À l’heure où plusieurs s’interrogent quant à la pertinence de maintenir un clergé célibataire, alors que les besoins des communautés chrétiennes se font criants, il me paraît d’une extrême importance de dégager le sens du célibat consacré, et de la chasteté qu’il sous-tend, dans le contexte de la vie religieuse. Mon propos ici n’est pas de me prononcer quant à la question d’un clergé marié ou non, mais plutôt de mettre en évidence le voeu de chasteté pour lui-même et de tenter d’en comprendre le dynamisme. Même si un jour des hommes mariés étaient admis au presbytérat, il restera toujours cette réalité des religieux et des religieuses pour qui le voeu de chasteté est une composante intrinsèque de leur engagement. Il est possible d’imaginer un clergé marié, mais la vocation des religieux et des religieuses ne pourra jamais se définir sans cette référence aux trois conseils évangéliques qui la déterminent, et plus particulièrement le voeu de chasteté.
Dans un article précédent (cf. Obéir à Dieu, à soi-même et au monde), je rappelais que saint Thomas d’Aquin avait défini le voeu d’obéissance comme étant le plus important des trois voeux et qu’il conditionnait les voeux de pauvreté et de chasteté. Mais cette affirmation a besoin d’être saisie avec beaucoup de nuances à une époque où la primauté de l’individu et sa liberté personnelle occupent une place tellement prépondérante dans la conception de nos sociétés post-modernes. Moins que par le passé, la tentation demeure néanmoins présente chez certains à réduire la vie religieuse ou le célibat, à une simple question de devoir, comme si un impératif moral déterminait le choix de ceux et de celles qui s’y engagent. Bien des vocations se sont vécues difficilement dans le passé, à cause d’un choix mal éclairé, influencées souvent par des pressions sociales ou ecclésiales, insistant surtout sur une certaine obligation à répondre à « l’appel », ou encore jouant de manière culpabilisante quant au risque de dire non à Dieu ! D’ailleurs, toute cette notion d’appel de Dieu aurait besoin d’être renouvelée afin de présenter aux personnes en quête vocationnelle ce qui est vraiment au coeur de l’appel à la vie religieuse : une invitation où le sujet de l’appel trouve son bonheur et non pas une contrainte où il se perd.
Le « viens suis-moi! » de Jésus, lorsqu’il invite ses apôtres à le suivre, est sans doute ferme et sans hésitation, mais il ne peut certainement pas s’agir d’un ordre péremptoire ne laissant aucun choix aux personnes interpelées! Les disciples qui ont répondu à l’invitation de Jésus étaient libres de le faire, et ils ne devaient certainement pas suivre Jésus sans une certaine fascination à son endroit, sans être saisis par le mystère de sa personne et de son message. Et c’est là un point de départ important pour bien comprendre le voeu de chasteté. Car ce vœu est certainement celui qui rejoint le plus la personne dans la totalité de son être, tant dans sa quête de sens que dans ses désirs et ses besoins les plus intimes. Il faut sérieusement se demander quelle force est capable de mobiliser totalement une personne, et ce, pour toute sa vie, en l’engageant dans un célibat et une chasteté absolus?
Bien des témoignages d’engagements au célibat font état de cheminements ayant amené des personnes à se donner au nom d’un idéal social et communautaire, au nom d’un altruisme voulant se mettre au service de l’humanité. L’on entend aussi certaines justifications pour le célibat des prêtres faisant valoir leur plus grande disponibilité pour le service de l’Église. D’autres personnes encore se sont engagées parce qu’elles ont été marquées par des témoins, par de grandes figures d’Église. Elles voient en ces témoins des modèles sur lesquels elles veulent conformer leur vie.
Bien que tous ces motifs soient valables en soi et puissent jouer un rôle déterminant dans le choix d’une vocation religieuse, ils ne peuvent constituer le motif fondamental d’une vie entièrement vouée au célibat. Il y a risque de s’enfermer dans une certaine idéologie de l’engagement quand le choix pour la vie religieuse ne fait pas aussi appel à tout ce qui constitue le dynamisme d’une personne, tant au plan spirituel, qu’au plan affectif. Car il manque une dimension fondamentale aux motifs d’engagement évoqués jusqu’à maintenant : la dimension relationnelle avec le Christ, qui seule peut fonder la vocation religieuse.
Qu’est-ce qui détermine la décision des disciples à suivre le Christ dans les évangiles si ce n’est une rencontre personnelle avec lui ? Une rencontre où le disciple est saisi par la personne de Jésus, où il est fasciné et où il se sent aimé par lui. Rappelons-nous la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche : « Et Jésus se mit à l’aimer » . Ou encore lorsqu’il rencontre Pierre après sa résurrection sur la rive du lac Tibériade et lui demande : « Pierre, m’aimes-tu ? » . Nous sommes ici au coeur de l’expérience spirituelle chrétienne, qui consiste en une foi vive en l’amour de Dieu pour nous, où l’amour appelle l’amour. Cette expérience de réciprocité est une composante fondamentale dans le choix que fait une personne pour la vie religieuse. Un engagement pour la vie ne peut être fondé que sur l’amour.
Naturellement, tous les chrétiens sont appelés à faire cette expérience. Elle n’est pas l’apanage exclusif des religieux et des religieuses. Mais cette expérience constitue un terreau fondamental dans l’appel à la vie religieuse, et plus particulièrement pour le voeu de chasteté. Car le voeu de chasteté doit être source d’équilibre et d’épanouissement pour la personne qui s’y engage. Il ne peut donc reposer uniquement sur des théories ou sur un activisme social. Il doit permettre au religieux et à la religieuse de se réaliser, non seulement spirituellement, mais aussi dans toute sa vie psychique et affective, et ainsi trouver son bonheur dans la vie religieuse. Pour cela le Dieu de Jésus-Christ doit être son tout et mobiliser toutes ses énergies.
Le plus grand idéal social ne suffira jamais à donner toute sa profondeur à la vie religieuse si l’amour de Dieu, l’expérience d’être saisis par lui, ne sont pas présents chez celui ou celle qui s’y engage. C’est parce qu’il se sent interpelé par le mystère d’un tel amour, ou encore parce qu’il le pressent, qu’un aspirant à la vie religieuse peut choisir de renoncer à l’amour d’une autre personne, et ce, pour toute la vie. Il y a quelque chose d’exclusif dans le fait d’aimer, et cette dynamique se retrouve tout aussi bien dans le voeu de chasteté que dans l’engagement au mariage. Le religieux ou la religieuse sera chaste non pas parce qu’il en a fait le voeu, mais parce que l’amour vrai requiert la fidélité et l’engagement. Celui ou celle qui en est épris veut y consacrer toute sa vie et toute sa personne. C’est le défi de tout mariage et c’est aussi le défi de toute vie religieuse. Chacun de ces engagements en Église, qu’il s’agisse du mariage ou de la vie religieuse, est un appel à aimer, et le voeu de chasteté, tout comme le fait le mariage, consacre dans l’amour. Il implique le choix de Dieu comme fin absolue de son existence en lui offrant toutes ses ressources, tout son être, dans la suite du Christ.
Afin de bien comprendre la pertinence de la vie religieuse, il nous faudra redécouvrir tout l’importance de l’aspect éminemment personnel de l’appel à la vie religieuse. Un appel qui est une invitation en toute liberté, à tout laisser pour suivre le Christ. Un appel à se donner et à se réaliser dans le monde par un engagement de sa personne avec le Christ et pour le Christ. Ce choix trouve sa véritable authenticité lorsqu’il est fait dans la liberté et dans la joie, lorsqu’il est accueilli à la fois comme un don et comme un appel de la part de Dieu. Et au coeur de cet appel, le voeu de chasteté met tout particulièrement en relief la dimension intime et personnel de la suite du Christ.
« Qui peut vivre sans affections ? » demande saint Augustin dans son commentaire du psaume 76, où il développe sa notion de délectation en Dieu. Il poursuit ainsi : « Pensez-vous, frères, que ceux qui craignent Dieu, honorent Dieu, aiment Dieu, n’aient pas d’affections? » (In Ps. 76, 1; PL, 36, 278). « L’homme ivre se réjouit, et le juste ne se réjouirait pas ?… » (In Ps 57, 22; ibid, 691). Pour Augustin, Dieu surpasse infiniment sa création, et c’est pourquoi il est en lui-même la véritable délectation: « Il y a une volupté dans le Seigneur, qui est le vrai Sabbat et le vrai repos… », dit Augustin. « Qui peut délecter autant que Celui qui a fait tout ce qui nous délecte? » (In Ps 32, 2,6; ibid 281). Cette délectation est au coeur même de la vie chrétienne et fonde, par le fait même, l’appel à la vie religieuse. Tout au long de l’histoire de l’Église, des hommes et des femmes ont été saisis par Dieu au point de se dessaisir d’eux-mêmes afin de suivre le Christ obéissant, pauvre et chaste. Cette aventure spirituelle demeure toujours actuelle.
Parmi les trois conseils évangéliques, le vœu de chasteté est sans doute celui qui met le plus en évidence cette dimension de l’amour chez celui ou celle qui s’engage dans la vie religieuse. D’ailleurs, n’est-ce pas ce vœu, parmi les trois vœux, qui suscite le plus d’incompréhension de la part de nos contemporains? En effet, le vœu de chasteté, s’il est déterminé par le vœu d’obéissance comme l’affirme saint Thomas d’Aquin, l’est uniquement en ce sens où l’obéissance réside avant tout dans la capacité à entendre l’appel qui vient de Dieu et à y répondre librement, avec tout son coeur. La véritable obéissance est amour, puisqu’elle est le don total et volontaire de soi-même au nom de l’Évangile et par amour pour Dieu. Et le vœu de chasteté est celui qui met le plus en évidence la radicalité du choix du Christ comme unique compagnon de route.
Au coeur de la vie religieuse, il y a cette réalité sublime que Thérèse de l’Enfant-Jésus décrivait avec une simplicité désarmante pour parler de sa vocation. Elle disait « un amour m’appelle » . Tout est dit ici ! Nous touchons à l’essence même du vœu de chasteté, et de la vie religieuse elle-même, lorsque nous le comprenons tout simplement comme une réponse à l’amour de Dieu qui appelle! C’est dans cet amour que s’enracine le vœu de chasteté, où toute vie consacrée trouve son fondement ainsi que sa raison d’être. Un amour offert à tous, également et sans exception, mais qui appelle certaines personnes à en témoigner à la face du monde en s’y consacrant totalement, exclusivement, afin d’annoncer à tous et à toutes que cet amour de Dieu pour nous est tellement sublime et insurpassable, qu’une personne peut sans hésitation fonder toute son existence sur lui.
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Yves Bériault, o.p., « Réflexion sur les vœux », in La vie des communautés religieuses, mars-avril 2004, pp. 92-102. Sur le site, appelé: « Pauvres comme lui, riches comme lui ».
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Comment donc expliquer que jusqu’en l’an 1100, les prêtres étaient mariés.
Comment se fait-il que pendant plus de mille ans, le clergé ignorait les bons mots que vous venez d’écrire.
Pourquoi au lieu de l’abstinence sexuelle, le clergé ne fait-il abstinence tout court. Pain sec et eau marqueraient un superbe détachement des choses matérielles que vous décrivez si bien.
Bien sur cela nous priverait de l’image du missionnaire ventripotent prêchant pour ses missions.
Car en effet si les prêtres n’ont plus pu se marier (aux environs de l’an 1100) c’est tout simplement pour que leurs enfants n’héritent pas des biens de l’église. La religion est tellement belle sans les Eglises et leur soif de contrôle.
L’homme partout dans le monde et aussi loin que remonte son histoire a démontré une soif de surnaturel, un besoin de croire ou de reconnaître un être supérieur. C’est impossible à nier quoique qu’un pourcentage d’humains vit très bien sans cette « croyance ». Ce besoin, c’est soif n’ont par contre nullement besoin d’Eglise. Les Eglises – toutes – recherchent la main mise sur nos vies et sont aujourd’hui comme par le passé la raison fondamentale de beaucoup de guerres dans le monde. Les hommes tuent plus au nom de leur « Eglise » qu’ils ne le font pour toute autre raison.
Quel piteux résultat.