébrer ainsi les louanges du Seigneur au milieu de la nuit. Plus l’office progressait, plus je touchais à mon désir de devenir moine. De mener, moi aussi, cette vie, au point où, je suis sortie de l’église après ma méditation, tout triste. Car je réalisais que je devrais sans doute entreprendre des démarches afin d’aller au bout de cet « appel intérieur ». J’étais triste, non pas à cause du choix, mais à cause du fait de devoir sans doute quitter l’Ordre des Prêcheurs, quitter mes frères, qui verraient mon départ comme un jugement porté sur leur vie, sur notre vie, et c’en serait un effectivement. Je pensais à mes parents, mes amis, les jeunes de l’université qui auraient peut-être l’impression que je les abandonne.

J’étais habité d’un grand tourment, que je portais dans la prière tout au long de la journée. Mais c’est au moment d’un temps d’oraison qu’une inspiration, une petite voix intérieure, m’amena à mieux cerner mon désir. En un mot : je goûte mon séjour à la Trappe à cause des temps de prière, naturellement, de la paix, du silence extraordinaire. Mais ce qui m’apporte le plus, c’est sans doute tout le temps que j’ai pour lire, réfléchir. Et la petite voix me disait : « une fois moine, combien de temps te restera-t-il pour lire, réfléchir, en dehors du travail régulier d’une journée de moine ». C’est alors que je réalisai que cette vie de Trappiste n’accordait pas tellement de place à ce type d’activité. La prière chorale, elle, occupe beaucoup de place, mais ce n’est pas cet aspect de mon séjour qui m’a séduit le plus.

Je découvris que je n’avais pas cette vocation particulière à la prière chorale sept fois par jour, bien que je m’y donne volontiers pendant mon séjour. Mais je ne suis ici que pour un mois, pas pour toute une vie. Tandis que l’aspect étude, qui me passionne, n’a pas vraiment une grande place ici. Je réalisai alors que là où je pouvais sans doute le mieux vivre cette dimension c’était chez les Dominicains. Il n’en tient qu’à moi de mieux organiser ma vie. En somme, mes doutes m’ont comme amenés à redécouvrir le cœur de ma vocation.

Journal de la Trappe (10)

(janvier 18) Présentement, nous sommes en retraite à la Trappe. Elle est donnée par un moine bénédictin belge, Benoît Sandaert. Il est exégète de métier et ses propos sont d’une grande profondeur. J’admire la beauté de sa voix, son calme intérieur et sa simplicité. Tout ceci, en même temps que ses propos, font appellent à un très grande érudition. Cela me rend envieux, je m’en confesse et, surtout, c’est là une de ces nombreuses situations, depuis mon entrée en année sabbatique, qui vient me rappeler tout le sérieux que je dois mettre à l’étude, la prière. Retourner aux sources, faire lectio, goûter les textes, les prier, entrer dans l’intelligence de la Parole de Dieu. Je réalise à quel point nous avons perdu le sens de cette contemplation du mystère dans notre Province. Non pas chez tous les frères qui prêchent, bien sûr. Mais très peu seraient capables de prêcher avec cette profondeur du Père Sandaert, moi le premier. Quelle honte pour nous les frères prêcheurs! Le Père Sandaert nous rappelait hier, fête de Saint Antoine, une anecdote au sujet de ce dernier. Il est seul dans sa grotte, au désert, là où il s’est retirer pour finir ses jours. Il est nu comme un ver, comme se doit de l’être tout bon ermite. Il se frappe le corps, gémit et prie devant le Seigneur. Alors il entend une voix qui l’appelle. C’est le Seigneur. Ce dernier lui demande s’il lui a tout donné. Antoine affirme que si, « tu vois bien, je n’ai plus rien, je suis nu ». Mais le Seigneur insiste: « M’as-tu tout donné Antoine? », et Il finit par lui révéler qu’il ne lui a pas tout donné, il ne lui a pas donné ses péchés!

Le prédicateur n’a pas développé le sens de cette anecdote. Mais moi j’y vois un bel exemple pour une prédication sur le pardon des péchés. Il faut savoir non seulement s’accuser de ses fautes, mais être capable aussi d’en déposer le fardeau au pieds du Seigneur. Tout lui donner, c’est non seulement accepter son pardon et sa miséricorde, mais aussi accepter de ne plus regarder en arrière. « M’as-tu tout donné? »

Une autre belle anecdote de notre prédicateur. Il y a ce prêtre à la sacristie qui se prépare à présider l’eucharistie et sur le mur il y a cette affiche qui comporte un mot de mère Térésa : « Dis ta messe comme si c’était ta première; dis ta messe comme si c’était ta dernière; dis ta messe comme si c’était ton unique. »

Journal de la Trappe (9)

(janvier 16 – suite) Je réalise que je ne connais rien de la vie monastique et de son histoire. Je découvre ici la figure de saint Bernard de Clairvaux! Quel personnage, quel homme inspiré. Voici un exemple de ses écrits, tiré d’une homélie sur le Cantique des cantiques: « L’amour se suffit à lui-même, il plaît par lui-même et pour lui-même. Il est a lui-même son mérite, à lui-même sa récompense. L’amour ne cherche hors de lui-même ni sa raison d’être, ni son fruit. Son fruit, c’est l’amour même. J’aime parce que j’aime, j’aime pour aimer.

Quelle grande chose que l’amour, si du moins il remonte à Dieu son principe, s’il retourne à son origine, s’il reflue vers sa source, pour y puiser toujours son jaillissement.

De tous les mouvements de l’âme, de ses sentiments, de ses affections, seul l’amour permet à la créature de répondre à son Créateur, non pas certes d’égal à égal, mais tout de même dans une réciprocité de ressemblance.

Dans son amour, Dieu ne veut rien d’autre que d’être aimé. Il n’aime que pour qu’on L’aime; car Il le sait: ceux qui L’aimeront trouveront précisément dans cet amour la plénitude de la joie. Quelle grande chose que d’aimer! » (Extrait de : André Philbée. Saint Bernard. Cerf. 1990.)