Abraham est l’un des personnages majeurs de l’Ancien Testament, et son histoire nous est bien connue, tout particulièrement le récit du sacrifice d’Isaac, qui a le don de nous provoquer à cause de l’image terrifiante de Dieu qui s’en dégage. Pourtant, ce n’est pas là le visage de ce Dieu Père que Jésus vient nous révéler. En rester à cette image insoutenable de Dieu, qui prend plaisir à nous mettre à l’épreuve, serait faire non seulement une lecture fondamentaliste du sacrifice d’Isaac, mais ce serait en faire une lecture païenne.
Les récits bibliques, avant d’être l’exposé d’événements historiques, sont souvent des enseignements porteurs de grandes vérités sur Dieu et sur nous-mêmes. Et si ces récits s’écartent de l’exactitude journalistique d’un reportage, ils sont néanmoins théologiquement vrais en ce qu’ils nous révèlent de Dieu et de nous-mêmes. La Bible, c’est à la fois l’histoire du dévoilement progressif de Dieu qui veut se faire connaître de nous, et c’est aussi l’histoire de notre propre recherche de Dieu. C’est ce qu’évoque un passage du psaume 26 qui nous est proposé comme antienne d’ouverture pour ce dimanche. Le psalmiste s’écrie : « Je cherche ton visage Seigneur, je le recherche; ne détourne pas de moi ta face. »
Cette prière ne pouvait qu’habiter le cœur d’Abraham, celui qu’on appelle le père des croyants, et qui, le premier, met sa foi dans le Dieu unique. Mais Abraham ne connaît pas vraiment le Dieu qui l’appelle. Le récit du sacrifice d’Isaac constitue une étape déterminante dans cette rencontre de ce Dieu en qui Abraham a mis sa foi, et ce, dans une culture où l’on offrait souvent en sacrifice son premier-né aux divinités.
Le Dieu d’Abraham, s’il demande la remise totale de nos vies entre ses mains, représentée ici par Isaac, n’est pas un Dieu qui demande des sacrifices humains. À Abraham, il est proposé de reconnaître qu’Isaac, le fils de la promesse, est un don de Dieu. Et Abraham fait l’expérience qu’on ne peut véritablement entrer dans la dynamique du don reçu qu’en le remettant à Dieu, qu’en reconnaissant que tout vient de Lui, que le fruit de nos travaux et de nos luttes reste toujours fondamentalement un don de Dieu.
Par analogie, je pense à l’exemple du baptême d’un enfant. Chaque fois qu’un enfant est baptisé, il y a ce moment fort émouvant à la fin de la liturgie, où j’entoure l’autel avec la famille pour prier ensemble le Notre Père. L’enfant est alors déposé sur cet autel, comme une offrande, comme un don fait à Dieu, comme on le fait pour le pain et le vin lors de l’eucharistie.
Par ce geste, nous reconnaissons que Dieu est non seulement l’auteur de la vie, mais que toute vie lui appartient, et qu’elle ne peut véritablement s’accomplir que si elle lui est confiée. Voilà l’offrande que Dieu demande à Abraham. Le reste de l’histoire, avec son style propre aux contes orientaux, n’est là que pour évoquer le passage, la conversion que Dieu demande à Abraham. Il doit quitter le monde des idoles et des sacrifices humains afin d’entrer dans la dynamique du sacrifice spirituel. C’est la remise à Dieu de toute sa vie qui est demandée à Abraham.
Rappelez-vous, quand Dieu lui apparaît la première fois et lui demande de quitter son pays, Abraham fait confiance et il part vers l’inconnu. C’est là une illustration très évocatrice de chacune de nos vies. Nul d’entre nous n’aurait pu tracer le parcours de la vie qui l’attendait quand nous étions enfants, adolescents ou encore jeunes adultes. Nous portions des rêves, des projets, le monde nous souriait, et sans nécessairement chercher à accomplir de grandes choses, nous voulions tous être heureux. Peu à peu, notre vie d’adulte a pris son envol avec ses joies et ses peines, ses réalisations et ses déceptions.
Aucune vie n’est à l’abri de l’épreuve, mais le véritable secret d’une vie réussie, c’est de pouvoir la recevoir comme un don de Dieu, un don qu’il nous faut sans cesse remettre entre les mains de Dieu. L’offrir à Dieu avec ses grandeurs et ses misères, afin de réaliser en nous le répons du psaume de ce dimanche qui évoque la foi d’Abraham : « Je marcherai en présence de Dieu sur la terre des vivants. » Quoi qu’il m’arrive.
Le récit d’Abraham et de son fils Isaac évoque aussi pour nous chrétiens et chrétiennes, le don que nous fait le Père en son Fils, où c’est Dieu lui-même qui se remet entre nos mains. C’est là le contexte du récit de la Transfiguration qui survient après que Jésus eût annoncé sa passion à venir. Nous y voyons Jésus en marche vers Jérusalem et qui à l’image du fils Isaac entre dans ce mystère d’abandon entre les mains du Père.
Sa mort se profile déjà à l’horizon et les disciples sont incapables d’accepter le destin tragique qui attend leur maître. L’événement de la Transfiguration servira donc de rappel aux disciples, après la mort de Jésus, afin qu’ils comprennent que sa passion le conduisait à la gloire de la résurrection; afin qu’ils se souviennent de cette voix du Père proclamant dans la nuée : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le. »
Cette lumière du Christ, qui illumine les trois apôtres sur le mont de la Transfiguration, est déjà une anticipation de la gloire de Jésus qui se révélera le matin de Pâques. C’est cette même lumière intérieure qui est donnée lors du baptême et qui est évoquée lorsque l’on remet un cierge au nouveau baptisé, en lui disant : « Sois illuminé! Reçois la lumière du Christ. »
À la fin du récit de la Transfiguration, Jésus nous invite à redescendre dans la plaine avec lui. Tout comme l’a fait notre père Abraham, nous sommes invités à quitter nos pays de solitude et à marcher courageusement avec le Christ dans la foi, sûrs de la présence de Dieu et de sa force au cœur de nos vies. Comme l’affirme saint Paul dans sa lettre aux Romains : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas refusé son propre Fils, il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il avec lui ne pas nous donner tout ? »
Yves Bériault, o.p.
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