Homélie pour le 27e dimanche – Année C

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 17, 5-10

En ce temps-là,
    les Apôtres dirent au Seigneur :
« Augmente en nous la foi ! »
    Le Seigneur répondit :
« Si vous aviez de la foi,
gros comme une graine de moutarde,
vous auriez dit à l’arbre que voici :
‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’,
et il vous aurait obéi.

    Lequel d’entre vous,
quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes,
lui dira à son retour des champs :
‘Viens vite prendre place à table’ ?
    Ne lui dira-t-il pas plutôt :
‘Prépare-moi à dîner,
mets-toi en tenue pour me servir,
le temps que je mange et boive.
Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour’ ?
    Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur
d’avoir exécuté ses ordres ?
    De même vous aussi,
quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné,
dites :
‘Nous sommes de simples serviteurs :
nous n’avons fait que notre devoir’ »

COMMENTAIRE

Dans l’Évangile d’aujourd’hui, nous voyons les apôtres demander à Jésus de renforcer leur foi. Frères et sœurs, comment se porte votre foi ? Est-elle assez forte pour que vous demandiez qu’un arbre se plante dans la mer ? Quelle est la signification d’une telle analogie ? Notre Seigneur croit-il vraiment que nous puissions accomplir un tel exploit ? N’est-ce pas tenter Dieu que d’essayer de le faire ? Une chose est sûre cependant : dans cette parabole, Jésus nous montre la force que la vraie foi en Dieu peut apporter dans nos vies. 

Bien qu’elle soit capable de transformer notre vie et de changer complètement notre vision du monde, la foi en Dieu reste fragile. Elle est comme une jeune pousse qui a constamment besoin d’être nourrie, arrosée et taillée. C’est lorsque les épreuves viennent frapper à notre porte que nous sommes tentés de remettre Dieu en question et de le traduire devant le tribunal de notre indignation, exigeant qu’il se justifie. Secrètement, nous adoptons l’attitude de ceux qui contredisent notre foi en demandant : « Où est-il ton Dieu ? »  Ce cri ne monte-t-il pas en nous dans les moments d’épreuve ? Où es-tu, Dieu, dans ma vie ?

Le plus grand défi à la foi en Dieu est son silence lorsque le malheur frappe. Jésus lui-même en a fait l’expérience à Gethsémani. Pourtant, il nous a montré le chemin en se soumettant totalement à la volonté du Père : « Père, que ta volonté soit faite, et non la mienne. » Cette prière d’abandon est la plus difficile qui soit, car elle implique d’accepter ce que nous ne pouvons changer, même si nous souhaitons que Dieu intervienne et modifie le cours des événements qui nous affectent si durement.

Alors, qu’attend Dieu de nous ? Et que pouvons-nous attendre de lui ? Pour illustrer mon propos, j’aimerais vous parler d’une jeune femme qui m’a toujours impressionné par sa foi. Etty Hillesum est une jeune femme juive qui a été assassinée à Auschwitz en 1943. Jeune convertie, elle connaissait bien l’Évangile et avait des réflexions étonnantes sur Dieu. Malgré la détresse qu’elle et son peuple vivaient, Etty était convaincue que Dieu ne pouvait pas intervenir pour empêcher la tragédie de la guerre qui se déroulait autour d’elle aux Pays-Bas et dans toute l’Europe, et qui allait conduire à l’extermination massive de son peuple.

Malgré sa foi naissante, Etty était convaincue que c’était à nous d’aider Dieu et qu’Il avait besoin de nous. Cependant, elle dit que pour y parvenir, nous devons Le laisser habiter en nous. « Un peu de toi en nous, mon Dieu », écrivait-elle dans son journal. En suivant l’Évangile, nous pourrions dire : « Une petite mesure de ta foi en nous, mon Dieu ». Etty était profondément consciente que la force intérieure nécessaire pour affronter les défis de la vie ne peut venir que de Dieu. Il est le véritable architecte de notre courage, de notre rétablissement et de nos nouveaux départs ! « Un peu de toi en nous, mon Dieu. » Avec cette grâce, nous serions certainement capables de planter un arbre dans la mer ! L’arbre de la Croix, l’Arbre de Vie au cœur de toutes nos souffrances et de toutes nos épreuves, nous donnant espoir et force face à l’ennemi.

Cela rejoint ce que dit le prophète Habacuc dans notre première lecture lorsqu’il affirme que le juste vivra par sa fidélité. C’est une condition essentielle pour bien vivre notre foi, qui consiste à s’accrocher à Dieu contre vents et marées, à lui faire entièrement confiance, tout en sachant que cela ne nous protégera pas des épreuves qui sont inévitables, même si c’est notre désir le plus cher. La foi en Dieu nous aide avant tout à mieux accepter notre vie d’hommes et de femmes, et ainsi à affronter la vie et ses tempêtes avec la force de Dieu, tout en sachant profiter des jours ensoleillés de l’existence avec une profonde gratitude envers celui qui nous a donné la vie et nous appelle dans ses demeures éternelles.

Pour en témoigner, voici ce qu’une correspondante m’écrivait un jour, me racontant sa vie quotidienne à la lumière de sa foi en Dieu :

« La foi, m’écrivait-elle, c’est Jésus toujours à mes côtés pour me soutenir et me redonner courage quand j’ai envie de baisser les bras. La charité : c’est elle qui me permet de servir et accompagner la fin de vie de mon époux de 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer, avec amour après plus de 56 ans de vie commune. L’espérance ! Elle me fait espérer l’accueil miséricordieux de ce Dieu plein d’amour, auquel je crois, où nous serons définitivement réunis dans la paix. »

Voilà un bel exemple de cette foi forte et minuscule à la fois, dont Jésus parlait à ses apôtres. Une foi capable de surmonter tous les obstacles. Demandons au Seigneur de nous accorder une telle foi, une telle espérance et une telle charité, car, si nous ne sommes que de simples serviteurs, nous sommes sûrs que le Seigneur ne nous abandonnera jamais si nous mettons notre foi et notre confiance en Lui. Promesse de Jésus Christ.

Yves Bériault, O.P.

Homélie pour le 26e dimanche T.O.

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 16,19-31.
En ce temps-là, Jésus disait aux pharisiens : « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux.
Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d’ulcères.
Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères.
Or le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra.
Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui.
Alors il cria : “Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise.
– Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance.
Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous.”
Le riche répliqua : “Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père.
En effet, j’ai cinq frères : qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture !”
Abraham lui dit : “Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent !
– Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.”
Abraham répondit : “S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus.” »

COMMENTAIRE

Chez l’évangéliste Luc, cette parabole s’inscrit dans un contexte où Jésus s’en prend à l’amour des richesses qui rend aveugle, et où il invite ses auditeurs à ne pas servir deux maîtres, Dieu et l’argent, mais plutôt à se faire des amis avec ce qu’il appelle l’argent malhonnête.

Il ne faut pas s’y tromper. Le pouvoir et l’argent sont une religion qui compte des adeptes partout dans le monde et dont les villes saintes sont les capitales financières. Cette religion a ses temples : les banques et les places boursières. Souvent, les plus beaux édifices de nos villes lui sont consacrés. Elle a ses prédicateurs et ses évangélistes, et offre même l’exemple de ses témoins héroïques, souvent partis de rien, qui sont montés aux plus hauts sommets de la richesse et de la gloire. Ce sont les saints et les saintes de cette religion. Toutefois, on entend rarement parler de leurs vertus ou de l’exemplarité de leur vie. Dans cette religion, ce qui compte avant tout, c’est d’avoir réussi, c’est le succès, et parfois, quels qu’en soient les moyens. Cette religion est le plus grand adversaire de Dieu ; c’est la religion de Mammon.

Pour Jésus, l’argent n’a de sens que s’il est humanisé, que s’il permet de faire le bien, de faire le bien non seulement à nous-mêmes et à nos proches, mais à tous ceux et celles que Dieu place sur nos routes, devant le portail de nos maisons, car l’argent, les possessions, les talents, s’ils ne sont pas mis au service des autres, ne peuvent qu’endurcir le cœur. C’est le drame de l’homme riche.

À travers le personnage de Lazare, l’Évangile nous rappelle que Dieu est fidèle et qu’il veille sur nous, nous protège et nous soutient dans la nuit de nos épreuves, parce qu’il nous aime. La Parole de Dieu nous rappelle que le mal et le méchant ne peuvent pas triompher, en dépit des apparences. Elle nous invite, lorsque nous sommes au cœur de l’épreuve, à faire preuve d’une confiance absolue en Dieu, qui ne nous abandonnera jamais, pas même dans la mort. Voilà la première conversion à laquelle la parabole de Jésus nous invite.

Pour cet homme riche que nous sommes parfois, quand nous créons un gouffre d’indifférence entre nous et les pauvres de toute sorte, la Parole de Dieu nous dit ceci : écoute le cri de tes frères et de tes sœurs. Ne sois pas dur de cœur devant l’humanité qui est à ta porte. Entends l’indignation de Dieu devant les excès que l’on commet partout à l’endroit des pauvres et des démunis. Entends l’indignation de Dieu devant le gouffre grandissant entre pays riches et pays pauvres, entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien. Que cette indignation de Dieu soit aussi la tienne. Laisse-toi toucher par les autres. Ne pense pas qu’à ton seul bonheur. Ne remets pas constamment à demain ta générosité qui est sollicitée, car c’est maintenant que ton frère a faim, que ta sœur a besoin de toi. Voilà la deuxième conversion à laquelle la Parole de Dieu nous invite.

Par ailleurs, contrairement à l’époque de Jésus, le contexte de modernité et d’avancées technologiques dans lequel nous vivons, avec ses moyens de communication sans précédent, nous propulse en quelques secondes à l’échelle de la planète, où le cri des Lazare est démultiplié à l’infini. Il y a là de quoi donner le vertige. Le défi est de taille, mais son ampleur ne doit pas nous décourager.

En ce dimanche, la Parole de Dieu nous invite à nous convertir au désir de Dieu sur nous. Et tout comme les cinq frères de l’homme riche, nous avons nous aussi pour nous guider Moïse, les prophètes, et surtout la puissance de résurrection du Christ dans nos vies, qui est capable de changer nos cœurs et nous aider à combler cet écart entre nous et les pauvres qui attendent à notre porte. 

Si nous acceptons de faire un pas dans cette direction où Jésus nous invite, alors c’est une parabole vivante et nouvelle qui s’écrira dans nos vies : c’est Lazare qui sera invité à la table du riche ; c’est le riche qui pansera les plaies de Lazare ; c’est Lazare qui donnera à boire au riche. Il n’y aura plus ce pauvre et ce mauvais riche, mais deux frères qui marcheront ensemble avec la grâce de Dieu. 

Telle est la grande utopie de l’Évangile et si nous y croyons, c’est que le Christ nous y invite à la faire nôtre.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

Homélie pour le 25e dimanche (C)

Le sacrement du frère

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 16,1-13.
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant qui lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens.
Il le convoqua et lui dit : “Qu’est-ce que j’apprends à ton sujet ? Rends-moi les comptes de ta gestion, car tu ne peux plus être mon gérant.”
Le gérant se dit en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion ? Travailler la terre ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’aurais honte.
Je sais ce que je vais faire, pour qu’une fois renvoyé de ma gérance, des gens m’accueillent chez eux.”
Il fit alors venir, un par un, ceux qui avaient des dettes envers son maître. Il demanda au premier : “Combien dois-tu à mon maître ?”
Il répondit : “Cent barils d’huile.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu ; vite, assieds-toi et écris cinquante.”
Puis il demanda à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” Il répondit : “Cent sacs de blé.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu, écris quatre-vingts.”
Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté ; en effet, les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière.
Eh bien moi, je vous le dis : Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
Celui qui est digne de confiance dans la moindre chose est digne de confiance aussi dans une grande. Celui qui est malhonnête dans la moindre chose est malhonnête aussi dans une grande.
Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’argent malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ?
Et si, pour ce qui est à autrui, vous n’avez pas été dignes de confiance, ce qui vous revient, qui vous le donnera ?
Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. »

COMMENTAIRE

Luc est le seul parmi les quatre évangélistes à nous rapporter la parabole de l’intendant malhonnête. Ce n’est pas un hasard, car son évangile retient beaucoup d’épisodes de la vie de Jésus où dominent le souci du pauvre, la dénonciation des injustices, le danger des richesses. C’est ainsi que l’on retrouve chez Luc des enseignements de Jésus ignorés par les autres évangélistes. Pensons à la parabole du bon Samaritain, celle du publicain Zachée, du riche et du pauvre Lazare, la parabole du riche insensé qui veut tout engranger ses avoirs, sans oublier les célèbres paraboles de la miséricorde que sont celles de la brebis perdue, de la drachme perdue et du fils prodigue. C’est le poète italien Dante au XIVe siècle, qui disait au sujet de l’évangéliste Luc qu‘il était le « scribe de la mansuétude de Dieu. »

Dès les débuts du christianisme, et cela dans le prolongement des invectives des prophètes à l’égard des exploiteurs et des oppresseurs, comme le fait Amos dans notre première lecture, les Pères de l’Église ont été attentifs à cette question des inégalités sociales et de l’exploitation des plus pauvres, de l’indifférence à leur endroit. Pour traiter de cette question, ils ont employé une expression inédite, inspirée par l’action de Jésus lors de la dernière Cène, alors qu’il lavait les pieds de ses disciples au cours du dernier repas. Ils ont appelé ce geste de Jésus le « sacrement du frère », prolongement tout naturel du sacrement de l’Eucharistie.

Saint Jean Chrysostome, évêque de Constantinople, un homme réputé pour sa droiture et la qualité de sa prédication, mort en exil en l’an 401, a beaucoup développé ce thème, car il avait un grand souci des pauvres. Il affirmait que donner aux pauvres n’était pas un acte de charité, mais un acte de justice. Et dans une homélie célèbre, il disait :

Tu veux honorer le corps du Sauveur ? Ne le dédaigne pas quand il est nu. Ne l’honore pas à l’église par des vêtements de soie, tandis que tu le laisses dehors, transi de froid, et qu’il est nu. Celui qui a dit : Ceci est mon corps, et qui a réalisé la chose par la parole, celui-là a dit : Vous m’avez vu avoir faim et vous ne m’avez pas donné à manger. Ce que vous n’avez pas fait à l’un des plus humbles, c’est à moi que vous l’avez refusé ! » Honore-le donc en partageant ta fortune avec les pauvres : car il faut à Dieu non des calices d’or, mais des âmes d’or[1].

Pour saint Jean Chrysostome et les Pères de l’Église, on ne peut dissocier le sacrement de l’eucharistie du service du frère ou du pauvre. Le sacrement du pauvre est comme une extension de l’offrande que Jésus fait de lui-même. Il y a une continuité entre les deux actions et c’est pourquoi « nul ne peut recevoir dans l’Eucharistie le pardon et la paix de Dieu sans devenir un homme ou une femme de pardon et de paix. Nul ne peut partager le banquet eucharistique sans devenir un homme ou une femme de partage.[2] »

C’est dans cette voie que nous entraîne la parabole du gérant malhonnête. Jésus, avec la pédagogie qui est la sienne, a l’art de nous provoquer et de nous amener au-delà des images convenues et rassurantes. Bien sûr, il ne fait pas l’apologie de la malhonnêteté dans sa parabole, ou s’il le fait, c’est de nous inviter à tromper l’argent malhonnête, l’argent possessif, l’argent exploiteur, en lui donnant une direction toute contraire à sa finalité égoïste. En somme, Jésus nous invite à tromper le dieu argent, en nous faisant des amis avec l’argent malhonnête, en le donnant aux plus nécessiteux, de sorte que ces amis soient là pour nous accueillir quand nous serons introduits, au-delà de notre vie ici-bas, dans les demeures éternelles. Il est question ici du ciel et de notre salut.

Il vous est sans doute arrivé d’aller seul à une réception et une fois sur place de n’y reconnaître personne. D’être tout à coup comme un objet des plus anonyme et inintéressant au cœur d’une foule animée. Une telle expérience, sans être dramatique, est quand même celle d’une certaine solitude, tout comme il est possible d’être seul au cœur d’une foule immense. Jésus par sa parabole nous parle du rendez-vous ultime dans les demeures éternelles. Il veut nous faire comprendre qu’il y a une profonde unité entre nos vies ici-bas et la vie dans l’au-delà. Une profonde continuité.

La vie éternelle, et le voyage qui y mène sont déjà commencés. Nous sommes tous et toutes membres d’une communion qu’on appelle la communion des saints et notre avenir se construit déjà dans ce présent qui est le nôtre. Jésus, par sa parabole, vient nous rappeler que le sacrement du frère est au cœur de cette communion. Le ciel qui nous attend, cette vie éternelle avec Dieu, est un monde nouveau où ceux et celles que nous avons aimés nous seront rendus un jour, où tous ceux et celles que nous avons aidés, soutenus, accompagnés, seront là pour nous accueillir, alors que nous serons invités à notre tour à entrer dans la joie de notre maître.

Mais si nous voulons être reconnus, il faut pour cela avoir aimé nous dit Jésus, être allé au-devant des autres, avoir donné de soi-même, ne pas avoir mis un frein à notre générosité, ne pas avoir méprisé le pauvre. D’où l’urgence, nous dit Jésus, de nous faire des amis avec l’argent malhonnête, car ces amis sauront nous reconnaître et nous accueillir un jour. En aidant les plus démunis, l’argent trouve alors sa destination véritable et la plus noble, il est alors transfiguré en quelque sorte, car aider les pauvres n’est pas une question de charité, mais de justice !

Jésus nous présente dans sa parabole une clef pour notre salut : la générosité ! Demandons à Dieu en cette eucharistie de nous aider à vivre en vérité le sacrement du frère et de la sœur, car c’est ainsi que nous pourrons alors reconnaître dans l’autre cette intime présence du Christ qui nous attend, tout comme il nous attend dans son eucharistie.

Yves Bériault, o.p.
Dominicain. Ordre des prêcheurs

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[1] Sur Matthieu, Homélie 50, 3, PG 58, 508 ; cité dans O. Clément, Sources : Les mystiques chrétiens des origines, textes et commentaires, Stock, 1982, p. 109).

[2] O. Clément, Sources, p. 108. par Métropolite Daniel (Ciobotea) de Moldavie

La Croix glorieuse

Vous conviendrez avec moi qu’à première vue cette fête de la Croix glorieuse est quand même paradoxale, alors que nous glorifions un instrument de supplice ! Oui, la croix est un symbole puissant et terrible à la fois. La preuve en est que les chrétiens ont mis du temps à adopter cette croix comme signe visible de leur foi en Jésus Christ. 

Un peu d’histoire. La première représentation du Christ qui apparaît dans l’histoire n’a pas été celle de la croix, mais le poisson au IIe siècle. C’est qu’en grec le mot « poisson » s’écrit : IXΘYΣ, ou ichthus, et chacune des lettres grecques de ce mot forme un sigle où les initiés peuvent y lire : « Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur ». Un signe peu compromettant qui permettait alors aux chrétiens de se reconnaître entre eux alors qu’ils vivaient sous la menace constante de persécutions de la part des empereurs romains.

À la même époque, on retrouve dans les catacombes des fresques représentant la Dernière Cène et, plus tard au troisième siècle, Jésus sera représenté sous les traits du Bon pasteur portant une brebis sur ses épaules. Toujours pas de Christ en croix. Ce n’est qu’au IVe siècle que l’on voit apparaître la représentation de la croix pour évoquer la foi des chrétiens. Il aura donc fallu attendre plus de trois siècles avant de reconnaître dans la croix le signe visible de notre foi. Il n’était pas facile de placer cette croix au cœur même de notre foi en Jésus-Christ, scandaleux même que de mettre sa foi dans un crucifié. Pourtant, ce mystère va s’avérer incontournable pour nous jusqu’à ce jour. On ne peut échapper à la croix.

Les textes bibliques de ce jour viennent éclairer ce qui est au cœur de ce grand signe de notre foi. L’hymne aux Philippiens nous parle d’un mystère d’abaissement en Dieu, un Dieu qui se fait serviteur, qui se fait l’un de nous jusqu’au don de sa vie, jusqu’à prendre sur lui la mort elle-même. 

Tandis que dans l’évangile, Jésus nous parle de cette nécessité pour lui d’être élevé à l’image de ce serpent de bronze dans notre première lecture, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle.

La vénération de la croix ne vise donc pas à développer en nous une vision misérabiliste de notre condition humaine, et encore moins une glorification de la souffrance. Bien au contraire, la croix devient en Jésus le symbole de l’amour capable d’aller jusqu’au bout de lui-même, au-delà même de la souffrance. Cette croix fait office d’illustration, de symbole de notre condition humaine, elle agit comme un étendard au cœur de l’histoire du monde, un lieu d’identification, nous dévoilant ce que cela signifie d’être véritablement homme et femme sur cette terre. 

Mais c’est insensé, vous allez me dire. Moi, je veux être heureux, je veux m’épanouir, connaître une vie sans problème qui dépassera même mes plus folles attentes. Bien sûr, mais la Croix sera toujours au cœur de ce mystère de nos vies. Je m’explique.

C’est que le chemin des béatitudes dont nous parle Jésus dans son évangile, ce chemin du véritable bonheur, passe par la Croix, par une vie humaine capable de se donner en vérité comme le fait le Christ, une vie qui se fait toute ouverture au bonheur et au salut des autres, une vie capable d’aller jusqu’au bout d’elle-même et que notre foi en Jésus Christ rend possible. Mais c’est une aventure exigeante qui demande beaucoup de qui veut mettre le Christ au cœur de sa vie.

Alors que j’avais 29 ans… J’avais dû subir une opération au genou. À ma troisième nuit d’hospitalisation, alors que la douleur était encore vive, l’infirmière m’informa que je n’avais plus droit à l’antidouleur, puisque j’étais censé avoir dépassé le seuil critique de la douleur. Prise de compassion devant ma souffrance, cette infirmière accepta néanmoins de faire un passe-droit et elle me dit en me remettant mon médicament : « C’est que tu n’es pas habitué à la souffrance. » 

J’ai toujours été convaincu qu’une grande leçon de la vie m’avait été donnée à ce moment-là. Et cette leçon nous concerne tous alors que nous contemplons la croix du Christ.

Pour plusieurs des anciens parmi nous, dont je suis, nous venons d’un catholicisme qui a grandi dans la ouate, bien encadré, bien enrégimenté, de force ou de gré, à l’école, à l’église et en famille, où il était facile de croire. Une époque où l’on retrouvait une église, ou un couvent à tous les coins de rue ou presque. Mais les temps ont changé, et de nous sentir parfois étrangers dans notre propre société est devenu assez commun pour bien des chrétiens à travers le monde. Il nous est difficile de nous habituer à cette souffrance, à cette blessure. 

L’image du Christ en croix nous parle à la fois de fragilité, de souffrance, mais aussi de courage et d’abandon entre les mains de Dieu. Quand j’entends les histoires d’horreur du Moyen-Orient, entourant l’oppression des minorités chrétiennes, pour ne parler que de celles-ci, je me demande comment nous réagirions si nous avions à subir une telle persécution? Je me souviens de ce témoignage d’un chrétien de Mosul en Iraq, ville qui était alors occupée par l’État islamique, et qui faisait le commentaire suivant au sujet de la situation des chrétiens de sa ville : « Nous sommes confiants dans le Seigneur, disait-il. Il continue de nous murmurer à l’oreille : N’aie pas peur. »

Frères et sœurs, nous croyons que le Christ en croix transfigure chacune de nos actions dans cette secrète communion des saints qui nous unit à nos frères et nos sœurs en humanité. Pas une action, pas une parole dites au nom du Christ, au nom de cette charité qui nous saisit, qui ne soient sans conséquence sur le cours des événements de ce monde. 

Jésus nous invite à entrer avec lui dans ce quotidien qui se présente à nous avec son lot d’occasions de faire le bien. Il s’agit d’être bons là où Dieu nous appelle à être bons, charitables là où Dieu nous appelle à être charitables, patients, miséricordieux, assoiffés de justice, là où Dieu nous appelle, et où que cela puisse nous conduire… 

La croix de Jésus Christ pour nous est le lieu par excellence du service, du don de soi jusqu’au bout, ainsi que le lieu où s’exprime le mieux l’amour de Dieu pour nous. Notre dévotion n’est pas pour l’instrument de supplice, ce serait obscène, mais pour celui qui se tient debout dessus, vainqueur. C’est pourquoi nous la disons glorieuse cette croix de Jésus, car par elle, nous sommes guéris et sauvés, et ceux et celles qui acceptent de prier devant cette croix sont pour toujours transformés. 

C’est pourquoi, lors de la célébration du Vendredi saint, nous nous approchons de la croix afin de la toucher, de l’embrasser, et de signifier ainsi combien ce sacrifice du Christ compte pour nous, puisque c’est là que s’exprime le mieux le grand mystère de notre foi en Jésus Christ, « scandale pour les Juifs, folie pour les païens ». Amen.

Fr. Yves Bériault, o.p.