Anne Philippe : Oui à la mort – Oui à la vie

gogh_irisJe ne me rappelle plus le jour où pour la première fois j’ai senti que tout n’était pas irrémédiablement perdu. Est-ce un sourire d’enfant qui m’a réveillée ou un signe de tristesse démasqué là où je ne voulais pas en voir ? Un sens de la responsabilité? Avais-je enfin épuisé le désespoir?

Peut-être me suis-je simplement prise au jeu de la vie. La vérité a tant de facettes qu’il m’est impossible de préciser comment j’ai repris pied. Un jour, je me suis aperçue que j’avais cessé de n’être qu’une façade. J’existais, je respirais.

Je voulais à nouveau agir sur les événements. Lentement, je me ressaisissais et je voyais ce qui restait de moi. C’est alors que j’ai commencé à ne plus subir la solitude, mais à me laisser apprivoiser par elle…

Jamais je n’avais regardé la mort avec autant de désinvolture qu’au temps du bonheur. Vivre ou mourir m’était alors presque indifférent. A présent, la mort me préoccupait. J’y pensais en traversant la rue, en conduisant une voiture. Un rhume risquait de se transformer en congestion, un léger amaigrissement signifiait peut-être une maladie grave. Je sortais de mon engourdissement pour entrer dans ce monde à vif que j’avais redouté et où tout, je ne savais pour combien de temps, me blessait. Je me souviens de l’émotion qui m’avait saisie, Porte de la Villette, à la vue d’un camion chargé de chevaux qui allaient vers l’abattoir.

Ces condamnés, même ceux-là, me ramenaient à toi. Un soir, dans l’autobus, j’étais restée hypnotisée par une petite tête de mort en ivoire qui se balançait au bout d’une chaîne d’or ; la fille qui la portait était jolie, très jeune, les yeux faits et les lèvres pâles, mon regard arrachait sa chair pour découvrir son ossature et je voyais deux têtes de mort auxquelles se substitua celle qui me hantait (…).

Tu fus mon plus beau lien avec la vie.

Tu es devenu ma connaissance de la mort.

Quand elle viendra, je n’aurai pas l’impression de te rejoindre, mais celle de suivre une route familière, déjà connue de toi.
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Source : Anne Philippe. Le temps d’un soupir. Julliard, pp. 96-99)

Antoine de Saint-Exupéry : Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort

monet_bassin1Saint-Exupéry a célébré ces morts d’autrefois au village, simples relais dans l’histoire d’une lignée qui, elle, ne mourait pas. Une vie avait donné fruit. Elle s’effaçait en léguant son exemple. Les fils et les filles de la ferme mûriraient à leur tour leurs enfants en même temps que leur propre mort. Mais chacun de nous, à sa place, ne peut-il pas vivre une vie donnée ?

Quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens à la vie, donne un sens à la mort.

Elle est si douée quand elle est dans l’ordre des choses, quand le vieux paysan de Provence, au terme de son règne, remet en dépôt à ses fils son lot de chèvres et d’oliviers, afin qu’ils le transmettent, à leur tour, aux fils de leurs fils. On ne meurt qu’à demi dans une lignée paysanne. Chaque existence craque à Sun tour comme une cosse et livre ses graines.

J’ai coudoyé, une fois, trois paysans, face au lit de mort de leur mère — et certes, c’était douloureux — Pour la seconde fois était tranché le cordon ombilical. Pour la seconde fois, un nœud se défaisait : celui qui lie une génération à l’autre. Ces trois fils se découvraient seuls, ayant tout à apprendre, privés d’une table familiale où se réunir aux jours de fête, privés du pôle en qui ils se retrouvaient tous. Mais je découvrais aussi, dans cette rupture, que la vie peut être donnée pour la seconde fois. Ces fils, eux aussi, à leur tour, se feraient têtes de file, points de rassemblement et patriarches, jusqu’à l’heure où ils passeraient, à leur tour, le commandement à cette portée de petits qui jouaient dans la cour.

Je regardais la mère, cette vieille paysanne au visage paisible et dur, aux lèvres serrées, ce visage changé en masque de pierre. Et j’y reconnaissais le visage des fils. Ce masque avait servi à imprimer le leur. Ce corps avait servi à imprimer ces corps, ces beaux exemplaires d’hommes. Et maintenant, elle reposait brisée, mais comme une gangue dont on a retiré le fruit. A leur tour, fils et filles, de leur chair, imprimeraient des petits d’hommes. On ne mourait pas dans la ferme. La mère est morte, vive la mère !

Douloureuse, oui, mais tellement simple cette image de la lignée, abandonnant une à une, sur son chemin, ses belles dépouilles à cheveux blancs, marchant vers je ne sais quelle vérité, à travers ses métamorphoses. Fin de l’article

(Antoine de Saint-Exupéry. Terre des hommes. Gallimard, Pléiade. 1939. p. 257)

Source : Célébrer la mort et les funérailles, Desclée, 1980.