Porter sa croix. Homélie pour le 12e Dimanche du temps ordinaire. Année C.

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 9,18-24. 
Un jour, Jésus priait à l’écart. Comme ses disciples étaient là, il les interrogea : « Pour la foule, qui suis-je ? »
Ils répondirent : « Jean Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un prophète d’autrefois qui serait ressuscité. »
Jésus leur dit : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre prit la parole et répondit : « Le Messie de Dieu. »
Et Jésus leur défendit vivement de le révéler à personne,
en expliquant : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite. »
Il leur disait à tous : « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera.

COMMENTAIRE

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« Porter sa croix ! » Nous connaissons tous l’expression et c’est sans doute l’un des points communs les plus répandus entre tous les humains. Nous avons tous à porter notre croix un jour ou l’autre.

Mais d’où vient cette expression ? Elle existait bien avant Jésus. Nous savons que la crucifixion était un mode d’exécution très commun chez les Romains, en particulier pour les esclaves. Le condamné devait porter sa croix jusqu’au lieu de sa mise à mort. Quant à l’expression elle-même, elle signifie dans le langage populaire : persévérer dans l’épreuve, supporter avec patience les difficultés qui s’abattent sur nous.

Toutefois, l’expression « porter sa croix » a une portée beaucoup plus profonde dans l’évangile. « Porter sa croix » ne veut pas simplement dire pâtir en attendant que l’épreuve soit passée. Cette expression revêt un caractère plus volontaire et plus dynamique dans la bouche de Jésus, car elle est indissociable de sa mission et de son identité. C’est pourquoi il sent le besoin de faire une mise au point avec ses disciples. Mais il est important de connaître le contexte de cette confidence de Jésus pour en saisir toute la portée.

Cette scène survient après la multiplication des pains. Un prodige extraordinaire qui propulse la renommée de Jésus. Tous le cherchent ; tous veulent manger de ce pain ; tous recherchent ce faiseur de miracles. Jésus, lui, s’est retiré à l’écart de la foule et il prie son Père. Il s’entretient sûrement avec lui de sa mission et au sortir de cette prière, il va interroger ses disciples. À n’en pas douter, Jésus est soucieux, inquiet même. Il vit sans doute une grande solitude pour interroger les siens comme il le fait.

« Pour la foule qui suis-je ? » Comme il peut paraître étrange que Jésus, lui le Messie, le Fils de Dieu, porte une préoccupation aussi humaine, aussi terre à terre, que de demander à ses disciples ce que la foule pense de lui. La suite de cet échange ne fait que renforcer cette impression puisque Jésus se permet même d’insister en leur demandant : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »

Bien sûr, on pourrait se limiter à ne voir dans cet épisode évangélique, qu’une belle leçon de pédagogie où Jésus instruit ses disciples, tel un bon professeur, en les engageant, par une série de questions, à découvrir qui il est véritablement. Mais croire que Jésus est le Messie n’est pas ce qu’il y a de plus exigeant pour la foi des disciples. On l’attendait depuis tellement longtemps ce Messie. Et si c’était lui le Roi puissant envoyé par Dieu pour libérer Israël ? Par contre, croire en un Messie souffrant comme l’annonçait le prophète Zacharie, voilà qui a de quoi bouleverser les disciples et mettre leur foi à l’épreuve. Sont-ils prêts à entendre cette vérité ?

La question de Jésus est donc fondamentale et elle nous dévoile la grande intimité qui existe entre lui et ses disciples. Ce sont ses amis, et Jésus veut savoir ce qu’ils pensent de lui. Ses disciples vont-ils accepter de le suivre s’il ne répond à leurs attentes ? Cette préoccupation de Jésus se retrouve ailleurs dans les évangiles. Rappelez-vous cette scène où certains disciples abandonnent Jésus à cause de son enseignement, et où ce dernier demande aux disciples qui restent : « Allez-vous partir vous aussi ? »

L’évangile de ce jour évoque ce même drame qui sans cesse vient hanter Jésus. L’incompréhension des foules, le refus de sa personne, le détournement du sens de sa mission. Jésus veut s’assurer que ses disciples ne se méprennent pas quant à l’issue inévitable de son combat en faveur des pauvres et des humiliés, des accablés et des pécheurs. C’est pourquoi il évoque cette croix qui se profile à l’horizon et tout le drame qui va se jouer autour d’elle. Mais les disciples ne peuvent pas encore comprendre.

Par ailleurs, cette conversation entre Jésus et ces derniers soulève une question fondamentale. Pourquoi Jésus s’entoure-t-il de disciples ? Pourquoi est-ce si important pour lui que nous soyons là ? Qu’est-ce que nous pouvons bien apporter au Christ qu’il ne peut accomplir par lui-même ?

Un constat s’impose : Jésus ne peut s’engager seul dans ce don de lui-même. Aussi étonnant que cela puisse paraître. Il a besoin de nous. Il a besoin que nous portions la croix de sa mission avec lui et que nous marchions à ses côtés. Saint Paul va dire dans la lettre aux Colossiens (1, 24) « que nous achevons dans notre chair ce qui manque aux souffrances du Christ ». Ce passage paraît bien étrange, mais il s’éclaire avec l’évangile de ce jour.

Le Christ, depuis sa résurrection, poursuit sa mission dans le monde à travers la vie de tous ceux et celles qui mettent leur foi en lui. Les combats que nous menons pour l’évangile, nos luttes pour le bien, pour la justice, pour la vérité, sont un prolongement même de la vie du Christ, parce que nous sommes intimement liés à son souci pour le monde par notre baptême. C’est pourquoi saint Paul dira aux Galates, que nous avons revêtu le Christ. Et si nous avons revêtu le Christ, nous ne pouvons que nous engager à sa suite quand il dit du disciple : « qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive. »

Cela veut dire que le seul amour qui soit digne de nous, c’est d’aimer avec le Christ, en partageant sa passion pour le monde, et en étant habités par cette invincible espérance que la charité est possible, même là où il y a la haine, l’exclusion et le mépris de l’autre ; même là où Dieu n’est pas reconnu, là où il est bafoué, humilié et rejeté. Et parce que nous croyons que le Christ est ressuscité, nous préparons déjà avec lui ces temps nouveaux qu’il a inaugurés.

C’est le moine trappiste, Christian de Chergé, assassiné avec six de ses frères en Algérie, qui disait dans l’une de ses dernières homélies : « l’espérance est une attitude qui nous fait habiter aujourd’hui l’au-delà de la mort », dans une communion avec l’autre qui nous rend responsable de lui, même au risque d’y laisser sa vie. Le dominicain Mgr Claverie, évêque d’Alger, assassiné la même année que les moines de Tibhirine, affirmait quant à lui que la mort ne peut rien nous ravir quand l’amour a tout donné. Elle est là l’espérance des disciples, et entrer dans ce combat, c’est porter sa croix avec le Christ.

C’est être convaincu que Dieu le premier espère en nous, qu’il a besoin de nous, et qu’il nous demande d’être là avec lui dans les marges de l’humanité, dans la vie de tous les jours, afin d’y porter un message d’espoir qui sera un témoignage à la grandeur de la vie humaine, ainsi qu’à sa destinée. C’est à cette présence prophétique dans le monde que les disciples sont appelés. Et c’est dans ce don de lui-même que Jésus veut nous entraîner, lui le grand vainqueur de la mort.

C’est pourquoi, quand il demande à ses disciples : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Il ne nous demande pas une définition de sa personne. Il nous invite tout simplement à le connaître, à l’aimer, afin de pouvoir donner un témoignage vivant et vrai de qui il est pour nous. Et c’est ainsi que nous serons véritablement les disciples du Christ. Que ce soit notre joie ! Amen.

fr. Yves Bériault, o.p.