Homélie pour la fête de la Toussaint

L’Église nous propose sans cesse des modèles de la suite du Christ à travers ceux et celles que l’on appelle les saints et les saintes. Mais ils ne représentent que la fine pointe de tous ceux et celles qui leur ressemblent et que l’histoire a gardés dans l’anonymat. Aujourd’hui ils sont célébrés en cette solennité de la Toussaint.

La Toussaint, c’est la fête des disciples du Christ qui nous devancent au ciel. Ils sont une multitude ceux et celles qui nous ont précédés sur ce chemin de la sainteté. Ils sont pour nous des modèles, des frères et des sœurs ainés dans la foi, qui ont pris au sérieux l’évangile, et qui se sont mis à la suite du Christ avec passion et radicalité. Ils n’ont pas eu peur de compromettre leur sécurité, leur bien-être, ou même leur vie, au nom de l’évangile. Ils ont saisi à bras-le-corps ce bonheur des béatitudes promis par le Christ. C’est pourquoi la Toussaint est une fête lumineuse qui nous invite à nous réjouir et à contempler le magnifique album de famille qui est le nôtre.

Nous fêtons les saints et les saintes non seulement pour nous tourner vers cet avenir qui nous attend, mais nous les fêtons pour aujourd’hui même, afin de rendre grâce à Dieu qui ne cesse de veiller sur notre monde en se communiquant à nous par l’entremise d’une vie humaine, reflet de son amour, de sa tendresse, et de sa miséricorde. 

Nous fêtons les saints et les saintes afin de nous rappeler notre vocation à nous tous, pour nous rappeler que le monde a toujours besoin de la présence d’hommes et de femmes qui portent dans leur vie la marque du Christ.

Quelle fête lumineuse que la fête de la Toussaint, car ils sont beaux ces témoins de l’amour, ces témoins d’un Dieu qui ne cesse de nous aimer malgré nos fragilités. Comment ne pas penser aujourd’hui à ces témoins qui ont peut-être marqués nos vies, témoins dont le monde n’a peut-être pas retenu le nom, mais dont le témoignage est resté indélébile dans le coeur de ceux et celles qui les ont côtoyés et qui ont été marqués de leur amour et du don d’eux-même : un père, une mère, un grand-parent, un frère, une soeur, un ami. À travers tous ces visages de l’Église, qu’ils soient connus ou inconnus, Dieu nous révèle combien il veut avoir besoin de nous. Et tant que nous sommes de ce monde, Dieu cherchera toujours à se dire à travers les battements d’une vie humaine, à se faire proche de nous.

Frères et soeurs, m’en doutons pas, cette sainteté nous y sommes tous appelés, et la fête de la Toussaint vient nous rappeler que nous pouvons compter sur le soutien de ces innombrables témoins qui nous ont précédés, et qui nous accompagnent de leur prière, afin que nous vivions nous aussi de l’esprit des béatitudes. C’est la grâce que je nous souhaite en cette fête de la Toussaint.

fr. Yves Bériault, o.p.

Homélie pour le 31e Dimanche (B)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 12, 28b-34

En ce temps-là,
un scribe s’avança vers Jésus pour lui demander :
« Quel est le premier de tous les commandements ? »
Jésus lui fit cette réponse :
« Voici le premier :
Écoute, Israël :
le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur.
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme,
de tout ton esprit et de toute ta force.
Et voici le second :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. »
Le scribe reprit :
« Fort bien, Maître,
tu as dit vrai :
Dieu est l’Unique
et il n’y en a pas d’autre que lui.
L’aimer de tout son cœur,
de toute son intelligence, de toute sa force,
et aimer son prochain comme soi-même,
vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices. »
Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque judicieuse,
lui dit :
« Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. »
Et personne n’osait plus l’interroger.

COMMENTAIRE

«Tu n’es pas loin du royaume de Dieu.» Je dois vous avouer que ces paroles de Jésus me sont souvent venues à l’esprit lors de rencontres privilégiées avec des personnes qui ignoraient tout du Seigneur Jésus, mais dont la vie et les actions étaient tellement belles, empreintes d’une telle compassion, que je ne pouvais qu’y reconnaître Celui en qui nous avons mis notre foi.

Vous conviendrez avec moi qu’elle est belle cette figure du scribe qui, ouvertement et avec beaucoup de sincérité, vient converser avec Jésus. Nulle duplicité de sa part. Il ne vient ni de nuit, comme Nicodème afin que personne ne le voie, ni pour prendre Jésus au piège, comme l’ont fait des pharisiens et des docteurs de la Loi. Non, ce scribe est un chercheur de Dieu, un Juif fervent dont la foi impressionne Jésus; d’où la réponse de ce dernier, empreinte d’une réelle amitié, où l’on pourrait lire entre les lignes le même commentaire que fait l’évangéliste Marc au sujet de l’homme riche venu voir Jésus : «Et Jésus se mit à l’aimer.» En effet, mon ami, lui dit Jésus : «Tu n’es pas loin du royaume de Dieu.»

Mais s’il n’est pas loin du Royaume de Dieu, la remarque de Jésus laisse quand même entendre que ce scribe doit faire de nouveaux progrès afin de s’en approcher. Alors voulez-vous bien me dire ce qui peut lui manquer? Car voilà un scribe qui fait vraiment exception parmi ces élites religieuses d’Israël auxquelles Jésus est sans cesse confronté. Car non seulement comprend-il bien les enseignements de Jésus, mais il exprime aussi avec beaucoup d’enthousiasme son accord avec lui. Oui, dit-il, «aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices.» Alors, que lui manque-t-il? Vous l’avez sans doute deviné. 

C’est que si tout était déjà là, «en germe dans la Loi d’Israël, Jésus vient annoncer et accomplir la dernière étape de la Révélation : premièrement, il vient élargir à l’infini la notion de prochain; deuxièmement, il vient sur terre pour vivre en lui ces deux amours inséparables, celui de Dieu, celui des autres sans exception; enfin, il vient nous en rendre capables en nous donnant son Esprit. (1)» C’est cela l’avènement du Royaume de Dieu que Jésus vient inaugurer. C’est à cette reconnaissance que le scribe est implicitement invité.

Mais ce qui est au cœur de l’enseignement de Jésus, et qui deviendra ultimement une pierre d’achoppement pour beaucoup, c’est sa personne même. Car l’entrée en plénitude dans cette dynamique du Royaume de Dieu passe inévitablement par sa personne, lui qui est le Messie, le Fils de Dieu. Et cela, nous ne saurons jamais si ce scribe aura pu le reconnaître, car nous ne savons rien de la suite du récit.

Mais ce que je retiens surtout de cet évangile, c’est le regard de Jésus sur le scribe. D’une part, on y reconnait bien cette sollicitude de Dieu, ce regard bienveillant qu’il pose sur chacune de nos vies, nous encourageant sans cesse à faire de nouveaux progrès. D’autre part, il y a dans ce regard une leçon de vie quant à notre manière de regarder le monde où nous vivons et ceux et celles que nous y côtoyons. Car au-delà des différences, et de ce qui parfois nous sépare les uns des autres, même sur le plan de la foi, ne nous faut-il pas nous inspirer de ce regard bienveillant du Christ, lui qui est toujours attentif à la quête de sens qui anime ceux et celles qu’il rencontre sur sa route?

Cette ouverture du cœur à l’autre, qui d’entre nous n’en a pas déjà fait l’expérience? J’en suis parfois témoin quand je parle tout particulièrement avec des parents ou des grands-parents. Je vous entends me parler de vos enfants, de vos petits-enfants, dont le manque de foi en Dieu vous désole. Mais parce que vous les aimez à la folie, vous êtes capables de porter sur eux un regard émerveillé comme le fait Jésus avec le scribe. Je vous entends dire : «Ah! si vous saviez comme ils sont généreux mes enfants, comme ils sont bons et charitables mes petits-enfants.» Ce regard vous êtes capables de le porter parce que vous aimez, bien sûr. 

Mais, en tant que disciples du Christ, ne nous faut-il pas aussi apprendre à regarder avec lui ces tout proches que sont nos frères et soeurs en humanité, qui cherchent eux aussi le chemin du vrai bonheur, sans toujours en connaître la direction, sans toujours croire en Dieu, qui souvent ne sont pas si loin du Royaume, et sur qui Dieu porte le même regard d’amour que sur nous?

Mais alors, me direz-vous, croire en Dieu, croire en Jésus Christ, ne serait que facultatif? Un choix de vie sans vraiment de conséquence, tout au plus une étiquette, puisque Dieu aime tout le monde? 

Un jour un jeune qui me demanda ce que la foi en Dieu pourrait changer à la vie de sa soeur, elle qui était déjà merveilleusement engagée en Afrique? Et je lui avais répondu, spontanément, un peu pris par surprise, que sa sœur ne pourrait qu’aimer davantage, et avec encore plus de profondeur (2) si elle accueillait le Dieu de Jésus Christ dans sa vie. Et cela demeure ma conviction. Est-ce que tous les chrétiens font preuve d’un plus grand amour que les autres? Malheureusement, les faits contredisent trop souvent cette affirmation. Mais nous savons que le chrétien ou la chrétienne qui marche sérieusement et fidèlement à la suite du Christ, ne pourra que grandir dans le don d’elle-même, un don d’elle-même qui souvent la dépasse. Je dirais que la foi en Jésus Christ vient nous prendre là où nous sommes et nous entraîne plus loin que nous ne l’aurions jamais imaginé.

Car il est celui dont résonnent sans cesse en nous les paroles inoubliables à la Samaritaine : «Si tu savais le don de Dieu et celui qui te parle!» Car la foi en Jésus Christ est de l’ordre d’un don, d’une rencontre qui transforme une vie. Il vient rendre possible pour nous le rêve fou de Dieu qui est de le connaître et de l’aimer d’une manière nouvelle, tel que Jésus l’a connu, et d’aimer notre prochain tout comme Jésus nous a aimés. Croire en Dieu, vraiment y croire, c’est dire oui à ce dynamisme de vie en nous qui nous fait grandir et tendre sans cesse vers Lui.

Ce sont là, frères et sœurs, les portes du Royaume que nous ouvre le Christ, là où la seule monnaie d’échange sera toujours notre humanité transfigurée par Lui.

Yves Bériault, o.p.

  1. Marie Noëlle Thabut. Commentaire de l’évangile du 31e dimanche (B)
  2. Pour moi cette « profondeur » (i.e. approfondissement) dans une vie qu’entraîne la foi en Jésus Christ se résume à deux notions explicatives : soit l’unification et l’intentionnalité d’une vie, d’où une profondeur renouvelée dans l’engagement et le don de soi qu’apporte la foi en Jésus Christ.

Homélie pour le 30e Dimanche (B)

Seigneur, fais que je vois!

Nous assistons aujourd’hui au dernier miracle de Jésus rapporté dans l’évangile de S. Marc. Nous sommes à Jéricho, au pied de la grande montée vers Jérusalem. Jésus y reprend la route vers la Ville sainte. 

Le récit qui précède, on l’a vu dimanche dernier, nous rapportait la demande des fils de Zébédée désireux d’occuper les premières places auprès de leur maître dans sa gloire. À cela Jésus avait répondu qu’il est venu pour servir et non pour être servi, que ce n’était pas vraiment le temps de parler de gloire quand lui-même venait de leur annoncer par trois fois sa passion et sa mort prochaine. 

Ces annonces d’ailleurs donnaient à la marche vers Jérusalem un accent dramatique. Jésus était désormais en danger. Il fallait être prudent. Le Seigneur n’avait-il pas exigé le silence et la discrétion de la part de ceux qu’il avait guéris ou de ceux qui voyaient en lui le Messie? 

C’est dans un contexte délicat, un peu tendu, que se produit l’incident d’aujourd’hui, avec ce mendiant aveugle Bartimée, qui se met à crier, comme ça, devant tout le monde : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi! » Ça ne peut pas être plus clair ni plus dérangeant ni plus dangereux. Cet homme doit se taire. On le lui dit franchement. On s’attendrait à ce que Jésus lui-même veuille le museler, le faire taire. Rien de la sorte ne se produit. Le Maître réagit bien autrement. Il prête attention; il appelle le pauvre homme auprès de lui. 

« Que voulez-vous que je fasse pour vous », avait dit Jésus à Jacques et Jean. « Que nous soyons, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » « Que veux-tu que je fasse pour toi? » demande-t-il au mendiant. « Que je vois! », répond le fils de Timée. « Va, ta foi t’a sauvé! » reprend Jésus. « L’homme retrouva la vue aussitôt. Il suivait Jésus sur la route ».

  On voit bien le sens de ce miracle qui, au fond, est révélateur de l’identité de Jésus. Il ouvre leurs yeux à tout le monde. Jésus, maintenant, ne refuse pas l’appellation qu’on lui fait de Fils de David. Il assume. Comme si c’était là un signal pour son ultime mise en route vers Jérusalem depuis Jéricho. Et la suite vient immédiatement après, qui est son entrée triomphale à Jérusalem.  Alors même que se mettent en marche, dans l’ombre, les intrigues et le complot qui mèneront à la mise à mort prochaine du Christ.

Quel message nous donne ce beau récit, toujours émouvant à relire, de la guérison de l’aveugle Bartimée? – Que nous sommes peut-être ce pauvre mendiant aveugle, assis au bord du chemin. Jésus passe. Saurons-nous le pressentir, le reconnaître et l’appeler courageusement? N’hésitons pas à lui crier notre foi, notre besoin, notre quête. Notre cri, c’est certain, va déranger plusieurs de ceux qui ont peur, qui s’en moquent peut-être ou qui vont s’en étonner. Faisons confiance à l’inspiration qui nous vient de l’Esprit. Risquons vers le Christ notre chance. Il ne va pas se dérober. Il nous accueillera. Il se reconnaîtra en nous. Nous deviendrons son maître. « Que veux-tu que je fasse pour toi? » dira-t-il. À nous de lui dire que nous voulons voir et comprendre.

Demandons-lui simplement de voir, de le voir lui, pour mieux le connaître, mieux le suivre sur son chemin. Qu’il nous fasse découvrir le sens de notre existence si souvent enveloppée de peur et de ténèbres. Qu’il trace pour nous le chemin de la conversion. Qu’il nous rende sensibles à nos frères et sœurs pour que nous allions vers eux en des gestes de paix, d’amitié, de compassion, de communion. Et alors nous aurons jeté le manteau de nos méfiances et de nos tristesses pour marcher librement comme lui. Quel bonheur que d’aller désormais avec lui dans l’amour et la lumière! 

fr. Jacques Marcotte, o.p.

Homélie pour le 29e Dimanche (B)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc (Mc 10, 35-45)

En ce temps-là,
Jacques et Jean, les fils de Zébédée,
s’approchent de Jésus et lui disent :
« Maître, ce que nous allons te demander,
nous voudrions que tu le fasses pour nous. »
Il leur dit :
« Que voulez-vous que je fasse pour vous ? »
Ils lui répondirent :
« Donne-nous de siéger,
l’un à ta droite et l’autre à ta gauche,
dans ta gloire. »
Jésus leur dit :
« Vous ne savez pas ce que vous demandez.
Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire,
être baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé ? »
Ils lui dirent :
« Nous le pouvons. »
Jésus leur dit :
« La coupe que je vais boire, vous la boirez ;
et vous serez baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé.
Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche,
ce n’est pas à moi de l’accorder ;
il y a ceux pour qui cela est préparé. »

Les dix autres, qui avaient entendu,
se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean.
Jésus les appela et leur dit :
« Vous le savez :
ceux que l’on regarde comme chefs des nations
les commandent en maîtres ;
les grands leur font sentir leur pouvoir.
Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi.
Celui qui veut devenir grand parmi vous
sera votre serviteur.
Celui qui veut être parmi vous le premier
sera l’esclave de tous :
car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi,
mais pour servir,
et donner sa vie en rançon pour la multitude. »

COMMENTAIRE

« Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. Celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir… »

Pourquoi y-a-t-il plus de bonheur à donner qu’à recevoir ? Qu’est-ce qu’on y gagne ? C’est une réalité dont nous faisons tous l’expérience, et en même temps, il nous est difficile de l’expliquer, mais nous savons tous que nous en retirons un grand bonheur, comme si notre nature était toute orientée vers le don de soi, comme si nous étions faits pour aimer, et nous le sommes. 

C’est ce que nous révèle le Christ en s’offrant pour nous. Aimer c’est notre nature profonde, et c’est cette nature que Jésus est venu guérir, restaurer, en prenant sur lui notre nature humaine, afin que nous puissions nous tourner résolument vers le Père avec lui, comme ces tournesols qui se tournent toujours en direction du soleil où qu’il soit…

L’être humain a comme mission de donner un fruit unique dans la création, c’est le fruit de l’amour, et c’est pourquoi l’existence du prochain est tellement central dans la foi chrétienne. Le prochain est ce lieu où Dieu habite. Chacun de nous est porteur des richesses insondables de Dieu et notre communauté de vie en société et en Église a pour but de nous apprendre à nous donner les uns aux autres ces richesses, à les découvrir et à les contempler ensemble, car chaque personne est une part précieuse du mystère de la vie. Chacun de nous a un rôle unique à jouer dans le dévoilement de ce mystère, tous, sans exception, d’où l’importance des plus petits, des plus pauvres, ayant d’autant plus besoin d’être protégés et soutenus parce que leur vie est plus menacée.

Quand on s’ouvre à ce mystère que Jésus est venu nous révéler, le prochain devient alors à nos yeux, ce qu’il est aux yeux de Dieu : un autre soi-même, un proche, précieux, irremplaçable, au service duquel nous sommes invités à nous mettre au nom même de cet amour, de cet esprit que Jésus a déposé en nos cœurs.

En Jésus Christ, nous sommes appelés à une participation à l’amour de Dieu pour cette terre comme Jésus l’a vécue, et c’est là que la proximité au prochain atteint des sommets inégalés. Sur la route de l’éternité je ne puis abandonner mon prochain, fut-il mon ennemi, car il est un autre moi-même, Dieu me le donne comme frère, comme sœur, et en lui, comme le disait Maurice Zundel, « nous avons la garde de l’Autre ». C’est là le message radical et insurpassable, impraticable à vue humaine, de l’évangile de Jésus-Christ.

Fr. Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour le 28e Dimanche (B)

Cette rencontre entre Jésus et l’homme riche est quand même paradoxale, car malgré l’échec de la rencontre, le contexte est des plus amical. Une chaleur indéniable s’en dégage. À noter que cet homme est le seul personnage des évangiles à qui Jésus offre de le suivre et qui refuse. 

Il représente en quelque sorte tous ceux et celles pour qui la foi en Dieu porte la marque d’un certain légalisme, de la lourdeur de la bonne conscience, où Dieu et la vie éternelle sont à classer au rayon des choses que l’on possède ou que l’on cherche à posséder par ses propres forces. La question de cet homme à Jésus est très révélatrice en ce sens : «Bon Maître, que dois-je faire pour AVOIR la vie éternelle». 

Mais la réponse de Jésus déstabilise complètement cet homme si bien intentionné. Car ce qui lui est demandé, c’est de se détacher de ses fausses sécurités, ses réalisations, ses possessions les plus chères, qui lui servent de points d’ancrage dans l’existence et par lesquelles il se définit, se donnant ainsi l’impression d’être le seul maître de sa vie. Jésus lui révèle que la vie éternelle n’est pas une récompense pour demain, elle est la vie avec lui, tout de suite et pour toujours, et qu’elle doit être reçue comme un don, et non pas comme une récompense. 

Bien sûr, cet homme était sans doute très dévot, généreux et compatissant. D’ailleurs, le regard bienveillant que Jésus pose sur lui nous en dit long sur la qualité de cet homme, et cela en dit long aussi sur le regard que Dieu pose sur chacune de nos vies. Mais l’invitation de Jésus met à nue une faille au cœur de la vie spirituelle de cet homme : contrairement à ce qu’il croit, il n’a pas vraiment remis toute sa vie entre les mains de Dieu. Bien qu’il soit un homme de foi, son Dieu semble enfermé dans des limites dont Jésus lui demande de s’affranchir en le suivant. En fait, l’on voit cet homme se justifier devant Jésus, alors que c’est Jésus qui justifie, qui fait de nous des justes selon le cœur de Dieu.

Mais que serait-il arrivé si cet homme avait accepté l’invitation de Jésus à le suivre? Sans doute aurait-il connu un destin semblable aux autres disciples. Il aurait tout d’abord renoncé à tous ses biens pour ensuite suivre Jésus comme Matthieu, Pierre ou son frère André. Il aurait sillonné les routes de la Palestine. Il aurait connu le dénouement douloureux de cette aventure en étant témoin de la passion de son maître. Il aurait sans doute fui comme tous les autres, pour se retrouver au matin de Pâques, lui aussi illuminé de la joie pascale, comprenant enfin où l’entrainait cette suite du Christ : soit dans la pleine réalisation de sa personne, marquée désormais par cette présence intérieure du Ressuscité.

Quand le psalmiste s’écrie dans le psaume entendu ce dimanche : «Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse», cette attente qui se fait entendre du plus profond de l’Ancien Testament, trouve son plein accomplissement avec la venue du Christ qui deviendra pour tous ceux et celles qui le suivent, ce Maître intérieur qui forme et qui instruit, le visage bien concret de cette Sagesse à laquelle aspirent les hommes et les femmes de l’Ancienne Alliance. Ce que Jésus propose à cet homme riche, c’est un passage : passer de la Loi, des règles et des préceptes de la bonne conscience, à l’amour transfiguré par le Christ, à travers lequel se réalise l’accomplissement parfait de la Loi.

Maintenant, au-delà des mots compliqués et abstraits qui nous servent parfois en Église pour décrire ce mystère insondable de notre appel en tant que disciples, il y a la réalité toute simple de ceux et celles qui en témoignent par une vie chrétienne bien assumée dans les défis de chaque jour. De véritables pages d’évangiles qui s’écrivent sous nos yeux à travers la vie de femmes et d’hommes dont la confiance en Dieu ne peut que nous émouvoir, et où le «viens et suis-moi» de Jésus, semble enfin avoir trouvé réponse.

Un jour, une femme que je ne connaissais pas m’avait écrit et m’avait tout simplement demandé des conseils via l’internet pour sa vie de foi, un peu à la manière de cet homme riche qui se présente à Jésus. Elle m’avait parlé de sa vie quotidienne, de ses soucis pour son époux malade. Elle m’a laissé un témoignage dont je me souviendrai toujours, elle qui avait mis toute sa confiance en Dieu, dans le contexte d’une fin de vie difficile, mais empreinte de beaucoup d’amour. Elle concluait son message en me confiant le plus intime de son vécu, sorte de profession de foi avec ses propres mots. Voici ce qu’elle m’a écrit :

«Dieu me vient en aide par la foi : Jésus toujours à mes côtés pour me soutenir et me redonner courage quand j’ai envie de baisser les bras. 

Dieu me vient en aide par la charité : c’est elle qui me permet de servir et accompagner la fin de vie de mon époux de 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer, avec amour, après plus de 56 ans de vie commune.

Enfin, écrivait-elle, Dieu me vient en aide par l’espérance : elle me fait espérer l’accueil miséricordieux de ce Dieu plein d’amour auquel je crois, et où moi et mon époux nous serons définitivement réunis dans la paix.»

Dans le témoignage de cette chrétienne anonyme, nous voyons comment une vie marquée par le Christ peut nous rendre capables d’assumer toutes les conditions d’une vie, tous les dépouillements, toutes les épreuves, dans la confiance et l’abandon. L’homme riche voulait des recettes pour son salut, mais Jésus lui propose de tout risquer pour le Royaume de Dieu. 

Or, nous savons qu’il y a des gens prêts à tout risquer pour posséder la richesse, la gloire ou le pouvoir. Certains sont même prêts à le faire au péril de leur vie. Nous pourrions admirer ici un certain sens de l’aventure et du courage chez ces personnes si nous ne savions quelles tragédies sous-tendent souvent leur existence. Jésus lui nous offre une autre voie, un autre trésor pour vivre une vie pleine de sens. C’est le trésor de la Sagesse qui est venu vivre parmi nous, se révélant à nous comme le Verbe incarné, et dont le nom est Jésus-Christ. 

Frères et sœurs, c’est là la proposition qui nous est faite dans l’Évangile aujourd’hui et c’est là le seul motif pour expliquer ce qui nous rassemble de dimanche en dimanche.

fr. Yves Bériault, o.p. Dominicain.

Homélie pour le 27e Dimanche (B)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc 10,2-16. 
Des pharisiens l’abordèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandaient : « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? »
Jésus leur répondit : « Que vous a prescrit Moïse ? »
Ils lui dirent : « Moïse a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. »
Jésus répliqua : « C’est en raison de la dureté de vos cœurs qu’il a formulé pour vous cette règle.
Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme.
À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère,
il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! »
De retour à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur cette question.
Il leur déclara : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle.
Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle devient adultère. »

COMMENTAIRE

« L’amour est aveugle, mais le mariage lui rend la vue. » Proverbe allemand

« Les amoureux rêvent, les époux sont réveillés. » (A. Pope).

Mieux vaut aborder le sujet du mariage avec un peu d’humour, car c’est un sujet délicat, aujourd’hui comme hier. Nous le savons trop bien, le mariage traverse une crise sans précédent, et les couples chrétiens, déçus dans leur amour ou engagés dans une deuxième union, se sentent sûrement interpellés, sinon jugés par les paroles de Jésus aujourd’hui.

Bien sûr, Jésus nous rappelle le sérieux du mariage, le sérieux de nos vies et de nos engagements, mais lors de son ministère en Galilée, il a aussi témoigné d’un souci extraordinaire pour les blessés de la vie, rappelant ainsi à l’Église qu’elle a un devoir de compréhension et de compassion face à des millions de drames humains liés au mariage et qui affaiblissent les communautés chrétiennes. Je pense aux souffrances que vivent ces couples et ces familles, je pense au problème de l’accès à la communion eucharistique, ou encore à la difficulté d’un remariage à l’église. L’Église ne pourra pas faire l’économie d’une discussion en profondeur sur ces questions.

Par ailleurs, notre récit évangélique a une visée beaucoup plus large que la simple question du divorce. Alors que les pharisiens tendent un piège à Jésus en lui demandant s’il est permis de quitter sa femme, Jésus, en bon pédagogue, les questionne plutôt sur ce qu’a prescrit Moïse : « Moïse, disent-ils, a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. » Jésus réplique de façon assez brutale, que c’est en raison de la dureté de leur cœur que Moïse a permis une telle prescription.

Jésus n’est pas sans savoir que dans le Judaïsme, il y a différentes écoles de pensée au sujet du divorce. Certaines écoles rabbiniques affirment que le divorce n’est possible que dans le cas d’une immoralité grave, et donc qu’on ne peut divorcer à la légère. D’autres écoles, plus libérales, prétendent qu’une épouse peut être renvoyée sur-le-champ dès qu’elle déplaît à son mari.  L’on cherche donc à entraîner Jésus dans ce débat sur les motifs du divorce, mais Jésus invite plutôt ses interlocuteurs à une réflexion sur le sens du mariage. Il rappelle qu’au commencement Dieu créa l’homme et la femme en les appelant à ne former qu’une seule chair.

Pour comprendre l’intention de Jésus, il faut regarder le texte biblique qu’il invoque pour faire contrepoids à l’autorité de Moïse. Jésus affirme que Moïse a légiféré à cause de la dureté de cœur des hommes. Car il faut bien le dire, le divorce dans la société juive était avant tout le privilège des hommes, et une femme qui subissait un divorce se trouvait souvent mise à la rue du jour au lendemain, sur simple remise d’une lettre du mari. À moins d’être reprise par sa famille, l’épouse renvoyée de la maison de l’époux était souvent vouée, soit à la mendicité, soit à la prostitution. Jésus connaît trop bien l’existence de ces rapports de domination entre l’homme et la femme, et il s’attaque à cette loi du plus fort, à l’égoïsme des maris érigé en loi, mais il le fait avant tout en rappelant la beauté de la vocation de l’homme et de la femme dans le mariage.

En réponse à la loi de Moïse, Jésus cite le livre de la Genèse où l’homme et la femme sont créés égaux, et ont pour vocation d’être féconds comme Dieu. Car il y a une communion d’amour en Dieu! C’est ce que nous révèle le mystère de la Trinité, et de cette communion jaillit un amour fécond qui engendre la vie. Il en est de même pour l’homme et la femme. Créés à l’image de Dieu, ils sont appelés à la communion dans l’amour, communion qui trouve son accomplissement dans le mariage, où l’homme et la femme se complètent l’un l’autre et ne forment plus qu’un.

Bien sûr, ce mystère de communion et de fécondité vaut pour tous et toutes, chacun et chacune selon notre état de vie, mais le mariage en est l’expression la plus visible. Il agit comme un signe prophétique qui est là pour nous rappeler jusqu’où il faut aimer et donner de soi-même aux autres. Et cela prend toute une vie! C’est la perspective du mariage chrétien.

Dans le mariage, un être unique et irremplaçable m’est confié pour la vie, et à qui je me donne pour la vie, dans une fidélité qui se veut une réponse à l’appel et à la fidélité même de Dieu. Et c’est ainsi que l’homme et la femme ne forment plus qu’un seul oui pour toute la vie, qu’un seul et même projet d’amour, dans une fidélité sans faille, et dans le respect mutuel de chacun.

C’est tout cela la beauté et la grandeur du mariage que Jésus vient rappeler à ses interlocuteurs, alors que ces derniers semblent davantage préoccupés par les contraintes du mariage que de sa finalité. Jésus leur rappelle que le mariage est avant tout un projet de Dieu, la vocation la plus belle et la plus noble qu’il ait confiée à l’homme et à la femme, et où lui-même s’engage dans la réalisation de cette union, puisque c’est lui qui unit les époux : « Ce que Dieu a uni… », dit Jésus.

C’est pourquoi l’Église a le devoir de nous rappeler sans cesse la grandeur de ce mystère d’amour et l’importance d’y être fidèle. Mais elle ne peut oublier ceux et celles qui ont connu l’échec dans ce projet de vie, car l’on ne saurait encourager les uns sans soutenir les autres, puisque Jésus est venu relever ce qui est faible, pauvre et blessé en nous.

L’échec ne doit pas faire de nous des exclus, du moins ce n’est pas ce que l’Évangile nous enseigne, sinon nous serions tous des exclus. Le radicalisme évangélique est avant tout un radicalisme de la miséricorde dont nous avons tous besoin. Et toutes nos belles paroles, tous nos beaux discours ne seront que de pieux bavardages, si la miséricorde de Jésus n’a pas le dernier mot en Église.

Terminons cette réflexion comme nous l’avons commencée, avec un proverbe chinois : « Les grands bonheurs viennent du ciel, mais les petits bonheurs viennent de l’effort. » C’est la grâce que je nous souhaite.

Yves Bériault, o.p
Dominicain. Ordre des prêcheurs