Etty Hillesum et le pardon

Le Journal et les Lettres d’Etty Hillesum nous révèlent la tragédie d’une époque terrible, celle de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah. L’on pourrait évoquer ici Anne Franck comme similitude de destin, mais avec Etty Hillesum l’expérience de Dieu se fait plus intense, plus réfléchie, comme celle d’Edith Stein ou de Simone Weil. De plus, l’acte d’écriture chez Etty, est d’une grande qualité littéraire, ce qui mérite à son Journal et à ses Lettres une place d’honneur dans une anthologie des grands textes spirituels du XXe siècle. L’écrivain néerlandais Abe Herzberg affirme ceci au sujet d’Etty Hillesum: « Je n’hésite pas à dire qu’à mon sens, nous nos trouvons ici en présence d’un des sommets de la littérature néerlandaise. »Etty nous livre une réflexion sur le pardon des plus profonde et des plus pertinente pour notre époque. Dans une lettre imaginaire à son amie Isle Blumenthale, Etty écrit dans son journal :

« Oui, la vie est belle, et je lui reconnais toute sa valeur à la fin de chaque journée, même si je sais que les fils des mères, et tu es une telle mère, sont assassinés dans les camps de concentration. Et tu dois être capable de porter ta peine; même si elle semble t’écraser, tu seras capable de te relever de nouveau, car les êtres humains sont si forts, et ta peine doit devenir une part intégrale de toi-même; une partie de ton corps et de ton âme, tu ne dois pas la fuir, mais la porter comme un adulte.

Ne soulage pas tes sentiments par la haine, ne cherche pas à être vengée sur toute les mères Allemandes, car, elle aussi, pleure en ce moment même pour leurs fils abattus, assassinés. Donne à ta peine tout l’espace et l’abri en toi qui lui revient, car si tous portent leur peine honnêtement et courageusement, la peine qui maintenant remplie le monde va disparaître.

Mais si tu ne prépare pas un abri décent pour ta peine, et réserve plutôt au-dedans de toi un espace pour la haine et les sentiments de revanche – desquels des peines verront le jour pour d’autres – alors la peine ne cessera jamais en ce monde et se multipliera. Mais si tu as donné à la peine l’espace que sa douce origine demande, alors tu pourras dire en vérité: la vie est si belle et si riche. Si belle et si riche qu’elle te donne envie de croire en Dieu. » (28 mars 1942)

Un rabbin parle avec Jésus

Jacob Neusner

Je suis à lire le livre de Jacob Neusner, « Un rabbin parle avec Jésus ». On présente cet homme comme « le théologien juif » préféré de Benoît XVI, homme avec lequel il a eu des échanges alors qu’il était préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

D’ailleurs, Benoît XVI tente de répondre à certaines des objections de Neusner dans son livre « Jésus de Nazareth ». Le livre de Jacob Neusner est un livre passionnant, ne serait-ce que par la découverte du judaïsme dans laquelle il nous entraîne. Voici ce qu’on peut lire sur le site des éditions du Cerf qui publie le livre de Neusner :

« J. Neusner s’imagine en rabbi, nourri de Torah, présent au pied de la montagne où Jésus délivre son enseignement. Comment aurait-il reçu les affirmations vigoureuses de ce jeune maître, tour à tour séduisantes et scandaleuses ? À partir de l’évangile de Matthieu, il les affronte l’une après l’autre et les évalue au nom de la Torah que le prédicateur prétend ne pas vouloir abolir mais accomplir. J. Neusner « ne l’aurait pas suivi pour de bonnes et substantielles raisons. »

Aucun livre n’a jamais aussi nettement honoré l’enracinement juif du message de Jésus mais, en même temps, dégagé les points de rupture profonde entre judaïsme et christianisme. La singularité de Jésus y apparaît de façon impressionnante, mais tout autant les convictions majeures de la foi juive. Ce qui est en cause, ce n’est pas tant le contenu de l’enseignement de Jésus que sa prétention de parler de son propre chef avec l’autorité qui revient à Dieu seul, de demander qu’on le suive, lui. »

« Mon but est d’aider les chrétiens à mieux identifier leurs convictions et à être de meilleurs chrétiens, et les juifs à devenir de meilleurs juifs en réalisant que la Torah est le chemin pour aimer et adorer Dieu. »

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Neusner, Jacob. Un rabbin discute avec Jésus. Cerf, 2008. 208 pages.

À la synagogue

Il y a quelques années, lors d’un voyage en Europe, j’ai eu l’occasion de visiter la très ancienne synagogue de Rome. Ce qui me frappa d’entrée de jeu c’est la ressemblance avec nos églises. Lorsque nous visitons une synagogue nous ne sommes pas vraiment en terrain inconnu bien qu’il n’y ait pas d’autel.Il y a bien sûr la disposition des bancs qui est familière, avec la place réservée pour les livres de prières, il y a aussi un lieu pour la proclamation de la Parole, mais ce qui surprend le plus c’est le lieu où sont déposé les textes de la Torah, i.e. la Parole de Dieu. Ce lieu s’appelle « arche sainte ».

L’arche sainte ressemble à un immense tabernacle avec un magnifique voile brodé d’or placé devant afin d’en cacher la porte métallique, qui est elle-même magnifiquement ornée. Il s’agit bel et bien d’un lieu sacré. L’on pense ici au voile du Temple de Jérusalem derrière lequel seul le grand prêtre pouvait entrer, et qui cachait aux regards le lieu de la présence de Dieu.

L’arche sainte est le lieu le plus vénéré de la synagogue. À côté y brûle perpétuellement une lampe (ner tamid), comme la lampe du sanctuaire de nos églises, qui montre que la parole de Dieu, contenue dans la Torah, est lumière. En visitant une synagogue l’on saisit à quel point le peuple Juif est le peuple de la Parole.

Une église catholique reprend sensiblement les mêmes dispositions physiques que celles de la synagogue avec son ambon où la Parole de Dieu sera proclamée, mais derrière le voile du tabernacle, ce n’est plus le livre de la Parole que l’on dépose mais le Corps du Christ. Dans le tabernacle l’on dépose et vénère la Parole vivante faite chair, le Verbe de Vie, et une lampe est perpétuellement allumée afin d’en indiquer la présence. Oui, « le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». Voilà ce que nous rappelle sans cesse cette lampe du sanctuaire.

Comme le souligne Jacques de Bourbon-Musset : « l’Absolu s’est incarné et porte un visage, le visage de Jésus-Christ ! ». Le Verbe de Dieu s’est fait pain pour la route, accomplissant ainsi la vision du prophète Ezéchiel, où l’ange lui tendait le rouleau de la Parole de Dieu en lui disant « prends et mange ». Cette vision atteint sa pleine réalisation en Jésus-Christ, lui qui nous donne sa vie en partage: « Prenez et mangez, prenez et buvez… ». C’est le mystère de l’Eucharistie, «…la suprême offrande de la charité divine à la charité humaine et comme la suprême action de grâces de la charité humaine à la charité divine » (Maurice Zundel).

« Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, » voilà le mystère que recèle pous nous, catholiques, le tabernacle de nos églises, ce lieu sacré qui trouve son impulsion première dans le Temple de Jérusalem et ensuite à la synagogue. Il y a là un lien étroit qui nous rappelle combien nous devons chérir cette foi commune qui nous rattache au peuple d’Israël, aux enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Une rencontre inoubliable

En lien avec cette session que je dois donner sur Etty Hillesum, j’ai rencontré ce matin un survivant de l’holocauste. Un homme qui a connu les camps d’Auschwitz et de Bergen-Belsen. Un homme de 80 ans, un juif roumain, dont toute la famille a été décimée. Nous nous étions donné rendez-vous dans un centre commercial, sans nous être jamais rencontrés auparavant. Il m’a tout simplement été recommandé par le Centre commémoratif de l’Holocauste de Montréal, afin de donner un conférence dans le cadre de la session que je dois donner.

Quelle rencontre! Immédiatement, nous nous sommes liés d’amité. Il m’a parlé pendant une heure et demie, sans interruption, pleurant parfois devant l’intensité des souvenirs. Très vite un climat de confiance et d’intimité s’est tissé entre nous, nous prenant parfois les mains en signe de soutien, une façon de porter ensemble la douleur qu’il me partageait. Je me suis retrouvé avec un frère en humanité qui ne comprend toujours pas pourquoi son peuple est sans cesse persécuté et je ne comprends pas moi non plus, même si je connais les tenants et aboutissants de cette tragique histoire des juifs et des chrétiens.

Comme prêtre catholique, je me sentais mal à l’aise à écouter les humiliations subies par cet homme de la part de bons catholiques du Québec, par exemple, dans les années cinquante, le refus d’une religieuse de le soigner parce qu’il était Juif, ou encore un hôtel des Laurentides affichant « Pas de chiens, pas de Juifs ». Ce n’est pas que je me sentais coupable de ces faits en l’écoutant, mais j’éprouvais de la honte devant ce qu’il avait dû subir dans sa vie de la part de personnes portant le nom de « chrétien », et ce, même au Canada.

Pourtant, rien dans son récit n’était porteur de rancœur ou de reproches. Il voulait surtout se dire et tenter encore une fois de comprendre l’incompréhensible. En écoutant son récit, je touchais surtout sa peine et je pleurais avec lui. Il m’avoua qu’il n’avait jamais voulu raconter son histoire à ses enfants afin de ne pas mettre la haine des Allemands dans leur coeur.

Ce matin, j’ai rencontré un homme bon, un homme qui porte une grande blessure et pour qui il faut prier sans doute, mais peut-être est-ce nous qui avons surtout besoin de sa prière.

La prunelle de Jésus

Trop souvent nous oublions que Jésus était Juif. Marie sa mère était Juive, ainsi que les apôtres. Tous des Juifs! Et pourtant le rapport entre les chrétiens et les Juifs a toujours été pour le moins problématique. La Shoah n’est pas survenue sans qu’il n’y ait une grande part de responsabilité de la part de l’Église, ou du moins ses membres et représentants. Non pas en tant qu’acteur direct de la Shoah, de nombreux chrétiens ont oeuvré à sauver des Juifs, mais à cause du poids de l’Histoire où sans cesse les Juifs ont été marginalisés par les autorités de l’Église et les Princes chrétiens.

Prenons par exemple le IVe Concile du Latran en 1215, présidé par Innocent III, qui rassemble 412 évêques et 800 abbés de toute la chrétienté. Pour la première fois depuis cinq siècles, un concile général vilipendait « la perfidie des juifs qui s’est implantée en pays chrétiens. » Les règles canoniques votées par l’assemblée déclaraient : « Les juifs doivent porter de façon ostensible des habits différents de ceux des chrétiens, afin d’éviter que des mariages mixtes soient contractés par erreur. Ils doivent cesser leurs pratiques abusives d’usuriers. Il leur est interdit d’exercer toutes fonctions publiques. Dans les jours où les chrétiens célèbrent la passion du Rédempteur, ils ne doivent pas sortir de leur maison, afin d’éviter toutes railleries et conflits. » (p.116)

Cet ostracisme des Juifs au cours des siècles fut clairement reconnu par l’Église en l’an 2000 lors du Jubilé et Jean-Paul II a demandé pardon au nom de l’Église en se rendant prier à Jérusalem devant le Mur occidental du Temple, anciennement appelé le Mur des Lamentations.

Mais il y eut aussi des hommes et des femmes pour s’indigner au fil des siècles du traitement fait aux Juifs. C’est Bernard de Clairvaux qui disait : « toucher aux juifs, c’est toucher à la prunelle de Jésus; car ils sont ses os et sa chair. »

Saint Bernard écrira deux lettres pour condamner les « pogroms » de Rhénanie en 1148. Il parcourra même ces régions pour apaiser les esprits. Il écrit alors :

« Ce peuple a reçu jadis le dépôt de la loi et des Promesses; il a eu les patriarches pour Pères; c’est de lui que le Christ, le Messie béni dans les siècles des siècles, descend selon la chair. » Il poursuit : « Les juifs ne sont-ils pas pour nous le souvenir vivant et le témoignage de la passion de Notre-Seigneur? Dispersés et humiliés […] réduits à un pénible esclavage sous les princes chrétiens […] il viendra un temps où le Seigneur abaissera sur eux un regard propice. Quand les nations païennes seront entrées dans l’Église, à son tour Israël sera sauvé ainsi que dit l’Apôtre (Rm 11, 21). »

Aussi, dans sa longue épître du De consideratione au pape Eugène III en 1150: « Aucune servitude n’est plus ignominieuse et plus pesante que celle des juifs, qui, en quelque endroit qu’ils aillent, la traînent derrière eux et en tout lieu trouvent leurs maîtres! » (Consid. I, 4) (Philbée, André. Saint Bernard. Cerf. 1990.)

Voilà le prolongement de ma réflexion pour faire suite au blogue sur la synagogue. Encore récemment j’ai entendu des chrétiens émettre des propos antisémites et j’en ai eu honte. C’est là une honte pour le Corps du Christ tout entier. Tout homme, toute femme est digne de respect et d’amour. Dieu ne fait pas de distinction entre les races et les peuples. Pourquoi en ferions-nous?

Les témoins de la Shoah

Désolé pour mes lecteurs et mes lectrices de poursuivre sur le thème de la souffrance et de la mort à la veille de Noël, mais un blogue a sa vie propre… J’ai toujours été fasciné par le témoignage des hommes et des femmes qui ont connu le drame de la Shoah et qui en ont témoigné au plan de leur vie spirituelle. Chez des figures lumineuses telles que Édith Stein, Anne Frank et Etty Hillesum s’exprime la vision d’un Dieu qui devrait nous interpeller sur le sens de l’épreuve dans nos vies.

Chez ces personnes l’on retrouve la conception d’un Dieu qui ne sauve pas de l’horreur, mais qui sauve dans l’horreur. Ce rapport à Dieu devrait nous éclairer quant à ce que nous attendons de Dieu dans notre vie. Etty Hillesum va jusqu’à affirmer ce qui suit dans son journal intitulé en français : « Une vie bouleversée » :

12 juillet 1942 : Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis resté éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon, Dieu, oh, une broutille: je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire: ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte: un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous.

Au moment où elle écrit ces lignes Etty n’a que 28 ans. Elle mourra assassinée au camp d’Auschwitz le 30 novembre 1943.